lundi 6 septembre 2021

Le sentiment du "Eux et nous" que décrit Richard Hoggart est crucial pour la culture populaire.


« Eux et nous »


Touche pas à ma musique ! Controverses sur l’appropriation des cultures minoritaires Par Richard Mèmeteau Dans Revue du Crieur 2016/2 (N° 4), pages 48 à 57

L’« appropriation culturelle » est une notion inventée dans les années 1990 pour caractériser l’usage irrespectueux des cultures autochtones par les Blancs en Amérique du Nord. Elle a été le moteur de luttes, victorieuses, pour la reconnaissance de l’intégrité de ces cultures. Mais cette notion a resurgi récemment dans un tout autre contexte, celui de la pop culture où des chanteuses ou actrices noires américaines en font usage pour mettre au jour la triple domination – artistique, raciale et sexuelle – opérée par la culture blanche mainstream, dont elles se disent victimes. Mais il est beaucoup plus difficile de définir l’illégitimité d’un usage ou d’un détournement culturels dans le contexte marchand mondialisé de la pop culture, où tout s’hybride en permanence, que dans celui, relativement délimité, des cultures « traditionnelles »...

En 2013, le monde de la pop music ronronne : Miley Cyrus sort son single « We Can’t Stop ». C’est un succès. Dès le début du clip, la pop star blanche se met un gril sur les dents – véritable cliché du gangsta rap des années 1990 – et claque les fesses de sa danseuse noire. Un court article du site Djezebel signale un malaise : « La leçon de la nouvelle vidéo de Miley Cyrus : si tu veux avoir l’air cool, d’avant-garde et racaille, vole le style et les mouvements de danse des Noir[1] . » Les thématiques de ce site sont d’habitude plus légères – « Célébrité, sexe et mode pour femmes, sans photoshop » –, mais on est à quelques jours de l’acquittement du tueur de Trayvon Martin (un jeune Afro-Américain de dix-sept ans assassiné par un vigile à Sandford, en Floride) et du début du mouvement BlackLivesMatter. Alors, quand Miley Cyrus se met à twerker un mois plus tard contre l’entrejambe de Robin Thicke aux MTV Video Music Awards de 2013, un deuxième bug se produit dans la grande matrice pop. Le twerk est une danse noire populaire apparue dans les clubs du Sud des États-Unis, et Miley Cyrus une chanteuse et actrice blanche formée chez Disney. Ça ne devrait être qu’une énième performance sexy et moderne d’une chanteuse blanche utilisant la culture noire pour « pimenter » la pop music. Mais le papillon ne produit pas le type d’ouragan médiatique prévu. On ne se demande pas seulement si Miley Cyrus est une féministe prosexe ou une pop star inconsciente. On lui reproche de s’être approprié et d’avoir dénaturé une culture qui n’est pas la sienne. Le terme d’« appropriation culturelle » fait alors un premier bond sur la toile et ne cesse, d’après GoogleTrends, de progresser depuis.

Réécrire (enfin) l’histoire de l’art occidental

Il n’y a encore pas si longtemps, Iggy Pop pouvait raconter qu’il avait trouvé sa voie en s’appropriant le blues des musiciens de Chicago qu’il accompagnait à la batterie : « Un soir, je suis descendu à l’usine de retraitement des eaux usées [...], j’ai fumé ce joint et j’ai eu une illumination. Je me suis dit : “Ce qu’il faut que tu fasses c’est jouer ton propre blues, tout simple. Je dois pouvoir décrire ma propre expérience en m’appuyant sur la façon dont ces types décrivent la leur...” Et c’est ce que j’ai fait. Je me suis approprié beaucoup de leurs techniques vocales, et aussi leurs tournures de phrases – entendues, mal entendues ou déformées à partir de chansons blues. Alors “I Wanna Be Your Dog”, c’est probablement mon écoute déformée de “Baby Please Don’t Go” [2] . » En qualifiant ces techniques artistiques d’« emprunt », de « citation », de « collage » ou d’« hypertextualité », on abstrait les éléments culturels du contexte d’oppression d’un groupe à l’égard d’un autre. On les considère comme détachables, libres de droit. Encore récemment, Lady Gaga endossait la formule de Picasso comme caution artistique : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent. » Picasso, en s’inspirant des masques grebo, s’était parfaitement accommodé de la domination de la culture qu’il s’était appropriée – témoin célèbre : cette photo de lui posant avec une coiffe de chef indien.

Mais les excès des artistes de l’appropriation art des années 1970 ont lentement creusé la tombe de l’idée d’appropriation culturelle. Autrefois défendus par Douglas Crimp dans la revue October, ces artistes pouvaient, à l’instar de Richard Prince, récupérer les clichés de l’Amérique des surfeurs et des cow-boys, ou, comme Sherrie Levine, rephotographier des photos de Walker Evans. Or Richard Prince est désormais plus connu pour les procès à répétition liés à ses appropriations outrancières que pour son travail artistique. Si, à l’origine, l’appropriation art passait pour une critique de la notion d’auteur, il s’apparente aujourd’hui largement à une des formes les plus basses de l’appropriation commerciale. Depuis 2013, cette défiance à l’égard de l’appropriation se formule explicitement dans la pop culture. Les procès pour plagiat sont plus nombreux pour des raisons économiques et juridiques. Mais s’installe également l’idée plus profonde qu’on ne peut plus séparer l’art, savant ou populaire, des conditions socio-historiques de son existence.

De la question des minorités autochtones à la critique féministe radicale

La notion d’« appropriation culturelle » proprement dite s’est forgée au cours des débats sur la reconnaissance des cultures autochtones dans les années 1990. Comme les États-Unis, le Canada a découvert cette pratique au travers de sa propre histoire coloniale. Les peuples autochtones d’Amérique du Nord – improprement appelés « Indiens » – ont non seulement été massacrés mais ont vu, jusqu’à très récemment, leurs enfants offerts à l’adoption pour être déculturés et assimilés à la population blanche. Ce n’est qu’en 2014 que l’État fédéral canadien a reconnu que la doctrine de la terra nullius était caduque et que donc la colonisation n’était pas légitime. Cette doctrine avait servi à justifier la colonisation de l’Amérique du Nord en décrétant que personne n’était propriétaire de la terre américaine – dans la mesure où personne ne la cultivait – et que les colons pouvaient donc s’en emparer.

À défaut de pouvoir récupérer leurs terres, les peuples autochtones ont voulu préserver leur culture. En 1992, un débat sur l’attribution des subventions aux artistes blancs traitant de thématiques autochtones débouche sur l’idée qu’il s’agit d’une forme d’appropriation culturelle et qu’elle est illégitime. Au Canada, les artistes autochtones obtiennent qu’aucune subvention ne soit octroyée à un artiste non autochtone utilisant la culture autochtone. L’appropriation culturelle, selon le professeur canadien de littérature comparée Willam Moser, comprend cinq formes différentes : le fait d’utiliser des éléments (ou des thèmes associés) d’une culture à laquelle on n’est pas initié (délit représentationnel) ; en ignorant les codes de la culture appropriée (délit herméneutique) ; en la déformant et lui associant des clichés qui la dénigrent (délit moral) ; en lui retirant le droit de se représenter elle-même librement (délit politique) et, enfin, en profitant purement et simplement de sa position dominante pour utiliser les biens intangibles d’un groupe à des fins marchandes (délit juridico-économique de propriété).

En 1993, les peuples lakota, dakota et nakota déclarent la guerre à tous ceux (autochtones ou non) qui exploitent sans autorisation leur culture. Une charte est signée. Sont particulièrement visés tous les shamans blancs et ceux qui utilisent en les dévoyant les symboles de la culture lakota. Les chefs de tribu pressent chacun de leurs membres d’« agir de façon décisive et audacieuse dans cette campagne actuelle pour que cesse la destruction de nos traditions sacrées, en gardant à l’esprit notre plus haut devoir en tant qu’Indiens : préserver la pureté de nos précieuses traditions pour nos générations futures ». Les appropriations de la coiffe indienne sont en effet particulièrement fréquentes lors des fêtes d’Halloween, ce qui a donné lieu à une campagne au Québec sous le mot d’ordre « Ma culture n’est pas un costume ».

Mais l’exportation du concept d’appropriation culturelle de la lutte pour la reconnaissance de la souveraineté autochtone vers la lutte contre les clichés racistes ne va pas de soi. La culture autochtone est traditionnelle. Des rites existent qui marquent les limites entre les initiés et les non-initiés. À l’inverse, la culture noire américaine est en partie née dans le champ de la pop culture. Le sens de l’appropriation et de la réappropriation fait partie de son ADN. Il est pourtant crucial d’opérer le rapprochement entre ces deux types de lutte – jonction formalisée par l’afro-féministe Bell Hooks qui, la première, a identifié les racines mêmes de l’appropriation culturelle dans la société américaine blanche et son histoire oppressive [3] .

Bell Hooks

C’est donc assez naturellement que son livre Black Looks est ressorti du subconscient militant des réseaux sociaux pour hanter les débats autour de l’appropriation de la culture noire. « Eating The Other », un texte issu de ce livre, qui met directement en accusation une part de la culture de masse blanche, a ainsi connu une seconde vie : « L’ethnicité est devenue une épice, un assaisonnement qui permet de relever le plat fade qu’est devenue la culture blanche majoritaire, écrit-elle. C’est acceptable pour les Blancs d’explorer l’identité noire tant que le but ultime est l’appropriation. » Car, en s’appropriant la culture noire, les Blancs « cools » répètent au fond le même geste qui est au fondement de la société esclavagiste, dans laquelle, après s’être approprié les corps et la force de travail des Noirs, on s’approprie désormais leur culture.

Bell hooks parle ici d’« appropriation » et non de « vol », parce que la notion de propriété culturelle ou intellectuelle est dévoyée par l’échange marchand lui-même. On ne peut prétendre posséder encore ce que l’on vend, ni même réclamer une légitimité morale sur ces symboles. « En tant que signes, leur pouvoir de faire naître une conscience critique est affaibli aussitôt qu’ils sont commercialisés. » Le fait de vendre ses produits culturels atténue considérablement toute valeur d’authenticité. Dans un contexte marchand, le simple fait d’apprécier une forme culturelle semble donc suffisant pour rendre légitime son appropriation. La seule possibilité critique réside alors dans le refus initial de tout échange marchand et dans l’idée que le marché prolonge une forme de violence. En considérant qu’on ne peut régler la question de l’appropriation culturelle au sein de la pop culture, bell hooks adopte la plus exigeante des positions. Elle qualifie Beyoncé de « terroriste[4].  » pour rappeler notamment que, selon elle, la pop culture est par essence un lieu où s’exercent les différentes formes de domination : de genre, de race et de classe. Et elle conclut logiquement par la célèbre phrase d’Audre Lorde : « On ne pourra pas détruire la maison du maître avec les outils du maître. » « Il y a un prix qui accompagne le décentrement et la décolonisation. Et une partie de ce qu’on doit faire pour être libre consiste justement à créer nos propres standards de vie. » Une bonne appropriation culturelle exigerait donc un engagement hors de l’industrie culturelle, qui disqualifie de facto de nombreuses pop stars.

Interviews de stars et tweet clashs

Le combat contre l’appropriation culturelle s’est malgré tout poursuivi dans les coulisses de la pop culture. La nouveauté est que ces débats sont particulièrement relayés par les magazines people puisqu’ils sont la cause de clashs entre stars (Azealia Banks vs Iggy Azalea, Nicki Minaj vs Miley Cyrus, Taylor Swift vs Nicki Minaj, etc.). Les porte-parole de ces mouvements sont des femmes noires qui osent faire valoir leur point de vue. Un jour, c’est Amanda Stenberg, la jeune actrice noire de la saga Hunger Games, qui s’attaque à la mode des tresses africaines pour les stars blanches (Kylie Jenner ou RifRaf [5] ) ou aux costumes de Katy Perry – laquelle cumule les bourdes : elle s’est notamment habillée en geisha, en reine égyptienne afro-futuriste, réutilise le cliché raciste de la pastèque [6] , ou apparaît dans son clip déguisée en racaille. Amanda Stenberg résume parfaitement la situation en reposant une question souvent lue sur les réseaux sociaux : « Que se passerait-il si on aimait autant les personnes noires que la culture noire ? » Un autre jour, c’est Azealia Banks qui s’emporte. Elle accuse Iggy Azalea – qui lui a volé son nom de scène – et l’industrie musicale dans son ensemble de faire passer un message raciste en récompensant systématiquement des rappeuses et rappeurs blancs : « Ce que je vois c’est une bavure culturelle. Et quand ils bradent ces grammys, ce qu’ils disent aux gosses blancs c’est : “Allez-y, vous êtes super, vous êtes géniaux, vous pouvez faire tout ce qui vous passe par la tête.” Et ils disent aux gosses noirs : “Vous n’avez que dalle, vous ne possédez que dalle, même pas les trucs que vous créez vous-mêmes » [7] . » Plus récemment encore, Nicki Minaj a poursuivi ces critiques, notamment à l’égard de Miley Cyrus : « Allez, tu ne peux pas séparer le bon du mauvais. Si tu veux profiter de notre culture et de notre mode de vie, te lier avec nous, danser avec nous, t’amuser avec nous, twerker avec nous, rapper avec nous, alors tu devrais aussi vouloir ce qui nous affecte, ce qui nous préoccupe, ce qui nous paraît injuste. Tu ne devrais pas ne pas vouloir savoir ça [8] . »

Le twerk, un modèle d’échange culturel ?

Miley Cyrus a décidément fait à peu près ce qu’elle pouvait faire de pire en matière d’appropriation culturelle, à l’exact opposé de ce qu’on appelle un « échange culturel », qui est au fond l’horizon idéal des relations interculturelles. Cet horizon a été défini par Richard A. Rogers [9] : il s’agit d’un « échange réciproque de symboles, d’artefacts, de rituels, de styles et/ou de technologies entre des cultures qui ont à peu près le même niveau de pouvoir ». En un mot, l’appropriation culturelle est légitime s’il existe une relation culturelle d’égal à égal, pas seulement entre individus, mais entre cultures. Un rappeur blanc n’aurait donc le droit de rapper que dans la mesure où il justifie d’une position de pouvoir équivalente à celle de la culture qu’il emprunte – ce qui semble virtuellement impossible [10] . Cet horizon de l’échange culturel paraît condamner la majeure partie de la pop culture. Là encore, une tension apparaît entre l’envie de rendre ce concept populaire et les conditions d’utilisation requises.

Le twerk, lui-même, d’après la catégorisation des appropriations culturelles de Rogers, pourrait apparaître comme un élément culturel problématique. Selon Rogers, cette danse relèverait d’une « domination culturelle » (cultural dominance), c’est-à-dire de l’« usage d’éléments d’une culture dominante par les membres d’une culture subordonnée dans un contexte où la culture dominante a été imposée à la culture subordonnée ». En effet, en s’arrêtant à son étymologie, le twerk est supposé être inspiré par la culture blanche des années 1960. Du twist, le twerk a retenu la position pliée des jambes, du jerk le rebondissement des fesses. Toute culture minoritaire serait alors condamnée à être a priori inauthentique du fait même de son oppression, puisqu’elle ne pourrait se créer et s’étoffer qu’à partir d’éléments étrangers.

Twerking

Mais le sens d’une histoire dépend de la façon dont on la raconte et d’où on décide de la faire commencer. Ces danses blanches (twist et jerk) sont initialement d’inspiration noire. Leur origine remonte aux spectacles de minstrels du xixe siècle aux États-Unis, où les Noirs étaient caricaturés par eux-mêmes. Elles relèvent donc plutôt de la catégorie de l’« exploitation culturelle » (cultural exploitation), c’est-à-dire, toujours selon Rogers, de l’« appropriation d’éléments de la culture subordonnée par la culture dominante sans réciprocité réelle, permission et/ou autorisation ». Qu’advient-il lorsque les éléments d’origine sont aussi ceux qui ont été initialement volés ? La réalité de l’appropriation culturelle est telle qu’en dépit de la situation hégémonique de la culture blanche, il semble que la culture noire finisse ironiquement par se citer elle-même. Le twerk est donc une authentique réappropriation noire de ses dérivés, plus que légitime, puisqu’elle rétablit ainsi la culture noire dans son bon droit. Cette situation complexe des cultures entre elles, hybridées par leurs appropriations illégitimes, aboutit à une situation que Rogers finit par qualifier de « transculturation » – ou « pollinisation » (cross-pollination ou cross fertilization). Tout savant ou connaisseur des réalités culturelles est obligé de se plier à ce diagnostic complexe, mais Rogers reconnaît aussi qu’un tel concept est incapable de qualifier la faute de l’appropriation culturelle sur le plan politique.

Dès lors, on est conduit au paradoxe que l’échange culturel ne peut exister selon ces termes qu’entre des groupes minoritaires – égaux du fait d’une oppression égale. Certains font ainsi remonter l’origine du twerk à une tradition ivoirienne, où les femmes d’un village se rassemblent pour reconquérir leur mari en dansant devant eux. Dans les clubs ivoiriens, cette danse serait devenue le mapouka, avant de voyager jusque dans les clubs du Sud des États-Unis. Dans cette version de l’histoire, le twerk provient alors d’un véritable échange culturel. L’échange culturel se serait ensuite poursuivi entre groupes minoritaires féministes et afro-américains. Le twerk, en effet, n’est pas une danse sexiste ou hétérosexuelle – contrairement à ce que pensent ses pourfendeurs blancs et puritains –, elle est au contraire devenue l’emblème d’un féminisme prosexe, et la signature queer de la scène bounce de La Nouvelle-Orléans – qui va de Big Freedia à Katey Red et qui se fait connaître notamment grâce au morceau « Express Yourself », de Nicky Da B et Diplo. Tous ces spécialistes du twerk sont noirs, transgenres ou gays. Mais ils savent aussi créer des moments où tous les publics sont invités à bouger leurs fesses de façon si universaliste, sans distinction de race, de sexe, de religion, de sexualité ou de taille de fessier, que Big Freedia pourrait passer pour la prochaine Marianne et « Y’all Get Back Now » pour le prochain hymne républicain.

La nécessaire simplification du réel

Les débats autour de l’appropriation culturelle sont violents, puisqu’ils obligent à conclure par une position de principe. Soit toute appropriation culturelle reconduit nécessairement la domination socio-économique qui la rend possible – apparaît déjà une génération qui pense que c’est Miley Cyrus qui a inventé le twerk. Soit elle rend possible une égalité entre les groupes culturels. L’écrivain d’origine pakistanaise Kamila Shamsie explique ainsi que l’appropriation n’est pas condamnable en soi : « Dès lors que vous dites qu’un homme américain ne peut pas écrire à propos d’une femme pakistanaise, vous dites : “N’écrivez pas ces histoires.” Pire, vous dites : “En tant qu’homme américain, vous ne pouvez pas comprendre une femme pakistanaise. Elle est énigmatique, inscrutable, inconnaissable. Elle est autre. Renvoyez-la elle et sa nation à son altérité. Rayez-les de votre histoire”.[11]  » Pour Kamila Shamsie, la qualité de l’écriture est donc déterminante. C’est elle qui préserve ou non des stéréotypes.

Kamila Shamsie

Les éléments culturels et les justifications de leurs appropriations sont si variés qu’on pourrait choisir la prudence et conclure qu’il n’existe pas de bonne ou de mauvaise appropriation culturelle a priori. Ce qui n’est pas une façon de clore le débat mais au contraire de l’ouvrir en restant attentif à l’histoire de ces cultures. Mais un principe s’impose : on ne peut plus soutenir qu’il faut laisser « les peintres et les écrivains et les musiciens voler des deux mains tout ce qu’ils trouvent utile, où qu’ils le trouvent[12]  ». La critique antiappropriationniste considère à tort que les cultures sont des ensembles homogènes. Mais n’est-ce pas le propre de toute culture de construire les critères de sa propre authenticité ? Ce sentiment du « eux et nous » que décrit Richard Hoggart est crucial pour la culture populaire [13] . Dans la culture hip-hop, cette sanctuarisation s’opère à partir de la street credibility et de l’expérience de l’oppression ; la culture queer établit une frontière entre le monde straight et le monde gay, et invente une esthétique camp pour se reconnaître entre soi, etc. On ne peut pas demander à une culture de s’ouvrir sans lui laisser sa libre capacité à se définir.

Notes : [1] http://urlz.fr/3oew. [2] L. McNeil et G. McCain, Please Kill Me. L’Histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs, Allia, Paris, 2006, p. 64. [3] Un autre livre souvent cité, mais postérieur – G. Tate, Everything but the Burden. What White People Are Taking from Black Culture, 2003 – a joué un rôle non négligeable, notamment en se concentrant sur le hip-hop. [4] Entretien avec Marci Blackman, Shola Lynch et Janet Mock à la New School For Liberal Arts de New York le 6 mai 2014. [5] Voir le site du Huffington Post, http://urlz.fr/3oCD. [6] Voir, sur Slate.fr, http://urlz.fr/3oCJ.n[7] http://urlz.fr/3oCL.[8] Voir, sur le site du New York Times, http://urlz.fr/3oDL. [9] Richard A. Rogers, « From cultural exchange to transculturation. A review and reconceptualization of cultural appropriation », Communication Theory, 16, 2006. [10] Pour résumer, Eminem serait éligible aux conditions de l’échange culturel, puisqu’il vient d’un milieu populaire. Mais Macklemore, le rappeur blanc qui connaît un énorme succès depuis 2013, est venu au rap au contraire par la prise de conscience de ses propres privilèges. Il ne devrait pas pouvoir rapper. Il est d’ailleurs l’auteur d’une chanson, « White Privilege », qui se nourrit de cette contradiction :« maintenant bouge la tête et réveille-toi / je vois tellement de gens autour de moi qui essaient d’être ce qu’ils ne sont pas / Mais moi-même je suis juste un autre mec blanc qui suis pris par ce mouvement / Quand je me rapproche du micro, est-ce que le hip-hop se rapproche de sa fin ? » [11] https://www.guernicamag.com/features/shamsie_02_01_2012. [12] R. G. Collingwood, The Principles of Art (1938), cité par J. O. Young dans Cultural Appropriation and the Arts, Blackwell, 2008, p. 158. [13] R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, Paris, 1970, p. 117.

 

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