mercredi 30 juin 2021

"On veut que ça chante." Vincent Delecroix

 

Vincent Delecroix et l'art de chanter Par Yann Plougastel Le Monde 08 juin 2012

Le jeune philosophe Vincent Delecroix consacre deux essais au chant : "Chanter, reprendre la parole" et "Petite bibliothèque... du chanteur".

Dans son roman Ingrid Caven, qui obtint le prix Goncourt en 2000, l'écrivain Jean-Jacques Schuhl raconte une étrange apparition de Maria Callas. C'est l'été. Dans une crique déserte d'une île grecque. Une voix de femme, belle, sauvage surgit de la gauche. Un pédalo apparaît. "C'était Maria Callas, en maillot de bain et turban, elle pédalait, brassait l'eau, gerbes d'écume, en faisant des vocalises, elle a traversé lentement mon champ visuel et elle a disparu sur la droite, demi-déesse descendue faire un tour en pédalo". Schuhl précise que la voix est restée encore un peu, suspendue entre ciel et eau. Et il ajoute : "C'est toujours les voix qui restent, au final, c'est aussi toujours par elles que ça commence, une voix plus une oreille : deux fils de soie impalpables et un pavillon !".

A quoi tient ce genre de petit miracle que nous avons tous vécu d'une façon ou d'une autre ? D'où vient cet instant fugace où une voix s'élève et où le chant devient désir immédiat, impérieux, dévorant, tournoyant, indomptable et allègre ? A quoi nous renvoie la voix fêlée et shakespearienne de Marianne Faithfull martelant Why d'Ya Do It ? Et la voix frêle, aigue, au romantisme délicat, de Neil Young scandant The Loner ? Ou la voix brisée et sombre de Billie Holiday murmurant Strange Fruits... Vincent Delecroix, jeune philosophe raffiné, se penche sur ces questions dans Chanter, reprendre la parole, un essai plein d'esprit où il entrelace airs graves et refrains futiles.

Tout cela, c'est la faute à Rousseau. Comme le chantait Gavroche sous la mitraille pendant l'insurrection républicaine de 1834, dans une des scènes les plus marquantes des Misérables de Victor Hugo. Rousseau qui écrivit : "Dire et chanter était autrefois la même chose". Rousseau qui pensait : "Il n'y a que les passions qui chantent, l'entendement ne fait que parler". Bref, chanter, ce serait dire vraiment, en renouant avec un langage premier, non dénaturé, pur et innocent. Hegel parlera lui "du oh ou du ah de l'être intime". Chanter, ce serait donc laisser parler spontanément son cœur sans s'abriter derrière les codes de la vie sociale. Chanter reviendrait à cesser de parler pour ne rien dire, de façon à faire entendre sa voix...

Rousseau élabora cette théorie lors de la Querelle des Bouffons (dite aussi Guerre des Coins), qui, entre 1752 et 1754, l'opposa à Rameau. Cette polémique inouïe, qui divisa tenants de l'opéra italien et de la tragédie lyrique française, a été un moment charnière dans l'histoire de la culture européenne. Au-delà des noms d'oiseau que les deux camps s'échangèrent, il faut y voir l'affrontement entre deux conceptions du chant qui modulent encore notre perception de la voix. D'un côté, ceux, derrière Rameau, pour qui la parole, la signification, la raison et donc l'harmonie doivent primer. De l'autre, ceux, emmenés par Rousseau, pour qui le chant relève de la jouissance, de la spontanéité, du non-sens et de la mélodie. Plus romantique, cette dernière position finit par devenir dominante. Nietzche la relaya. Et plus tard Vladimir Jankélévitch la poursuivit en notant : "Celui qui parle tout seul est un fou, mais celui qui chante tout seul, comme l'oiseau, sans s'adresser à personne, est simplement gai". Ce "gai savoir", expression des passions et du cœur, serait donc une réponse au "désenchantement du monde", à la robotisation de la parole, à la rabotisation des sentiments. Pourquoi chante-t-on au lieu de parler ? "Chanter, c'est lancer des balles/ Des ballons qu'on tape/ Pour que quelqu'un les attrape/ Et que ça be bop a lullap/ Des ballons d'hélium/ Pour faire monter les hommes/ Au-dessus/ D'la pluie dans le solarium" fredonne joliment Alain Souchon.

Chanter, ce serait donc transmettre du lien. Le chant nous lie les uns aux autres, d'où l'importance du chœur et l'éclosion sans fin de ces chorales amateurs qui se créent dans la moindre communauté. En somme, on deviendrait humain à force de chanter... Vincent Delecroix relève que, des tribus indiennes à Gene Kelly, inventeur de la comédie musicale à l'américaine, il est possible de suivre une évolution apparente qui irait d'un usage magico-religieux (et social) du chant à une fonction purement expressive (et individuelle), évolution qui serait comme sa désinstrumentalisation progressive : "On a d'abord chanté pour obtenir quelque chose, puis on a chanté simplement pour remercier (ou pour louer, ou pour se plaindre), ensuite on a chanté pour exprimer ses états d'âme, et, aujourd'hui, finalement, on chante pour rien, c'est-à-dire par plaisir..." explique-t-il. Le désir de chanter vient du désir d'être aimé. On chante parce qu'on aime toutes les femmes. Puis on déchanterait. Comme le rossignol, qui, une fois en couple, arrête de pousser la mélodie... Bref, on chante parce que le langage n'arrive pas à nous montrer tel que nous sommes. On chante pour séduire, non pas pour se faire comprendre mais se faire entendre.

Ce n'est pas un hasard, si une émission comme "The Voice" rassemble chaque samedi soir près de huit millions de téléspectateurs sur TF1. Dans une période où toute l'existence semble se résumer à un effort pour placer sa voix dans le concert social et où l'on survalorise l'individu, le moi, il n'est pas étonnant que les concours de chant, où les voix les plus puissantes l'emportent, fédèrent aujourd'hui autant de monde... "The Voice", c'est en quelque sorte le nouveau chant des sirènes. Ulysse ligoté devant nos écrans de télé, nous résistons tant bien que mal à ce règne de la voix stéréotypée, à cette dépossession de toute singularité, au profit d'une éphémère connivence qui irise fugacement la surface du quotidien.

Aujourd'hui, il est frappant de constater combien une voix défaillante suscite le soupçon. Il faut avoir une voix fiable pour être un individu à qui se fier. Comme si la voix qui défaille attesterait d'un être défaillant... "Il faut chanter juste, être juste, s'accorder à soi-même, c'est ce que demande la société des hommes. Et la voix fausse nous trahit, dans les deux sens du terme : elle nous fait défaut et manifeste une sourde défaillance cachée - quelque chose ne va pas en nous" commente Vincent Delecroix. Assurancetourix, le barde moustachu des aventures d'Astérix le gaulois, que le village empêche de chanter en le bâillonnant, n'est donc pas un cas isolé...

Bizarrement Freud s'est très peu intéressé à la voix, notant juste qu'elle est plus souvent du côté de l'angoisse et de la tension que du côté de la beauté et de l'apaisement. En fait, c'est Roland Barthes qui a le plus approfondi le sujet en considérant que tout rapport à une voix est forcément amoureux : "Il n'y a aucune voix humaine qui ne soit objet de désir - ou de répulsion : il n'y a pas de voix neutre - et si parfois ce neutre, ce blanc de la voix advient, c'est pour nous une grande terreur, comme si nous découvrions avec effroi un monde figé où le désir serait mort ".

 

De la pop, voix de l'adolescence et du corps vacillant, au rock, expression de la rage, en passant par le rap, nouvel avatar de la scansion originelle des cultures orales, on veut que ça chante. Tout le temps. Soir et matin. De ferme en château. Comme Charles Trenet, le fou chantant de Je chante. Pour le plaisir, pour le vivre vite... Quitte à en rendre l'esprit. Jimi Hendrix, Jim Morrison, Ian Curtis, Kurt Cobain, Amy Winehouse ne sont pas seulement morts d'abus de drogue ou d'alcool, mais surtout, comme la cigale de la fable de La Fontaine, d'avoir trop chanté l'été et quand la bise fut venue... Dans notre monde de fourmis, les mélodies des super cigales servent à rendre audibles bien des cris.

 

A lire :

Chanter, reprendre la parole, de Vincent Delecroix, Flammarion, 352 p., 19 euros ;

Petite bibliothèque... du chanteur, de Vincent Delecroix. Champs Classiques, Flammarion, 352 p., 8 euros ;

La voix sur le divan, de Jean-Michel Vives, Aubier, 271 p., 22 euros.

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