Martha Argerich joue Chopin
Martha Argerich
Emmanuel Carrere, Yoga, éditions P.O.L, 2020
Depuis sa sortie, le 27 août 2020, le dernier livre d’Emmanuel Carrère intitulé Yoga s’est déjà écoulé à 160 000 exemplaires et figure en tête des meilleures ventes. Un « carton », comme l’écrivain le prédisait lui-même, non sans malice et ironie. Parce que Yoga, ainsi que son titre l’indique, parle d’une discipline qui a le vent en poupe et des adeptes toujours plus nombreux, mais aussi parce qu’il y est question de la descente aux enfers de Carrère, de sa très lourde dépression, affres que traversent hélas aussi beaucoup de gens, surtout en ces temps troublés.
Extrait 1 :
La Polonaise héroïque
Quand nous rentrons à la maison, non sans avoir acheté une quatrième bouteille à la taverne, il vente trop pour nous installer sur la terrasse, nous nous replions dans le salon sans fenêtre. Tandis que j'ouvre notre dernière bouteille en me demandant s'il n'aurait pas été avisé d'en acheter plutôt deux, Erica fouille dans sa collection de CD et en glisse un dans son énorme et grésillant ghetto blaster. Du piano. Un grondement d'arpèges. Sans en jouer malheureusement, ni la lire, j'aime la musique et je la connais assez bien. Quand j'écoute France Musique, ce qui m'arrive surtout en voiture, je tire une fierté enfantine d'identifier dès les premières mesures des œuvres diffusées. Erica me toise, impatiente, impérieuse, comme si elle me connaissait ce talent de société et me lançait un défi, que je relève avec panache : Chopin, la plus célèbre Polonaise de Chopin, la Polonaise dite « héroïque ». Gagné ! Erica est aux anges. Cette grande machine épique n'est à vrai dire pas l’œuvre que je préfère de Chopin, loin s'en faut, mais je suis transporté ce soir par sa grandeur, sa majesté, et je remercie Erica d'avoir mis précisément ce morceau-là, précisément à cet instant-là : rien ne pouvait convenir. Je demande qui joue : Vladimir Horowitz, dit-elle aussi fièrement que si c'était elle, et c'est une interprétation d'une folle, diabolique virtuosité. On l'entend, on rêve d'être à sa place, on rêve de déchaîner avec ses dix doigts ces cataclysmes sonores troués par des moments de rêverie élégiaque. Nous l'écoutons, debout, tous deux au milieu du salon, Erica connait le morceau par cœur, elle me prévient, avec force gestes et mimiques, quand approchent les passages qu'elle préfère, ceux qui lui donnent la chair de poule et l'emportent jusqu'au ciel, et je me demande comment j'ai fait pour, aimant Chopin comme je l'aime, avoir jusqu'à presque soixante ans négligé la Polonaise héroïque (...).
Extrait 2 :
« Martha »
Dans Yoga, Martha apparaît à la page 334, au chapitre intitulé « Martha ». Martha, c’est Martha Argerich, l’immense pianiste suisse d’origine argentine. Avant de le quitter, Erica, la femme avec laquelle Emmanuel Carrère s’est occupé de jeunes réfugiés sur l’île grecque de Léros, a laissé un cadeau à l’écrivain : « Tu vas voir, c’est un beau cadeau », lui glisse-t-elle alors qu’elle s’apprête à monter dans le ferry. En guise de présent, un lien vers une vidéo sans autre commentaire que, comme objet du mail, « 5’30’’ ». Emmanuel Carrère décrit ce qu’il voit se matérialiser sur son écran :
Noir et blanc, filmée depuis la coulisse d'une salle de concert, on voit une femme en robe noire à pois blancs, assise, de dos, devant un piano. Elle pose les doigts sur le clavier, elle commence à jouer. J'ai assez écouté la Polonaise héroïque, ces derniers temps, pour la reconnaître dès la première mesure. Second plan : les doigts courent sur le clavier. Il n'y a que trois axes, le troisième est sur le visage de pianiste, de fac. C'est une très jeune femme, d'une beauté stupéfiante, la beauté stupéfiante du jeune Alain Delon dans Rocco et ses frères. Elle aussi, je la reconnais immédiatement car c'est une de mes pianistes préférées, je ne suis pas le seul, c'est Martha Argerich, elle doit avoir vingt ans, peut-être moins, elle a déjà cette crinière noire libre, jamais attachée, qu'elle aura toute sa vie. Elle est sauvage, sensuelle, intense, indomptée, géniale. Je l'écoute, je la regarde tout en me demandant pourquoi, avant de partir, Erica m'a envoyé le lien vers cette vidéo, sans autre commentaire que, comme objet du mail : 5'30''. Le curseur indique que la vidéo dure 6'40. Je connais maintenant par cœur la Polonaise héroïque, je peux la dérouler dans ma tête d'un bout à l'autre, ce qui laisse tout loisir de m'émerveiller du jeu de Martha Argerich, très rapide (6'40'' : plus qu'Horowitz, moins que les autres), mais jamais pressé, incroyablement puissant et aérien. Voir courir ses doigts sur le clavier, c'est un ravissement, mais rien à côté des expressions qui parcourent son visage au fil de la musique. Concentration extrême, abandon extrême. A 4'30'', on arrive à la petite note, très haut dans le ciel, à partir de laquelle se déroule la guirlande. On retient le souffle quand Martha Argerich la déroule. Elle est dans une espère de transe alanguie, suspendue. L'indication de Chopin pour ce passage est smorzando, une indication très rare qui signifie : en s'éteignant. Martha Argerich s'éteint en direct en laissant perler ces notes de rêve, mais elle sait et nous savons qu'à cette endroit le grand thème de la Polonaise va revenir, et que cet éclatant retour est le plus haut moment de l'oeuvre.
Quelques lignes plus loin, dans Yoga, il s’adresse directement à son lecteur en ces termes : « Après avoir lu le chapitre qui précède, je suppose que vous avez tapé “martha argerich polonaise héroïque” et que vous l’avez regardée à votre tour. Peut-être qu’elle vous fait du bien à vous aussi. Peut-être que vous aussi en envoyez le lien aux gens que vous aimez. »
Martha Argerich play Chopin "Polonaise N°6 l'héroïque" - YouTube:
https://youtu.be/KCSEwfqs-VM
Frédéric Chopin (1810-1849) n’a jamais envisagé, semble-t-il, la musique autrement que comme un moyen d’exprimer un sentiment nostalgique prégnant, lié à son exil. Né le 1er mars 1810 à Żelazowa Wola, non loin de Varsovie, de père lorrain, Frédéric Chopin a toujours revendiqué son sang polonais, et il nous plaît d’envisager, comme terreau originel de son inspiration, sa « Polonitude ». Pourtant, parti de son pays dès novembre 1830 pour Vienne puis pour Paris en 1831, étonnamment il n’y remet pas un pied jusqu’à sa mort le 17 octobre 1849. La capitulation de Varsovie en 1831 et l’arrivée des Russes ont été, semble-t-il, à l’origine de pièces comme l’ Étude op. 10 n° 12 dite « Révolutionnaire » ou le dernier des Préludes op. 28. En plein siècle des révolutions – celle de Pologne est, rappelons-le, manquée – Chopin garde dans sa chair la blessure du souvenir désabusé d’une Nation continuellement meurtrie par l’Histoire. Eugène Delacroix et le violoncelliste Auguste Franchomme mis à part, il entretient en France avant tout des amitiés polonaises, et fréquente d’ailleurs leurs cercles et leurs salons aristocratiques qui lui permettent d’atteindre très vite gloire et renommée parisiennes. On peut comprendre que ce sentiment d’altérité, de déracinement, puise in fine dans son propre malheur les conditions d’une inspiration créatrice et fertile. N’écrit-il pas à ce sujet : « J’aimerais pouvoir repousser les pensées qui empoisonnent ma joie, et pourtant je prends un certain plaisir à m’offrir à elles. » On pourrait parfaire cette vision de l’artiste romantique aux prises avec ses démons par ces crises hémoptysiques aggravées épuisant le musicien polonais sa vie durant, mais cela serait alors bien affadir à la fois l’art de Chopin, et Chopin lui-même. Son originalité a été justement de dépasser ce modèle en érigeant non comme fin mais comme moyen les contours qui le dessinent : ses Polonaises ne figurent pas tels de simples ersatz de danses nationales comme ont pu en écrire avant lui Bach ou Haendel. Chopin les érige en morceaux de bravoure, où le dramatisme ne cède en rien aux accents plus rythmiques afférents à la forme. La Polonaise de Chopin n’est plus cette Polonaise pittoresque et somme toute anecdotique de l’Histoire de la musique, elle est une nouvelle forme musicale, un nouveau chant, une nouvelle forme d’expression romantique élevée à la gloire de l’héroïsme patriotique. Quant à ses Mazurkas, ces « danses de l’âme » selon l’expression heureuse du pianiste chopinien Jean-Marc Luisada – qui les oppose aux « danses du cœur » figurées par les Valses –elles fournissent autant de miroirs diffractés d’une forme de danse populaire et folklorique polonaise à trois temps investis par la conscience du poète. Un jeu très simple consiste à réécouter ces Mazurkas en fermant les yeux, et réaliser quand le « Je » chopinien apparaît, prend le dessus et enrichit le discours musical par des nuances souples et variées, empreintes de nostalgie, douleur, joie, rêve… Cette esthétique du « détournement » formel impose une voix chopinienne intime et secrète telle l’instillation infime et mystérieuse d’un sentiment nu : en ce sens, l’ensemble du recueil des Mazurkas recèle l’un des plus beaux exemples de ce mystère de l’art de Chopin, où la suggestion sensible et profondément personnelle du sentiment est ce qui dicte l’acte de composition. Tel le poète Mickiewicz, Chopin peut apparaître comme le représentant, le symbole de l’esprit d’une nation déchue, ou plutôt du sentiment d’une nation qui n’a de réalité qu’au travers la parole artistique de ses quelques hérauts. Mais la tangente chopinienne épargne tout didactisme pour ériger la musique et l’expression du sentiment comme finalité de son art, comme dogme absolu. Et cela se traduit forcément par un rapport neuf – « moderne » – à son instrument.
George Sand et Frédéric Chopin par le peintre Eugène Delacroix, 1838
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