L’insoutenable légèreté du capitalisme
vis-à-vis de notre santé, par Eva Illouz, sociologue. Publié le 23 mars 2020. Lien : https://www.nouvelobs.com/idees/20200323.OBS26443/l-insoutenable-legerete-du-capitalisme-vis-a-vis-de-notre-sante-par-eva-illouz.html
TRIBUNE. Dans ce texte
brillant, qui souligne le lien étroit entre santé et économie, la grande
sociologue franco-israélienne analyse la crise planétaire du coronavirus. Elle
dénonce « l’imposture » du néolibéralisme qui, privant l’Etat de ses
ressources, a sacrifié le monde dont il se nourrit.
En regardant le film hypnotique de Lars von Trier « Melancholia », le
spectateur comprend peu à peu, dans un mélange de terreur et d’impuissance, que
le monde est sur le point de disparaître, condamné à entrer en collision avec
la planète « Melancholia ». A la fin du film, ce spectateur, à la
fois fasciné et paralysé, voit cette planète finir sa course pour s’écraser sur
la Terre. D’abord apparue sous la forme d’un point lointain dans le ciel, elle
grossit jusqu’à finalement devenir un disque qui envahit tout l’écran, au
moment du choc. Nous sommes tous plongés dans un événement mondial dont nous
n’avons pas encore pleinement saisi l’ampleur. Dans ce moment inédit, j’ai
tenté de trouver des analogies et je me suis souvenue de cette scène finale du
film de Lars von Trier.
Une nouvelle réalité
C’est au cours de la deuxième semaine de janvier que j’ai lu pour la
première fois un article au sujet d’un étrange virus ; c’était dans la presse
américaine et j’y ai prêté une attention toute particulière parce que mon fils
devait partir en Chine. Le virus était encore à distance, comme le point
lointain d’une planète menaçante. Mon fils annula son voyage mais le point est
devenu disque et a poursuivi sa course inexorable, venant progressivement
s’écraser sur nous, en Europe et au Moyen-Orient. Désormais, nous observons
tous, tétanisés, les progrès de la pandémie, tandis que le monde que nous
connaissions a baissé le rideau. Le coronavirus est un événement planétaire
d’une magnitude que nous peinons à saisir, non seulement en raison de son
échelle mondiale, non seulement en raison de la rapidité de la contamination,
mais aussi parce que les institutions dont nous n’avions jamais questionné le
colossal pouvoir ont été mises à genoux en l’espace de quelques semaines.
L’univers archaïque des épidémies dévastatrices a brutalement fait irruption
dans le monde aseptisé et avancé de la puissance nucléaire, de la chirurgie
laser et de la technologie virtuelle. Même en temps de guerre, les cinémas et
les bars underground continuaient de fonctionner ; or ici, les villes animées
d’Europe que nous aimons sont devenues de sinistres villes fantômes, leurs
habitants forcés de se terrer chez eux. Comme l’écrivit Albert Camus dans La
Peste, « tous ces changements, dans un sens, étaient si
extraordinaires et s’étaient accomplis si rapidement, qu’il n’était pas facile
de les considérer comme normaux et durables. » Du transport
aérien aux musées, c’est le cœur battant de notre civilisation qui a été arrêté.
La liberté, la valeur cardinale de la modernité, a été mise entre parenthèses,
non pas à cause d’un nouveau tyran mais en raison de la peur, cette émotion qui
domine toutes les autres. Du jour au lendemain, le monde est devenu unheimlich,
étrangement inquiétant, vidé de sa familiarité. Les gestes les plus
réconfortants – se serrer la main, s’embrasser, s’étreindre, manger ensemble –
sont devenus sources de danger et d’angoisse. En l’espace de quelques jours, de
nouvelles notions ont fait leur apparition pour donner sens à une réalité
nouvelle : nous sommes tous devenus spécialistes des différents types de
masques et de leur pouvoir filtrant (N95, FPP2, FPP3, etc.), nous savons
désormais quelle quantité d’alcool est nécessaire à un lavage de mains efficace,
nous connaissons la différence entre la « suppression » et
l’« atténuation », entre Saint-Louis et Philadelphie au temps de la
grippe espagnole, et bien sûr, nous nous sommes familiarisés, surtout, avec les
étranges règles et rituels de la distanciation sociale. En quelques jours en
effet, une nouvelle réalité a fait son apparition, avec de nouveaux objets, de
nouveaux concepts et de nouvelles pratiques.
Rupture du contrat de l’Etat
Les crises révèlent les structures mentales et politiques et, dans le même
temps, elles mettent au défi les structures conventionnelles et la routine. Une
structure est habituellement dissimulée au regard, mais les crises n’ont pas
leur pareil pour exposer à l’œil nu les structures mentales et sociales
tacites. La santé, selon Michel Foucault, est l’épicentre de la gouvernance
moderne (il parlait de « biopouvoir »). A travers la médecine et la
santé mentale, affirmait-il, l’Etat gère, surveille et contrôle la population.
Dans un langage qu’il n’aurait pas utilisé, nous pourrions dire que le contrat
implicite passé entre les Etats modernes et leurs citoyens est fondé sur la
capacité des premiers à garantir la sécurité et la santé physiques des seconds.
Cette crise met en lumière deux choses opposées : d’abord le fait que ce contrat,
dans de nombreuses parties du monde, a progressivement été rompu par l’Etat,
qui a changé de vocation en devenant un acteur économique entièrement préoccupé
de réduire les coûts du travail, d’autoriser ou encourager la délocalisation de
la production (et, entre autres, celle de médicaments clés), de déréguler les
activités bancaires et financières et de subvenir aux besoins des entreprises.
Le résultat, intentionnel ou non, a été une érosion extraordinaire du secteur
public. Et la deuxième chose, c’est le fait, évident aux yeux de tous, que seul
l’Etat peut gérer et surmonter une crise d’une telle ampleur. Même le mammouth
Amazon ne peut faire plus qu’expédier des colis postaux, et encore, avec de
grandes difficultés.
« Retombées
zoonotiques »
Pour Denis Carroll, expert mondial de premier plan en maladies
infectieuses, travaillant aux Etats-Unis pour le CDC (Centers for Disease
Control and Prevention), l’agence nationale de protection de la santé, nous
devons nous attendre à voir ce type de pandémies se répéter plus souvent à
l’avenir. Et cela en raison de ce qu’il appelle les « retombées
zoonotiques », c’est-à-dire les conséquences d’un contact de plus en plus
fréquent entre des agents pathogènes d’origine animale et les hommes – un contact
lui-même causé par la présence toujours plus importante des humains dans des
écozones qui, jusqu’ici, étaient hors de notre portée. Ces incursions dans les
écozones s’expliquent par la surpopulation et par l’exploitation intensive de
la terre (en Afrique, par exemple, l’extraction pétrolière ou minière s’est
considérablement développée dans des régions qui étaient d’ordinaire peu
habitées par les hommes). Cela fait au moins une décennie que Caroll et de
nombreux autres (dont, par exemple, Bill Gates et l’épidémiologiste Larry
Brilliant, directeur de la fondation Google.org) nous avertissent que des virus
inconnus menaceront toujours plus à l’avenir les êtres humains. Mais
personne n’y a prêté attention. La crise actuelle est le prix que nous payons
tous pour le manque d’attention de nos politiciens : nos sociétés étaient bien
trop occupées à réaliser des bénéfices, sans relâche, et à exploiter la terre
et la main d’œuvre, en tout temps et en tous lieux. Dans un monde post-Corona,
les retombées zoonotiques et les marchés chinois d’animaux vivants devront
devenir le souci de la communauté internationale. Si l’arsenal nucléaire de
l’Iran est étroitement contrôlé, il n’y a aucune raison de ne pas exiger un
contrôle international des sources de retombées zoonotiques. Le milieu des
affaires, partout à travers le monde, peut enfin réaliser que pour pouvoir
exploiter le monde, il faut encore qu’il y ait un monde.
Une femme, sur le pont de Brooklyn à New York, le 20 mars 2020.
L’économie ou la vie ? La santé, socle invisible du marché
La peur du public met toujours les institutions en danger (les monstres
politiques du XXème siècle ont tous utilisé la peur pour dépouiller la
démocratie de ses institutions). Mais l’inédit de cette crise, c’est à quel
point elle se montre hantée par l’« économisme ». Le modèle
britannique (décrié depuis) a initialement consisté à adopter la méthode
d’intervention la moins intrusive possible, soit le modèle de
l’auto-immunisation (c’est-à-dire de la contamination) de 60 % de la population
– une option qui revenait à sacrifier une partie de cette population au nom du
maintien de l’activité économique. L’Allemagne et la France avaient d’abord
réagi de la même manière, ignorant la crise tant que cela fut possible. Comme
l’a relevé l’essayiste italien Giuliano da Empoli, même la Chine, qui piétine
les droits de l’homme, n’a pas utilisé aussi ouvertement que les nations
européenne l’« économisme » comme un critère à prendre en
considération dans la lutte contre le virus (du moins au début). Le dilemme est
sans précédent : sacrifier la vie de nombreuses personnes âgées et vulnérables
ou sacrifier la survie économique de beaucoup de jeunes et d’indépendants. Il
n’est pas sans ironie que ce soit le monde de la finance, généralement arrogant
et si souvent impénétrable, qui ait été le premier à s’effondrer. Cela a montré
que la circulation de l’argent dans le monde repose sur une ressource que nous
considérions tous comme acquise : la santé des citoyens. Les marchés se
nourrissent de la confiance comme d’une monnaie pour construire le futur, et il
s’avère que la confiance se fonde sur l’hypothèse de la santé. Les Etats
modernes ont garanti la santé des citoyens : ils ont construit des hôpitaux,
formé des médecins, subventionné la recherche médicale et conçu des systèmes de
protection sociale. Ce système de santé était le socle invisible qui rendait
possible la confiance dans l’avenir qui, à son tour, conditionne les
investissements et la spéculation financière. Sans santé, les transactions
économiques perdent leur sens. La santé était donc tenue pour acquise ; et ces
dernières décennies, les politiciens, les places financières, les grandes
entreprises s’accordèrent tous pour promouvoir des politiques qui réduisaient
drastiquement les budgets dévolus aux ressources publiques, de l’éducation aux
soins de santé, ignorant ainsi de façon paradoxale à quel point les entreprises
avaient pu bénéficier de ces biens publics (éducation, santé, infrastructures),
sans rien débourser pour cela. Toutes ces ressources dépendent de l’Etat et
conditionnent l’existence même des échanges économiques. Pourtant, en France,
100 000 lits d’hôpitaux ont été supprimés ces vingt dernières années (les soins
à domicile ne sauraient compenser des lits en unités de soins intensifs). En
juin 2019, les médecins et infirmières urgentistes avaient manifesté contre les
coupes budgétaires qui sapent le système de santé français – une référence mondiale
– jusqu’à le pousser au bord de l’effondrement.
A l’hôpital Emile Muller de Mulhouse, le 22 mars 2020.
Au moment même où j’écris ces lignes, un collectif de 600 médecins annoncent
porter plainte contre le Premier ministre, Edouard Philippe, et l’ex-ministre
de la Santé, Agnès Buzyn, pour leur mauvaise gestion de la crise (jusqu’au 14
mars, aucune mesure n’avait été prise). Aux Etats-Unis, le pays le plus
puissant de la planète, les médecins se démènent pour trouver des masques, afin
de se protéger eux-mêmes. En Israël, en 2019, le ratio lits
d’hôpitaux/population totale était tombé à son plus bas niveau depuis trois
décennies, selon un rapport publié par le ministère de la Santé.
La mue indispensable du capitalisme
Netanyahu et ses gouvernements successifs ont négligé le système de santé
pour deux raisons : parce que Netanyahu est fondamentalement un néolibéral qui
croit en la redistribution de l’argent issu des ressources collectives aux
riches sous la forme d’exonérations d’impôts ; et parce qu’il a cédé aux
exigences des partis ultra-orthodoxes qui sont ses partenaires de coalition,
créant ainsi des pénuries massives dans le système de santé. Le mélange de
gravité et d’hystérie avec lequel la crise actuelle a été gérée visait à
dissimuler cette stupéfiante impréparation (manque de masques chirurgicaux, de
respirateurs artificiels, de combinaisons de protection, de lits, d’unités de
soins adéquates, etc.). Netanyahu et des hordes de politiciens partout dans le
monde ont traité la santé des citoyens avec une légèreté insupportable,
échouant à comprendre l’évidence : sans santé, il ne peut y avoir d’économie.
La relation entre notre santé et le marché est désormais devenue douloureusement
claire. Le capitalisme tel que nous l’avons connu doit changer. La pandémie va
causer des dommages économiques incommensurables, un chômage massif, une
croissance en berne ou négative, et elle affectera le monde entier – les
économies asiatiques ayant des chances d’en ressortir les plus fortes. Les
banques, les entreprises et les sociétés financières devront supporter la
charge, aux côtés de l’Etat, de trouver une issue à cette crise et devenir des
partenaires pour la santé collective des citoyens. Elles devront contribuer à
la recherche, aux plans de préparation aux urgences nationales, et à l’embauche
massive, une fois cette crise terminée. Elles devront porter le fardeau de la reconstruction
économique, quand bien même cet effort collectif ne générerait que peu de
profits. Les capitalistes ont pris pour acquises les ressources fournies par
l’Etat – l’éducation, la santé, les infrastructures – sans jamais réaliser que
les ressources dont ils spoliaient l’Etat les priveraient, au bout du compte,
du monde qui rend l’économie possible. Cela doit cesser. Pour que l’économie
ait un sens, elle a besoin d’un monde. Et ce monde ne peut être construit que
collectivement, grâce à la contribution du secteur privé au bien commun. Si
seuls les Etats peuvent gérer une crise d’une telle ampleur, ils ne seront pas
suffisamment forts pour nous faire sortir à eux seuls de cette crise : il
faudra que les entreprises contribuent au maintien des biens publics, dont
elles ont tant bénéficié.
Les élites et les butins de guerre
En Israël, malgré un bilan relativement peu élevé en terme de vies humaines
(jusqu’à présent), la crise du coronavirus a profondément ébranlé les
institutions du pays. Comme Naomi Klein
n’a cessé de le souligner, les catastrophes sont pour les élites des
occasions de s’emparer de butins de guerre et d’en tirer le maximum de profits.
Israël en fournit un exemple frappant. Netanyahu a de facto suspendu les
droits civiques fondamentaux et fermé les tribunaux (se sauvant ainsi in
extremis du procès qui l’attendait). Le 16 mars, au milieu de la nuit, le
gouvernement israélien a approuvé le recours à des outils technologiques élaborés
par les services secrets du Shin Bet pour traquer les terroristes, afin de
localiser et identifier les mouvements des porteurs de virus (et de ceux qu’ils
auraient pu contaminer). Il a contourné l’approbation de la Knesset, pourtant
prévu par la procédure, et adopté des mesures qu’aucun pays n’avait encore
prise – y compris les plus autoritaires. Les citoyens israéliens ont l’habitude
d’obéir rapidement et docilement aux ordres qu’ils reçoivent de l’Etat, en
particulier lorsque leur sécurité et leur survie sont en jeu. Ils sont
accoutumés à considérer la sécurité comme une raison valable d’enfreindre la
loi et de porter atteinte à la démocratie. Mais Netanyahu et ses acolytes ne se
sont pas arrêtés là : ils ont mis un coup d’arrêt à la formation de commissions
parlementaires, menant de facto ce que certains commentateurs et
citoyens ont appelé un « coup d’Etat » politique, privant
ainsi le Parlement de sa fonction de contre-pouvoir face à l’exécutif, et
refusant les résultats des élections, qui les mettaient en situation de
minorité. Le 19 mars, une procession légale de voitures munies de drapeaux
noirs pour protester contre la fermeture du Parlement a été stoppée de force
par la police, pour la seule raison que celle-ci en avait reçu l’ordre. Thucydide,
l’historien grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, écrivait ceci au sujet de la
peste qui avait ravagé Athènes durant la deuxième année de la guerre du
Péloponnèse : « Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant
que devenir, cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. » (1)
Des crises de ce type peuvent générer du chaos et c’est dans ce genre de
circonstances que, bien souvent, des tyrans font leur apparition. Les
dictateurs prospèrent sur la peur et le chaos. En Israël, des commentateurs très
respectés voient dans la gestion de la crise par Netanyahu un exemple d’une
telle exploitation cynique du chaos et de la peur, dans le but de changer les
résultats des élections et de se mettre hors de portée de la loi. Ainsi, Israël
traverse une crise qui n’a pas d’équivalent ailleurs : sa crise est à la fois
sanitaire, économique et politique. Dans des moments comme celui-ci, il est
crucial d’avoir confiance dans les personnes occupant les charges publiques ;
or, une partie significative de l’opinion publique israélienne est en train de
perdre totalement confiance en ses représentants, du ministère de la Santé ou
dans les autres branches de l’exécutif. (1) Thucydide,
« La Guerre du Péloponnèse », chap. 2, 52.
La bande-annonce de notre futur ?
Ce qui vient redoubler le sentiment de crise, c’est le fait que la pandémie
requiert une nouvelle forme de solidarité à travers la distanciation sociale.
C’est une solidarité entre les générations, entre les jeunes et les vieux,
entre quelqu’un qui ne sait pas qu’il peut être malade et quelqu’un qui
pourrait mourir de ce que le premier ne sait pas, une solidarité entre
quelqu’un qui a peut-être perdu son travail et quelqu’un qui pourrait perdre la
vie. Je suis confinée depuis plusieurs semaines maintenant et l’amour dont mes
enfants m’ont couverte a consisté à me laisser seule. Cette solidarité exige
l’isolement et fragmente le corps social en ses plus petites unités possible,
ce qui complique nos organisations, nos rencontres, nos communications –
au-delà des innombrables plaisanteries et vidéos échangées sur les réseaux
sociaux. Nous faisons aujourd’hui l’expérience d’une sociabilité de
substitution : l’usage d’Internet a plus que doublé ; les réseaux sociaux sont
devenus les nouveaux salons ; le nombre de blagues Corona circulant sur les
réseaux sociaux à travers les continents est sans précédent ; la consommation
de Netflix et de Prime Video a littéralement explosé ; les étudiants du monde
entier suivent désormais des cours virtuels à travers « Zoom » – des
salles de classe collaboratives. En résumé, cette maladie, qui nous oblige à
revoir de fond en comble toutes les catégories connues de la sociabilité et du
soin, est aussi la grande fête de la technologie virtuelle. Je suis persuadée
que dans le monde post-Corona, la vie virtuelle longue distance aura conquis
une nouvelle autonomie – maintenant que nous avons été contraints de découvrir
son potentiel. Nous sortirons de cette crise, grâce au travail héroïque des
médecins et des infirmières et à la résilience des citoyens. De nombreux pays
en sortent déjà. Le défi consistera à gérer l’après- pandémie, en tirant les
bonnes conclusions : l’Etat, encore une fois, s’est avéré la seule entité
capable de faire face à des crises à si grande échelle. L’imposture du
néolibéralisme est désormais exposée, et doit être dénoncée haut et fort.
L’époque où tout acteur économique n’était là que pour « s’en mettre plein
les poches » doit finir une bonne fois pour toutes. L’intérêt public doit
redevenir la priorité des politiques publiques. Et les entreprises doivent
contribuer à ce bien public, si elles veulent que le marché demeure un cadre
possible pour les activités humaines. Cette
pandémie est comme une bande-annonce de cinéma qui nous donne un preview,
un avant-goût de ce qui peut nous arriver si des virus bien plus dangereux font
leur apparition et si le changement climatique rend le monde invivable. Dans
des cas pareils, il n’y aura ni intérêt privé ni intérêt public à défendre.
Contrairement à ceux qui prédisent une résurgence du nationalisme et un retour
des frontières, je crois que seule une réponse internationale coordonnée peut
aider à affronter ces risques et périls inédits. Le monde est irrévocablement
interdépendant et seule une contribution de ce genre peut nous permettre de
faire face à la prochaine crise. Nous aurons besoin d’une coordination et d’une
coopération internationales d’un type nouveau, afin d’empêcher de futures retombées
zoonotiques, pour étudier les maladies, pour innover dans les domaines de
l’équipement médical et de la recherche, et plus que tout, il faudra réinvestir
les richesses considérables amassées par les entités privées dans les biens
communs. Telle sera la condition pour avoir un monde. Eva Illouz,
bio express : sociologue
franco-israélienne, Eva Illouz est considérée comme l’une des plus
importantes figures de la pensée mondiale. Directrice d’études à l’EHESS et
professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle étudie le développement
du capitalisme sous l’angle des subjectivités. Elle a récemment publié Happycratie (2018), les Marchandises émotionnelles (Premier Parallèle,
2019) et, le 6 février 2020, la Fin de l’amour, aux éditions du Seuil.
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