dimanche 4 juillet 2021

"Des chansons frustes, excitées, vociférantes qui racontent [...] les avatars de la vie quotidienne : larcins, petites aubaines, lune d'hiver et ventre creux... "

 

Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963

 

 

Entre l’été 1953 et décembre 1954, deux jeunes Suisses, Nicolas Bouvier et son ami photographe et dessinateur Thierry Vernet entreprennent un périple jusqu’en Afghanistan. Ils en profitent pour découvrir et enregistrer les musiques locales, comme ici à Bogoiévo, en Serbie (ex-Yougoslavie).

 

Derrière la berge du fleuve, Bogoiévo-des-Tziganes dormait déjà, mais, à quelques pas du camp, à l'orée d'un pont rompu, dans une cabane couverte de liserons, nous avons surpris quelques-uns de ses hommes qui passaient la nuit à boire et à chanter. De la cuisine éclairée au pétrole montait une musique d'une gaieté canaille. On se poussa pour guigner au carreau : près de la lampe, un pêcheur vidait des anguilles tandis qu'une grosse campagnarde tournait pieds nus dans les bras d'un soldat. Assis en rang derrière une table chargée de litres à moitié vides, cinq Tziganes dans la quarantaine, cinq Tziganes pouilleux, guenilleux, finauds, distingués, grattaient leurs instruments rapiécés et chantaient. Des visages à larges pommettes. Des cheveux noirs, plats, longs sur la nuque. Des têtes d'Asiates, mais frottées à tous les petits chemins d'Europe, et cachant l'as de trèfle ou la clé des champs au fond de leurs feutres mités. Il est très rare de surprendre les Tziganes au gîte ; cette fois-ci, nous ne pouvions pas nous plaindre, c'était vraiment le terrier.

Lorsqu'on apparut sur la porte, la musique s'arrêta net. Ils avaient posé leurs instruments et nous fixaient, stupéfaits et méfiants. Nous étions nouveaux venus dans ces campagnes où rien n'arrive ; il fallait montrer patte blanche. On s'assit à leur table qu'on fit regarnir de vin, de poisson fumé, de cigarettes. Lorsque le soldat disparut avec la fille, ils reprirent leurs aises, comprenant que nous étions entre chemineaux[1], et se mirent à nettoyer les plats avec beaucoup de coquetterie. Entre les tournées nous parlions ; en français à Mileta qui s'adressait en serbe au patron qui traduisait en hongrois aux Tziganes, et retour. L'ambiance était redevenue cordiale. Je branchai l'enregistreur et la musique recommença.

D'ordinaire, les Tziganes jouent le folklore de la province dans laquelle ils se trouvent ; czardas en Hongrie, oros en Macédoine, kolo en Serbie. Ils empruntent comme tant d'autres choses, et la musique est sans doute la seule qu'ils restituent après l'avoir empruntée. Il va sans dire qu'il existe aussi un répertoire proprement tzigane sur lequel ils sont très discrets et qu'on n'entend que rarement. Mais ce soir-là, dans leur repaire et sur leurs instruments bricolés, c'était justement leur musique qu'ils jouaient. De vieilles complaintes que leurs cousins des villes ont oubliées depuis longtemps. Des chansons frustes, excitées, vociférantes[2] qui racontent en langue romani les avatars de la vie quotidienne : larcins, petites aubaines, lune d'hiver et ventre creux... […]

Nous écoutions. Pendant que Janos[3] disparaissait avec ses volailles plumées et que les Tziganes scandaient sa fuite sur leurs crincrins avec une turbulence de gosses, un vieux monde sortait de l'ombre. Nocturne et rustique. Rouge et bleu. Plein d'animaux succulents et sagaces. Monde de luzerne, de neige et de cabanes disjointes où le rabbin en caftan, le Tzigane en loques et le pope à barbe fourchue se soufflaient leurs histoires autour du samovar. Un monde dont ils changeaient l'éclairage avec désinvolture, passant sans crier gare d'une gaieté de truands à des coups d'archet déchirants.

 

                                      Marc Chagall, Fête au village

Tote lume ziši mie, Simiou fate de demkonšie... — et pourtant, tout le monde m'avait dit : épouse la fille du voisin...

La nouvelle mariée a-t-elle filé avec un autre ? Était-elle moins vierge qu'on ne l'avait promis ? Peu importait l'histoire ; il leur plaisait tout d'un coup d’être tristes et n'importe quel thème aurait fait l'affaire. Le temps de quelques cigarettes, ils allaient faire gémir leurs cordes pour le simple plaisir de se mettre l'âme à l'envers.

Langueur toute provisoire. L'instant d'après, les deux plus acharnés, que nous avions dû — pour les besoins de l'enregistrement reléguer avec ménagement derrière leurs collègues, menaient un train d'enfer. Un retour au style gaillard[4] était à craindre et se produisit en effet au moment de notre départ, sans égard au pêcheur et propriétaire de la cabane qui bâillait dans un coin, les poings sur les yeux.

 

 

 



[1] Vagabonds.

[2] Bruyantes.

[3] Un voleur de poules dans la chanson.

[4] Polisson

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