Illégitimes, le livre de Nesrine Slaoui sur "ceux qui sont confinés en permanence"
Un témoignage puissant sur son parcours de "transfuge de classe", des HLM du Vaucluse aux bancsde Sciences Po Paris.
Illégitimes
Richard Dumas / Fayard "Illégitimes", de Nesrine Slaoui sort le 6 janvier chez Fayard.
“Un vélo rose est couché sur son flanc gauche comme si son propriétaire s’était vite enfui à l’annonce d’une apocalypse. Le temps est figé.”
Ainsi pourrait débuter le livre de Nesrine Slaoui, Illégitimes, sorti le 6 janvier 2021 chez Fayard. Ces mots n’interviennent qu’à la 39e page, pour décrire avec ses yeux de journaliste parisienne le premier confinement de mars 2020 qu’elle a choisi de passer chez ses parents, dans le Vaucluse, là où elle a grandi.
C’est là qu’est né ce livre. Un récit bouleversant sur la difficulté d’être une femme, issue de milieu populaire et d’origine marocaine, “banlieusarde de campagne” qui avait “une revanche à prendre” après que l’un de ses professeurs lui ait dit un jour que Sciences Po, ce n’était “pas pour elle” et qui a vécu trop de discriminations, “de racisme et de sexisme”.
“Je suis un bug dans la matrice”
“C’est une ville où les trains ne circulent plus. Depuis des décennies. Seuls des bus relaient la sous-préfecture du Vaucluse au reste de la région”, a-t-elle préféré écrire, en ouverture de ce texte court et bien ficelé pour nous plonger dans la Provence de son enfance, zone périurbaine où les HLM côtoient la verdure et les maisons luxueuses. Département où les gilets jaunes en hiver laissent la place aux touristes et artistes du monde entier l’été et où le Rassemblement national fait des scores à deux chiffres.
Au fil des pages, Nesrine Slaoui nous emmène dans un voyage. Un voyage imprévu, un “bug dans la matrice”, comme elle le dit elle-même pour évoquer sa situation de ce qu’on appelle aujourd’hui “transfuge de classe” et qu’on aurait nommée autrefois “l’ascension sociale” si celle-ci n’était pas en panne. ”Je suis une miraculée de la reproduction sociale, un accident, une erreur sociologique”, écrit-elle, consciente d’être une exception, “La méritocratie reste un fantasme. L’inégalité des chances, l’inégal accès à l’éducation reste la norme”, dépeint-t-elle statistiques à l’appui.
“J’ai dû apprendre à me tenir autrement pour entrer à Sciences Po”
Des tours de la cité Saint-Joseph d’Apt où elle dévorait des livres la nuit dans les toilettes du petit appartement familial jusqu’aux bancs de Sciences Po Paris, l’école de journalisme où elle a été reçue quelques années plus tard, à côté de la vitrine brillante de Sonia Rykiel devant laquelle elle passait chaque matin “avec une certaine fierté”. Deux rives, deux mondes opposés qu’elle a tenté de concilier. “J’ai découvert que j’appartenais à la classe populaire quand je suis entrée dans la classe dominante”, résume celle qui a eu autant de difficultés à démontrer à sa mère “qui n’a jamais rien voulu entendre de ces histoires de domination” qu’ils étaient “pauvres” mais “pas miséreux”, qu’à se faire une place au sein de l’élite. “J’ai dû changer de style vestimentaire, gommer mon accent du sud et apprendre à me tenir autrement pour entrer à Sciences Po”, rapporte-t-elle encore.
“Ceux que l’on nomme les transfuges de classe font, en réalité, des allers-retours permanents entre ces deux mondes toute leur vie. Ils sont les témoins, les cibles privilégiées, de la violence de classe”. La “violence de classe”, elle se ressent tout au long du livre et se résume en trois phrases parsemées au fil du récit sans qu’on s’y attende.
“Violence de classe”
Celle d’une cliente quand elle travaillait à la caisse d’un supermarché qui lance à son fils, devant elle, “comme si j’étais invisible “ : “ Tu vois, il faut absolument que tu étudies pour ne pas finir comme cette femme”. Puis, celle d’un étudiant de Sciences Po Grenoble, en première année: “Nesrine, tu as pris la place de ma sœur”, pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas, à ses yeux, sa place dans cet établissement.
Celle enfin d’un autre étudiant de la même école qui, apprenant son admission à Sciences Po Paris lance devant tout le monde: “Elle a été admise parce que c’est une femme rebeu et qu’elle est jolie. La société recherche ce genre de profil”. “Le concours était anonyme. Ils cherchent toujours des raisons...”, ajoute-t-elle aujourd’hui, sans animosité.
Avec son œil et sa plume de journaliste, Nesrine Slaoui fait des allers-retours entre le Maroc rural où elle enquête sur les origines de sa famille et le monde ouvrier français de ses parents, maçon et femme de ménage. De leur travail et leur abnégation, elle retient surtout les marques sur le corps qui s’abîme trop vite, à la manière d’Édouard Louis dans Qui a tué mon père? (Seuil, 2018), le mépris de certains soignants face au corps blessé de son père, Arabe parlant mal le français, auquel on ne prête pas attention et les mains de sa mère, “fripées par l’eau de Javel”. A travers eux, elle parle de “ceux qui limitent depuis toujours leurs sorties aux courses, aux visites chez le médecin, à la famille et à un peu de sport, pour des raisons financières mais aussi parce que, là où ils sont, il n’y a pas d’autres raisons de mettre le nez dehors”, “ceux dont la vie est confinée en permanence”.
De l’apparence d’Instagram au succès sur Twitter
C’est en accompagnant sa mère dans les hôtels de luxe et les villas du Luberon où elle fait le ménage, que Nesrine Slaoui poste ses premières photos léchées sur Instagram. “Derrière les selfies, en penchant la tête, on pouvait apercevoir ma mère en plein nettoyage (...) Les non-dits ont joué en ma faveur et ont rééquilibré, de manière illusoire, la balance des privilèges”. Quelques années plus tard, c’est sur Twitter qu’elle publie un texte pour décrire les difficultés de son père pendant le confinement face aux injonctions contraires de l’administration et aux accidents du travail. C’est là que la maison d’édition Fayard la repère et lui propose la publication de ce livre. Les réseaux sociaux, dans tout ce qu’ils ont de paradoxaux.
“J’écris depuis toujours, mais jamais je n’aurais imaginé être publiée un jour”, confie-t-elle, avec une pointe d’émotion. Déjà ce sentiment d’illégitimité, aujourd’hui revendiqué. “Leur légitimité, je n’en veux pas”, lance-t-elle, à la veille de la sortie de son premier livre. En attendant les prochains.
Extraits :
Même s’il
est arrivé en France à 30 ans, il reste impressionné par la langue
française semée d’embûches qui pourraient trahir ses origines marocaines. Donc,
à l’extérieur, mon père parle peu, il
travaille. Et malgré sa crainte dans ce moment de crise, la mort lui fait
encore moins peur que la perte d’argent. Depuis mon enfance, j’ai le cœur qui
se serre
en regardant le corps de mes parents. Je l’ai vu s’abîmer jour après jour. Les
mains de ma mère fripées par la javel, celles couvertes de pansements de mon
père. Les dos courbés, voûtés, cédant sous le poids des corbeilles de de linge
ou des parpaings trimballés, les doigts enflammés de maintenir leurs outils de
travail, tous ces muscles et toutes ces articulations crispés, debout sans
arrêt, et les visages marqués par la fatigue et les heures à l’extérieur quelle
que soit la météo. Une image est ancrée en moi. Mon père frigorifié qui
franchit la porte de notre ancien HLM après une journée passée à réparer une
toiture sousla neige. Il répétait ironiquement : « L’argent, il y en
a partout en France. »
Je n'aurai, en tant que femme maghrébine, jamais la légitimité d'un homme blanc, cadre de plus de 50 ans, je ne jouirai jamais du même pouvoir. Tant mieux d'ailleurs car il est bien trop archaïque. Je ferai simplement ce que j'ai à faire, comme j'estime devoir le faire et je tâcherai alors de jouir d'être à jamais illégitime.
Face à cette pandémie, les inégalités sociales sont exacerbées. Pour les privilégiés, la mise en quarantaine est une accalmie. L’occasion de partager de nouveaux moments de vie ; les parents remplissant des tableurs Excel et les enfants faisant leurs devoirs sur des ordinateurs dernier cri. Certains vous diront que c’est une quête spirituelle, le moment idéal pour lire plein de livres, l’opportunité de se remettre au dessin, d’apprendre une nouvelle langue…
La France
n’était pas le paradis qu’il s’imaginait de l’autre côté de la Méditerranée, du
moins pas pour les gens comme lui. Pas pour les gens comme lui. Ceux dont la
vie est confinée en permanence.
Ceux qui limitent depuis toujours leurs sorties aux courses, aux visites chez
le médecin, à la famille et à un peu de sport, pour des raisons financières
mais aussi parce que, là où ils sont, il n’y a pas d’autres raisons de mettre
le nez dehors.
Les métiers des ouvriers ne se télétravaillent pas, et ça fait bien longtemps que les décisions politiques s’abattent sur eux en oubliant leur existence.
... Comme un écho à ce que disait le journaliste Jean Daniel de son célèbre ami Albert Camus, né en Algérie, fils d’une femme de ménage, méprisé par les intellectuels français d’après-guerre :
« On lui reconnaissait un talent d'écriture, mais en aucun cas on ne le considérait comme un grand écrivain. Camus n'était pas davantage reconnu comme un penseur digne de ce nom... Dans ce mépris des intellectuels dominants de l’après-guerre, il y avait une forte dimension sociale. La quasi-totalité de ces intellectuels étaient de grands bourgeois qui n'ont jamais considéré ce fils d'une femme de ménage comme l'un des leurs. Camus n'avait pas fait Normal-Sup, seulement fréquenté l'université d'Alger, et on n'a cessé de lui rappeler les limites de sa culture philosophique. Nostalgique de l'Algérie qu'il avait quittée durant la Seconde Guerre mondiale, il ne s'est jamais senti à l'aise sur ce qu'il appelait la "banquise parisienne"... Il a beaucoup souffert, surtout après la parution de L'Homme révolté, en 1951 quand Sartre et les siens se sont déchaînés contre lui. Certains ont dit qu'alors il a songé à arrêter d'écrire. Pour ma part, j'ai cru le voir baisser la tête. Mais Camus avait beaucoup d'ambition, d'orgueil et finalement de confiance en soi. Et, très vite, la vocation qui l'animait a repris le dessus.»
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