lundi 6 septembre 2021

Un pied‑de‑nez singulièrement ironique aux normes genrées

 

Les filles dans le metal construisent une identité genrée distinctive qui ne répond pas à une simple logique de pillage des codes de la masculinité.

Puissance, force et musique metal Quand les filles s’approprient les codes de la masculinité Sophie Turbé Dans Ethnologie française 2016/1 (Vol. 46), pages 93 à 102

Depuis sa naissance à l’aube des années 1970, le metal n’a cessé de mobiliser des représentations sulfureuses et s’est notamment vu décrit jusque dans les encyclopédies musicales comme « le genre de musique rock le plus sexiste et le plus misogyne qui soit » [Robertson, 2005]. La musique metal est une forme de radicalisation du blues rock et du rock psychédélique américain et britannique de la fin des années 1960. Une radicalisation autant des sons, des paroles ou de l’imagerie, qui lui ont souvent valu une réputation délétère et en font un style [1] musical dans lequel les femmes occupent une position minoritaire, « renforçant incontestablement une distribution sexuelle des rôles inscrite dans l’histoire de la musique rock depuis ses origines » [Hein, 2004 : 179]. Il est ainsi admis que le monde du metal soit un monde d’hommes dans lequel la musique, les images, les paroles et les comportements traduisent une représentation « masculine hégémonique » [Walser, 1993], c’est‑à‑dire d’un monde musical produit et dominé par des hommes et à l’intention d’un public essentiellement masculin.

Aujourd’hui diffusé au plan mondial, ce style musical connaît quelques grands succès commerciaux avec des groupes tels que Metallica ou Iron Maiden, et se décompose en de nombreuses sous‑catégories stylistiques [2], dont les valeurs portées par les textes et les imageries produisent de puissantes représentations identitaires. Selon Simon Frith, les éléments irrationnels de la contre‑culture, en d’autres termes ceux qui sont représentés à travers le fameux credo « sex, drug and rock’n’roll », ne peuvent être appropriés par les publics sans affecter leur définition d’eux‑mêmes, leurs relations affinitaires et leurs vies [Frith, 1996 : 245]. À ce titre, le metal déploie un grand nombre de symboles traditionnellement encodés comme masculins. Par le recours récurrent aux registres de la technique, de la mécanique, aux musiciens représentés comme des guerriers, à la surabondance de cuir et de clous, par l’esthétisation de la mort, de la violence, de l’agressivité et du chaos, ou encore à travers la construction d’un monde fantastique, d’action, d’excès et de transgression dans lequel les hommes sont érigés en héros, la culture metal véhicule à travers ses sonorités, ses images et ses textes des valeurs telles que la liberté, la rébellion, la puissance et le pouvoir [Walser, 1993 ; Weinstein, 2000 ; Khan‑Harris, 2007]. Dans ces conditions, la présence féminine au sein de la communauté metal en tant que fans et passionnées [3] pourrait sembler représenter une menace pour la « masculinité ». De la même façon que Simon Frith et Angela Mc Robbie s’interrogeaient sur le discours sur le genre porté par les musiciennes de rock, qui amènent avec elles « de nouvelles questions sur le son, la convention, l’image, la sexualité de la scène ou la scène de la sexualité » [Frith et Mc Robbie, 1990], il semble légitime de questionner en quoi la présence de femmes évoluant non plus seulement sur scène, mais aussi en tant que simples fans dans le monde du metal, est susceptible de modifier les frontières du genre. Ce processus de féminisation, engagé depuis les premières musiciennes de heavy metal dans les années 1970, sest tout particulièrement déployé depuis que les filles ne se comptent plus de manière anecdotique, uniquement à travers quelques icônes médiatisées, mais quelles sont devenues des membres à part entière du monde du metal en tant que musiciennes, publics et intermédiaires organisationnels et médiatiques de cette scène musicale. Les travaux qui ont été réalisés sur le metal jusqu’à aujourd’hui s’accordent à reconnaître la faible présence des femmes au sein de ce style musical. Celles‑ci n’y sont ainsi le plus souvent évoquées que pour souligner leur (relative) absence et ne font l’objet que d’une simple description en creux [4] Néanmoins, certaines études anglo‑saxonnes ont traité de la question du genre dans le monde du rock ou du metal, mais le plus souvent du point de vue « masculin » [5] ou encore du point de vue des musiciennes [6]. Rares sont les travaux qui se sont penchés sur les publics féminins du metal[7] en tant que fans ou encore comme participantes à part entière des formes de production amatrices, collectives et localisées, que sont les scènes locales. C’est pourquoi cet article, qui s’appuie sur les résultats d’une enquête ethnographique [8], entend interroger ce que cela signifie d’être une fille évoluant comme fan dans le monde du metal.

L’élargissement des publics féminins du metal depuis les années 1970

Le musicologue américain Robert Walser décrit le metal comme un discours façonné par le patriarcat : « en circulant dans les contextes des sociétés capitalistes et patriarcales occidentales, durant la plus grande partie de son histoire, le metal a été apprécié et soutenu principalement par un public adolescent masculin » [Walser, 1993 : 109]. Pourtant, les femmes n’ont jamais été totalement exclues de la scène musicale, comme l’atteste leur présence précoce, notamment en tant que musiciennes dans quelques formations notables [9], et bien que leur contribution à l’écriture de l’histoire du metal ait presque toujours été présentée de manière ponctuelle, voire anecdotique. Selon Robert Walser, il faut en effet attendre le succès du glam metal sur les radios de Hard FM pour voir une première vague de féminisation du public dans les concerts à la fin des années 1980 [Walser, 1993 : 110] [10] . D’après l’auteur, le succès de groupes tels que Mötley Crüe s’explique par le fait qu’en se déguisant en femmes ces hommes parviennent à produire des images capables de séduire un public féminin qui projetterait en eux le plaisir esthétique du maquillage et de l’apparat, allié à la force virile du metal. De même, Doro Pesch, ancienne chanteuse et guitariste du groupe Warlock, entreprend une carrière solo en 1987 et devient une véritable icône féminine du heavy metal en Allemagne, son pays d’origine. Elle incarne l’image d’une rockeuse coriace, capable de dominer un groupe de musiciens virils, et qui refuse de se dénuder pour vendre des disques. Son statut semble avoir considérablement contribué à attirer de nouvelles fans féminines dans le monde du metal [Hickham and Wallach, 2011 : 261], comme le confirme d’ailleurs une jeune femme interrogée au cours de notre enquête pour laquelle Doro Pesch représente une forme contestataire du standard féminin :   « Elle a géré que des musiciens mecs avec des putains d’ego. C’est vrai que c’était un modèle pour beaucoup de nanas » (Delphine, 30 ans, Metz).

Cependant, les femmes semblent avoir été rarement aussi nombreuses au sein du public du metal ou sur scène que depuis les années 1990 et le succès commercial du gothic symphonic metal. Cette sous‑catégorie musicale se caractérise par l’hybridation du heavy metal et de l’opéra classique, et se démarque du reste du metal par la présence de chanteuses classiques dont le caractère féminin est, pour la première fois, mis significativement en valeur à travers un chant lyrique, de grandes robes corsetées et une esthétique empruntant largement à l’univers gothique [11]. Robert Walser, ainsi que Keith Kahn‑Harris [12], désignent par ailleurs le développement de formes musicales plus « soft » comme le principal vecteur de l’apparition de « légions de fans féminines dans le metal » [Walser, 1993: 110 ; Kahn‑Harris, 2007]. Comme l’illustrent certaines amatrices de gothic symphonic interrogées au cours de l’enquête, l’entretien des normes genrées à travers des codes de la féminité exacerbés (romantisme, douceur, délicatesse et sensibilité) peut renforcer leur inclinaison pour ce registre musical :

Je pense que cest le côté féminin qui ma attirée » (Célène, 27 ans, Paris) ; « dans tous ces groupes, la chanteuse est présentée comme une princesse [...] et les princesses, c’est un rêve de petite fille (Aleera, 23 ans, Strasbourg).

Pour autant, d’autres portent un regard critique sur les représentations féminines proposées par ces groupes :  Je trouve que l’image que le symphonique donne, c’est celui d’une femme toujours sur son trente‑et‑un, douce, gentille, fragile... Je ne pense pas que les femmes soient comme cela. […] Je pense que c’est une image erronée de la femme que donnent ces groupes (Klerouy, 21 ans, Lille).  Il faut en effet nuancer le jugement largement répandu dans la littérature sur le metal qui consiste à réduire systématiquement le goût des filles pour ces musiques au développement des thèmes romantiques dans les chansons et à un goût présenté comme plus frivole que celui des garçons. De quelles possibilités les jeunes femmes disposent‑elles alors pour intégrer ce monde musical sans se restreindre à une ouverture garantie par un déploiement de représentations encodées comme plus « féminines » ? À titre d’illustration, on peut analyser les réponses fournies en 2009 par 91 enquêtées à propos de leurs trajectoires musicales. Metallica (groupe de thrash metal américain emblématique) est le plus souvent cité comme vecteur de la découverte du metal[13], alors que seulement six d’entre elles avaient découvert le metal par l’intermédiaire d’un groupe de metal symphonique, jugé plus accessible pour le goût féminin. De plus, l’histoire du metal, y compris dans ses pendants jugés les plus agressifs et plus masculins, a connu dans les années 1990 une large féminisation de ses vocalistes, et dans une moindre mesure de ses instrumentistes [14]. En conséquence, il semble donc judicieux d’évaluer ce que ces évolutions traduisent également du point de vue de l’appropriation des codes de la masculinité par les fans féminines et, par contraste, des rejets que celles‑ci opèrent pour se prémunir de certaines représentations féminines jugées dévalorisantes.

Échapper aux figures de la « groupie » et la « copine de »

La dépréciation des attitudes jugées féminines à l’intérieur du monde du metal est en général polarisée autour des figures péjoratives de la « groupie » et de la « copine de », c’est‑à‑dire la petite amie, considérée dans son rôle passif d’accompagnatrice, aux côtés de l’authentique amateur de metal. Dans un article consacré à la sociologie des fans, Philipe Le Guern évoque le sujet de la culture « féminine », régulièrement dépréciée parce que « jugée trop passive et trop attentive aux cultes médiatiques » [Le Guern, 2009 : 45]. Ceci fait écho au phénomène des groupies, venues pour aduler les membres du groupe, voire espérer une relation sexuelle avec eux, que l’on identifiait dans les concerts des groupes de glam metal des années 1980 [Moore, 2009], et auxquelles on assimilait de façon un peu systématique l’ensemble du public féminin. Deena Weinstein, qui a consacré un ouvrage à la culture metal et à ses pratiquants, estime que les groupies « célébrées dans les textes et les vidéoclips sont dans l’idéologie du heavy metal le modèle du rôle féminin […], un rôle non seulement passif, mais unidimentionnel » [Weinstein, 2000 : 67]. Pour échapper à cette représentation, les fans féminines de metal opèrent donc une distinction assez nette entre elles et une catégorie de filles qu’elles supposent moins intéressées par la musique que par les rencontres masculines, comme le révèle le discours de Marion :  Il y en a, à les voir, tu sais qu’elles sont moins crédibles, elles sont là juste pour essayer de draguer, essayer de partir avec un des mecs du groupe. Après ça dépend des filles, celles qui s’intéressent vraiment à la musique ou celles qui sont là juste pour se montrer (Marion 23 ans, Lille).  Si la figure de la groupie tend à justifier son implication dans la musique par et à travers sa relation avec les hommes qui la pratiquent, la figure de la « copine de » participe du même mécanisme et est interprétée de façon tout aussi péjorative par celles qui défendent l’authenticité de leur goût musical :

Ce qui me gênait, c’est que je voyais pas mal de filles dans le milieu metal, mais c’était toujours « la gonzesse de machin qui est métalleux », donc elle a pris le pli. Mais les filles, elles parlaient pas de metal, ou alors si elles devaient en parler, c’était avec leur mec parce qu’elles n’y connaissaient rien. Donc c’était un peu embêtant ouais, de faire sa place en tant que fille (Élodie, 25 ans, Nantes).  Comme le montre Keith Khan‑Harris, les femmes qui entrent au sein du monde du metal grâce à leur partenaire sont alors subtilement marginalisées au sein du collectif [Khan‑Harris, 2007 : 74], alors que celles qui parviennent à conserver leur autonomie peuvent revendiquer plus efficacement leur pleine appartenance à ce collectif.

S’impliquer au sein des scènes locales

Si la moyenne d’âge des enquêtées se situe autour des 25 ans, la plupart d’entre elles situent le début de leur passion pour le metal dans la seconde moitié des années 1990 ou au début des années 2000, vers l’âge de 15 ans. L’engagement au long cours dans leur passion musicale et la prise de confiance en elles occasionnée par le passage à l’âge adulte sont ainsi probablement à mettre en lien avec la reconnaissance de leur rôle dans le monde du metal. La revendication féminine d’une place dans le monde du metal passe ainsi très souvent par l’affirmation de leur goût et de leurs connaissances musicales en tant que public spécialiste, mais aussi par la participation de ces dernières à la production des scènes locales, à travers leur engagement dans des activités de type organisationnelles et médiatiques. En effet, sur chacun des terrains observés [15], nous avons pu constater le rôle que pouvait jouer l’engagement dans des pratiques amateurs, à la fois dans la construction des identités personnelles et dans l’identification à des groupes d’appartenance. Observer les pratiques à l’échelle des scènes locales est en ce sens particulièrement éclairant. L’angle de vue permet de mettre au jour la multiplicité des activités dévolues à la passion musicale dans lesquelles sont activement engagés les fans au quotidien.

À ce titre, les filles ne font pas exception. Plus de la moitié (56 %) des jeunes femmes interrogées au cours de l’enquête avait une ou plusieurs activités régulières en lien avec le metal. Il s’agit la plupart du temps d’activités bénévoles, telles qu’organisatrice de concert au sein d’une association, musicienne dans un groupe, chroniqueuse musicale sur un webzine spécialisé, activiste dans un petit label ou photographe de concerts. L’engagement dans ces pratiques révèle leur volonté de prendre une part active à la production de ces scènes en prétendant détenir les mêmes compétences que les garçons. L’association d’organisation de concerts de metal nommée « Femâles » à Lyon, active au moment de l’enquête, était par exemple composée intégralement de membres féminins : « Nous avions envie de prouver qu’on était capables de se bouger pour ce milieu très masculin et de faire des choses bien » (Klem, présidente de l’association Femâles, Lyon). Une division genrée plus nette des pratiques s’observe néanmoins dans les activités ponctuelles, à l’occasion de concerts locaux organisés par des amateurs des deux sexes. La répartition des rôles se fait alors collectivement et on note une plus franche tendance au partage traditionnel des tâches lorsque certaines activités font appel à la force physique ou aux compétences techniques, qui restent le plus souvent dévolues aux garçons (roadies, technicien du son), alors que les activités d’accueil ou de service restent majoritairement réservées aux filles (vendeuse de merchandising, serveuse au bar, billetterie).

Par ailleurs, certaines jeunes femmes se distinguent par un engagement multiple et de longue date dans la production des scènes locales, comme en témoigne Karen, 40 ans, à la fois organisatrice de concerts et festivals dans la région de Nantes et ses alentours, gestionnaire d’un agenda national de concerts en ligne, animatrice d’une émission de radio locale spécialisée et engagée dans les activités du label metal « Les Acteurs de l’Ombre ». Elle décrit la façon dont elle a vu évoluer la scène locale, et notamment l’augmentation du nombre de femmes dans le public des concerts, depuis une vingtaine d’années :Moi ce qui me frappe, beaucoup plus de jeunes. Alors bien sûr, moi maintenant j’ai 40 ans, je fais partie des vieux. Et, surtout, tellement beaucoup plus de filles, c’est impressionnant ! […] Il y a 20 ans, j’étais pas… je vais pas dire la seule fille, faut pas pousser, mais il y avait 200 mecs pour 10 nanas. Maintenant, moi, je vois là, quasiment, peut‑être pas la moitié de filles, mais pas loin. Enfin, c’est vraiment étonnant. Au niveau des filles, je suis surprise. […] Aujourd’hui, c’est des nanas qui ont l’air bien dans leur peau, qui ont l’air bien habillées, sexy, enfin tu vois, je sais pas, c’est plus les mêmes. Ça, c’est un truc qui frappe.  L’affranchissement des amatrices de metal vis‑à‑vis des préjugés propres à leur sexe est en effet devenu tangible depuis une dizaine d’années. Ce qui donne à Karen le sentiment d’avoir vécu une « autre époque », durant laquelle il était plus difficile qu’aujourd’hui d’afficher son goût musical en tant que fille : « À mon époque j’étais vue comme “Houlala, une fille dans un concert de Napalm Death !”. Il y a vingt ans, c’était vraiment mal vu ». Cette distinction entre un avant et un maintenant est palpable dans le discours de nombreux enquêtés, y compris masculins : « Ça a évolué ça quand même. Mais c’est récent. […] Avant c’était vulgaire, c’était malsain pour une fille. Je m’en rappelle de ça, clairement. » (Jean, 33 ans, Nantes)

Le metal « extrême » vu par les fans : la réinterprétation des codes de la masculinité

En affirmant des goûts culturels traditionnellement considérés comme « masculins », les pratiquantes transgressent les représentations dominantes de la « féminité ». Les émotions esthétiques éprouvées à l’écoute de la musique metal, et dont témoignent spontanément les enquêtées, tournent le plus souvent autour des registres de la puissance et de la violence, auxquelles elles associent la notion de plaisir : « J’aime la puissance de cette musique, à plusieurs points de vue, ce qu’elle dégage, à la fois au niveau de la ‘’violence’’ et en même temps les belles mélodies. [...] Après, j’aime aussi des trucs plus violents » (Astrid, 21 ans, Saint‑Etienne). Les représentations esthétiques de la violence et de l’agressivité, de la puissance et de l’intensité, sont d’autant plus patentes dans les formes les plus radicalisées du metal. Ainsi, au cours de l’enquête, j’ai fait la rencontre de plusieurs amatrices de grind metal ou de brutal death. Les scènes grind et brutal death, en jouant respectivement sur une esthétique de la répugnance et sur une surenchère de la brutalité, sont à considérer parmi les plus extrêmes du style et se trouvent être parmi les scènes les moins féminisées du metal aujourd’hui. La violence y est poussée à son paroxysme, autant dans la musique et les paroles que dans les visuels dans lesquels l’image de la femme est très souvent écorchée, maltraitée, par des hommes représentés à l’inverse comme hyper‑dominants et hyper‑violents [Kahn‑Harris, 2007]. En rendant les descriptions d’autant plus violentes et réalistes encore, le gore‑grind, sous‑courant du grind metal, explore par exemple les tabous les plus persistants autour du corps et de la sexualité, tels que le viol ou l’infanticide. On peut alors tout particulièrement s’étonner de la présence de filles qui prennent une part active au sein de ce mouvement, et qui ne semblent pourtant en aucun cas se présenter comme les victimes consentantes d’une idéologie violemment sexiste, ou à l’inverse défendre une forme de misogynie féminine. Pour comprendre le point de vue féminin qui peut être adopté dans ce cas de figure, j’ai pu interroger des fans de brutal death et de grind qui m’ont exprimé leur intérêt pour le style musical en ces termes : Ce n’est pas réservé aux hommes ! Les femmes aussi peuvent aimer les sons crades et l’ambiance qui y règne. […] Tout ce qui se rapporte au gore, crade, pourri, purulent, décomposition et tout ce qui tourne autour, ce n’est pas l’image qu’une fille doit donner d’elle. Enfin je dis ça, je ne le pense pas, ce sont les stéréotypes que l’on retrouve sur les hommes et les femmes. Elles, elles doivent être jolies, propres sur elles… (Carol‑Anne, 18 ans, Lille).

Ce discours s’inscrit clairement dans une démarche d’appropriation des codes associés à une masculinité offensive et menaçante. Le positionnement à travers un goût musical perçu comme aussi infamant pour les femmes est ainsi vécu par les pratiquantes comme un pied‑de‑nez singulièrement ironique aux normes genrées. Jean‑Marc Leveratto et Laurent Jullier observent d’ailleurs le même phénomène à propos des fans féminines de films gore, dans lesquels les femmes font souvent l’objet de représentations passives, « subissant toutes sortes d’avanies, depuis perdre ses vêtements jusqu’à finir découpée en morceaux » [Jullier et Leveratto, 2010 : 197]. Malgré le paradoxe que cela peut apparemment représenter, les expressions musicales en apparence les plus sexistes semblent ainsi donner l’occasion aux fans féminines de se réapproprier leur identité de genre en opérant un rejet radical des formes traditionnelles de la féminité. Les différentes formes d’appropriation par les femmes des messages proposés par les groupes sont donc à comprendre comme des stratégies identitaires qui tiennent lieu d’un « braconnage textuel », selon le concept proposé par Jenkins, en référence à la notion de « braconnage culturel » de Michel de Certeau [Jenkins, 1992], dans le sens où les amatrices de grind ou de brutal death, à l’instar des amatrices de metal en général, produisent des interprétations qui leur sont propres : « je ne pense pas que les filles et les mecs écoutent tous du grind pour des raisons similaires » dit Klerouy (24 ans, chanteuse d’un groupe de metal et organisatrice de concerts, Lille), et ce afin de répondre à leurs besoins spécifiques :

J’ai toujours voulu chercher la chose la plus extrême et brutale possible. Cest la même chose pour le cinéma. J’ai toujours voulu chercher quelque chose qui va me mettre mal à l’aise parce que jaime me remettre en question au niveau de mes convictions. J’ai jamais fait dans la demi‑mesure (Marie, Lille, activiste au sein dun label de grind metal, 29 ans).  Ces jeunes fans reprennent ainsi à leur compte les expressions les plus spectaculaires et offensives de la musique metal envers les femmes pour produire une critique détournée des représentations traditionnelles de la féminité.

Par ailleurs, les amatrices font également état du décalage entre l’image indiscutablement misogyne proposée par de nombreux groupes et les comportements réels de leurs homologues masculins qui n’ont pas opposé de résistance particulière à leur intégration au sein de la scène grind. Marie témoigne à ce propos : « J’ai pas ressenti cette hostilité au niveau des filles. Franchement, au niveau du grindcore, j’ai pas senti de... C’est un milieu vraiment super ouvert. » Il faut probablement comprendre cette bienveillance masculine vis‑à‑vis des filles à travers le prisme de l’histoire spécifique au grindcore et à son engagement politique originel [16], davantage porté vers des revendications anti‑sexistes que bon nombre de ses dérivés plus récents et dépolitisés qui n’ont conservé que le radicalisme de sa forme musicale. Il reste que la plus grande partie de ses pratiquants perpétue néanmoins les valeurs portées par les groupes originels de cette scène [Hein, 2004].

La reproduction des codes de la masculinité comme outil de la distinction

Cependant, même si la participation des femmes au monde du metal autorise un certain nombre d’ajustements et de réinterprétations genrées des représentations véhiculées, leur intégration au sein du collectif suppose également une forme d’adaptation et d’adhésion de la part des amatrices aux codes, aux gestes et aux valeurs encodées comme « masculines ». Il faut ainsi préciser que ces esthétiques musicales ne sont évidemment pas exemptes d’une dimension humoristique, qui ne trompe pas plus les amateurs du metal que leurs homologues féminines : « certaines filles le prennent à la rigolade, ou voient le côté extrême comme un exutoire » (Klerouy, 24 ans, chanteuse d’un groupe de metal et organisatrice de concerts, Lille). L’humour machiste est récurrent dans bon nombre de textes et d’images véhiculés par la culture metal. Les pratiquantes s’en accommodent, voire s’en amusent le plus souvent, préférant y voir la manifestation d’un goût pour la provocation inhérent au style musical. Ce faisant, elles doivent démontrer leur capacité à opérer une forme de « dissociation » entre « la dimension esthétique d’une œuvre » et « sa dimension politico‑éthique » [Hein, 2004 : 190] :  Elle peut apprécier si elle prend ça au second degré, en fait. Elles ont leur place si elles comprennent lhumour. Tout ça, cest une histoire de folklore quoi. Conan le Barbare, il fait quoi ? Il collectionne les femmes et les couteaux et puis voilà (Élodie, 25 ans, Nantes).

Par ailleurs, le caractère majoritairement masculin d’un certain goût culturel semble également renforcer, chez les filles, le désir de se l’approprier [Jullier et Leveratto, 2010 : 197] : « je pense aussi que je suis venue au metal parce que c’était un truc plus masculin et qu’en tant que fille j’avais l’impression de me démarquer plus » (Jeanne, 23 ans, Lille). L’appropriation par les amatrices de metal de valeurs et de goûts identifiés comme masculins peut ainsi faire l’objet d’une stratégie de distinction à l’égard de goûts musicaux jugés trop attendus de la part des filles. Pourtant, une fois le processus de féminisation du monde du metal enclenché, les fans peuvent en revanche y perdre en spécificité : C’est vrai qu’il y a quelques années j’en ai bluffé certains. « Tu connais ça ? C’est du thrash ! Pourtant t’es une fille ! » Bah oui, je suis une fille et j’écoute du thrash quoi. […] Mais aujourd’hui, ça n’a plus cet effet bluffant, tu vois ? Quand tu vois maintenant des filles comme dans Walls of Jericho qui font des growls pas possibles, ben ça n’a plus de sens. Tu te dis, mâle ou femelle, dans le metal, c’est unisexe maintenant (Élodie, 25 ans, Nantes).  Ainsi, la banalisation de la participation féminine amenuise du même coup les possibilités de se distinguer au milieu du collectif masculin, les pratiquantes maîtrisant aujourd’hui des lieux communs propres à ce monde, auparavant plus difficile d’accès.

La valorisation de la figure de « femme forte »

Même si l’on peut être tenté de qualifier certains comportements relevés chez les fans de metal de performance de la masculinité [Butler, 2005], il semble pourtant qu’à de nombreuses occasions les filles dans le metal construisent une identité genrée distinctive, voire « polymorphe » [Auslander, 2004], qui ne répond pas à une simple logique de pillage des codes de la masculinité, mais beaucoup plus à une réinterprétation de ces codes, qu’elles redéfinissent comme étant aussi bien masculins que féminins. Cette réinterprétation des codes de genre s’accompagne de la production d’une représentation valorisante d’un certain type de féminité, que les enquêtées cristallisent autour de la figure de la « femme forte ». Cette nouvelle féminité atypique, souvent fondée sur l’autodérision, s’inscrit dans les transformations de la représentation des filles dans les jeux vidéo, les films et les émissions télévisées, qui s’emparent des codes masculins. En ce sens, Élodie évoquait lors de notre entretien l’analogie entre la musique metal et l’évolution des personnages féminins dans les films d’horreur, dans lesquels auparavant les filles mouraient systématiquement : « Maintenant ça l’est moins. On commence à avoir des filles au caractère fort. » La multiplication depuis les années 1990 de ces héroïnes dans les films d’horreur est en effet un phénomène que Carol Clover décrira à travers la notion de Final Girls (la Dernière Fille qui vainc le tueur), dont les comportements alternant entre la peur et l’héroïsme en font des personnages ambivalents du point de vue du genre [Clover, 1992]. Il en va de même dans les films d’aventure, les films de guerre ou les jeux vidéos avec l’apparition, à la même époque, de personnages principaux incarnés par des femmes d’action et combattantes [Schubart and Gjelsvik, 2004]. Si ces personnages féminins intrépides, au physique souvent hyper‑féminisé et idéalisé, semblent créés pour solliciter les fantasmes érotiques des spectateurs ou des joueurs masculins [Micheli‑Rechtman et Balzerani, 2008], Yvonne Tasker suggère qu’ils autorisent cependant les publics féminins à se réapproprier des territoires fictionnels traditionnellement masculins [Tasker, 1998].

Dans une conception de la féminité envisagée de manière critique, les fans de metal semblent ainsi vouloir affirmer un goût féminin pour un ensemble de registres identitaires qu’elles ne souhaitent plus voir dévolus aux hommes et qui s’assimile parfois à des revendications qui dépassent le seul contexte de la musique ou des médias : « les filles ne veulent pas devenir des hommes, elles veulent plutôt montrer une image différente de la femme, une image de femme forte » (Aleera, 23 ans, organisatrice de concerts amateurs et claviériste dans un groupe de metal symphonique, Strasbourg). Ainsi, le recours récurrent à cette figure traduit à la fois la domination de genre et les stratégies subversives de résistance à cette domination. Les amatrices de metal s’approprient ainsi régulièrement et de façon ostentatoire des caractères attribués à l’expression de la force et de l’énergie masculine ou à la virilité : « Les filles aussi peuvent avoir des couilles et se faire respecter. » (Klem, présidente de l’association Femâles, Lyon)

De la même façon que Kathleen Kennedy analysait la performance de la « masculinité » de la hard rockeuse Joan Jett, les stratégies identitaires déployées par les amatrices de metal ne doivent donc pas être comprises comme une imitation de la masculinité des hommes, mais plutôt comme « une identité de genre distincte qui existerait entre les deux définitions de la classe moyenne de la masculinité et de la féminité » [Kennedy, 2002 : 91]. On retrouve ce même bouleversement des normes de genre à l’œuvre parmi les amatrices de metal qui tient lieu d’un brouillage, voire d’un renversement des normes genrées dominantes et qui se veut, par là même, contestataire et transgressif. Selon Josie Robson [2008], la présence des filles dans les subcultures fortement masculinisées est vue comme une menace pour l’authenticité d’un collectif masculin. Lorsqu’elles « jouent aux hommes » en adoptant leurs codes et leur gestuelle, elles bouleverseraient le système patriarcal qui faisait du metal un refuge pour la masculinité. Or, la médiatisation par la presse spécialisée de l’augmentation du nombre de musiciennes dans les groupes, combiné à l’accroissement du public féminin, semble avoir accrédité l’idée que les femmes entrent dans un monde musical moins polarisé autour d’une domination masculine. Les codes de la masculinité du metal et ses représentations peuvent ainsi être interprétés différemment, voire de manière opposée aux habitudes, selon le profil du public [17] Walser, 1993]. Ce constat s’applique également au regard de certaines fans sur le metal qui ont la possibilité de construire une identité genrée différente du modèle traditionnel de la féminité et plus indépendante. En les autorisant à puiser de manière arbitraire parmi les codes de la virilité, le metal leur permet d’envisager une conception de la féminité de manière critique. Ces fans peuvent ainsi récupérer à leur propre compte des valeurs telles que la force, la liberté et la puissance, en choisissant d’y voir les symboles de leur propre émancipation et l’incarnation de leur propre plaisir.

Notes :[1] Pour éviter la confusion avec la notion sociologique de « genre » (masculin/féminin), nous emploierons le terme de « style » plutôt que de « genre » musical tout au long de cet article. [2] Plus de soixante‑dix, selon l’analyse générique de Fabien Hein. Parmi lesquels on peut citer le heavy metal, death metal, black metal, doom metal, thrash metal, folk metal, neo‑metal, progressive metal, symphonic, metal hardcore, etc. Au sein de cette variété de sous‑catégories, certains peuvent parfois s’avérer antinomiques : « En pénétrant plus en avant au cœur de chacun des sous‑genres metal, on peut saisir ce qui les caractérise et notamment ce qui le distingue et rapproche à la fois la violence du death metal et le caractère éthéré du dark atmospheric metal, le minimalisme du doom metal et la virtuosité du symphonic metal, le satanisme du black metal et le christianisme exacerbé sur christian metal, [...] » [Hein, 2004 : 11]. [3] À titre indicatif, seules 19 % des réponses au questionnaire diffusé auprès des amateurs de metal des scènes locales en 2012 sont des réponses féminines. [4] Barron, 2013 ; Kahn‑Harris, 2007 ; Overell, 2010 ; Pattie, 2007 ; Purcell, 2003 ; Wong, 2011. [5] Clawson, 1999 ; Grant, 1997 ; Weinstein, 2000. [6] Bayton, 1997 ; Cohen, 2001 ; Cyrus, 2003 ; Frith, 1996 ; Haenfler, 2006 ; Leonard, 2007 ; O’Brien, 1999 ; Robson, 2008 ; Walser, 1993 ; Zeneidi‑Henry, 2005. [7] Roccor, 1998 ; Krenske et McKay, 2000 ; Hill, 2013 ; Kitteringham, 2014 [8] Les données proviennent dun travail ethnographique entamé en 2009 à loccasion dune première enquête réalisée exclusivement auprès damatrices féminines de metal dans le cadre dun mémoire de master consacré aux mécanismes de construction identitaire des amatrices de metal, puis poursuivi dans le cadre dun travail de thèse depuis 2011 (toujours en cours) consacré plus largement à l’étude des scènes locales de metal françaises (Nord‑pas‑de‑Calais, Lorraine et Rennes/Nantes) pour laquelle à ce jour ont notamment été récoltés 553 questionnaires (dont 160 participations sont féminines) et 38 entretiens (dont 5 avec des filles) auprès dacteurs locaux. [9] C’est le cas de quelques musiciennes telles que Suzie Quatro au début des années 1970, suivie des premiers groupes de hard rock et heavy metal entièrement féminins tels que les Runnaways avec Joan Jett et Lita Ford en 1976 et Girlschool en 1978. Dans les années 1980, il s’agit en particulier de Doro Pesch et de Wendy O. Williams, toutes deux frontwomen de heavy metal. [10] « Since around 1987, concert audiences for metal shows have been roughly gender‑balanced. » [Walser, 1993 : 110] [11] Le plus grand succès des groupes de metal dits « à chanteuses » est notamment à mettre en lien avec la popularité d’autres formations plus grand public telles que le groupe de rock alternatif Evanescence aux influences metal et gothiques. [12] D’après Keith Khan-Harris, « Les fans féminines sont plus nombreuses dans les sous‑catégories stylistiques plus mélodiques du metal extrême tels que le power ou le gothic metal » [Kahn‑Harris, 2007 : 71]. [13] 29 d’entre elles (31%) citent Metallica parmi les premiers groupes qui marquent leur entrée dans une carrière d’amatrice de metal. [14] Angela Gossow marquera d’ailleurs les esprits en intégrant en 2001 le groupe de death metal Arch Enemy en tant que chanteuse à voix gutturale, technique de chant également appelée grunt ou death growl. Il s’agit d’un chant de gorge très grave, proche d’un grognement ou d’un rugissement, caractéristique d’une expression de la masculinité sauvage et triomphante dans le metal extrême. Ce son est obtenu par l’utilisation couplée du diaphragme et des cordes vocales qui a notamment pour conséquence de rendre les paroles quasiment inaudibles à l’oreille du néophyte. Ce type de chant est par ailleurs symptomatique du brouillage, voire de l’effacement du genre, opéré par les chanteuses qui le pratiquent, dans le sens où la voix ainsi transformée ne permet plus de déterminer sur simple écoute s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. L’apparition de ce nouveau phénomène dans les années 1990 provoque l’étonnement du public, en particulier masculin, comme l’attestent de nombreux amateurs interrogés, qui « ne pensaient pas qu’une femme pouvait chanter comme ça ». [15] Notons par ailleurs que la plus grande partie des jeunes filles interrogées développent ces activités dans un contexte urbain, au sein de grandes villes françaises comme Lille, Nantes, Strasbourg, Lyon ou Saint‑Étienne. [16] Par ses racines anarcho‑punk, le grindcore se caractérise à l’origine par l’engagement politique radical de ses protagonistes, mais qui tend à décroître depuis les années 1990. Le discours étant devenu plus léger, les textes et l’imagerie sont produits prioritairement dans l’intention de choquer, mais aussi de produire des contenus cyniques dont l’humour repose sur l’exagération et la surenchère dans le gore et l’horreur. [17] Comme le montre Robert Walser en observant les participations sur forums de la Gay Metal Society sur Internet à propos d’un clip du groupe Judas Priest : les pantalons de cuir moulant, les clous, les moustaches et les engins à moteur peuvent tout autant être attribués à la virilité hétérosexuelle triomphante par les fans qu’être lus de façon érotisée par les spectateurs homosexuels. [Walser, 1993 :116]

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