En Chine, le « crédit social » des
citoyens fait passer les devoirs avant les droits Par Brice Pedroletti Publié le 16 janvier
2020
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/16/le-credit-social-les-devoirs-avant-les-droits_6026047_3232.html
Ce concept accrédite l’idée d’un « capital de points » accordé
par l’Etat au citoyen, qui peut être bonifié, ou bien s’éroder. Une
« contrôlocratie » rendue possible grâce à toutes sortes de
paramètres et à l’intelligence artificielle.
Le crédit social est chinois : de 2014 à 2020, le gouvernement y a
lancé un programme de construction du « système de crédit social » (shehui
xinyong tixi en chinois) qui fait les choux gras de la presse
occidentale et inspire des films de science-fiction. En Chine, cette
nouvelle forme de gouvernance a d’abord été conçue pour répondre aux
difficultés de faire appliquer les lois et les décisions de justice. C’est le
grand paradoxe du régime autoritaire chinois : les règles et les lois,
pléthoriques et souvent très strictes, continuent d’être peu respectées, tant
par les institutions que par les citoyens. Pour compenser, l’Etat-parti
gouvernement sévit par des campagnes d’une sévérité inouïe. Il s’agirait donc
de trouver un entre-deux : apporter une solution systémique à
l’empire de la fraude et de l’arbitraire qu’est la Chine en instaurant une
« contrôlocratie » grâce à toutes sortes de paramètres et à
l’intelligence artificielle.
« Augmenter le niveau de vertu des
citoyens »
Le crédit social chinois accrédite l’idée d’un « capital de
points » accordé par l’Etat au citoyen, qui peut être bonifié – ou bien
s’éroder : la citoyenneté n’obéit pas en Chine à une logique universalisante
comme en Occident. Dans une note de juillet 2019 publiée sur le site de l’Institut Thomas More, le chercheur
Emmanuel Dubois de Prisque associe le crédit social « à la tradition
confucéenne dans sa volonté de “civiliser” la société chinoise et d’augmenter
le niveau de vertu des citoyens ». Et « dans sa volonté de
faire des récompenses et des châtiments le cœur de la gouvernance en
Chine », à la tradition du légisme – une philosophie politique
chinoise datant du IIIe siècle avant J.-C. et qui met des lois
punitives au service de l’empereur. Décrit dans les directives comme un « système
de crédit et de sanctions selon lequel tout devient limité, une fois que la
confiance est perdue », le crédit social s’applique aux personnes
morales, dotées depuis janvier 2018 d’un numéro de crédit social, et aux
personnes physiques – qui restent identifiées par leur numéro de carte
d’identité, dont la puce électronique est capable de stocker de multiples
données. Les collectivités locales à travers la Chine mettent en place leur
propre système de notation « civique ». Tandis que la Cour
suprême et d’autres administrations émettent des listes noires de
contrevenants, de personnes inculpées qui se soustraient à une décision de
justice ou de débiteurs défaillants. Ils sont soumis à des restrictions
partielles ou totales sur certaines dépenses comme l’achat de billets d’avion
et de train. Des services commerciaux en
ligne attribuent, de leur côté, des notes de fiabilité à leurs usagers qui
peuvent à leur tour incorporer certains des critères définis dans le domaine
public. A ce stade, le « système de crédit social » est encore
« une chimère », écrit Séverine Arsène, dans une note de l’Institut français des
relations internationales (IFRI) de novembre 2019 : c’est « un
assemblage d’indicateurs hétérogènes et de mécanismes d’application qui
diffèrent selon le lieu de résidence et l’activité », et dont « la
capacité à combiner dans un seul indicateur toutes les dimensions des
interactions d’un seul individu avec les lois et les réglementations reste un
fantasme ».
Une chimère, « mais avec de vraies griffes »
Une chimère, « mais avec de vraies griffes » prévient
toutefois Mme Arsène. Car cette vaste expérience in vivo menée
à travers tout le pays est loin d’être anecdotique. Elle puise dans la manie de
notation du régime communiste : celui-ci tient des dossiers secrets (dang’an)
sur chaque citoyen – autrefois sur papier, aujourd’hui électroniques. Selon la
sinologue Chloé Froissart, qui consacre ses recherches à la citoyenneté en
Chine, le crédit social a pour prototype le « permis à points »
mis en place dans les années 2000 par les villes chinoises pour sélectionner
les candidats à l’intégration urbaine parmi les « immigrés de
l’intérieur », venus travailler dans les grandes villes mais dont le hukou,
le permis de résidence, est attaché à une zone rurale ou une plus petite
agglomération. Ils sont notés selon toutes sortes de critères (être capable de
subvenir à ses besoins, de payer ses impôts et ses cotisations, d’avoir un
logement fixe…). Les plus « dotés »
– car ils coûteront le moins et apportent le plus en termes de qualifications
et de ressources économiques et financières – peuvent se voir octroyer le hukou
très convoité de la grande ville. « Le crédit social va généraliser le
principe d’une “citoyenneté à points” expérimenté dans le domaine de l’intégration
des migrants en zone urbaine », analyse Mme Froissart.
« La Chine ne reconnaît pas le principe d’égalité des citoyens. Les
individus ont l’obligation de se conformer aux attentes de l’Etat sur ce que
signifie être un bon citoyen. Sinon, ils sont rétrogradés dans la citoyenneté.
Cette mise en conformité sociale et politique des citoyens réalise le
fantasme de tout régime totalitaire, d’un contrôle presque total. Bref, un
totalitarisme 2.0 », poursuit-elle. Avec le crédit social, Xi Jinping,
qui a remis le Parti communiste chinois au centre du jeu, instaure ainsi une
gouvernance automatisée, aux dépens des checks and balances
(« freins et contrepoids ») des démocraties et de la création
d’institutions solides, susceptibles d’entamer le monopole du parti sur le
pouvoir. Ce crédit social made in China a-t-il un avenir en dehors de
Chine ? Le chercheur Emmanuel Dubois de Prisque fait remarquer que
l’Occident n’est pas immunisé : « Le système du crédit social pourrait
avoir pour lui d’être efficace. Et tout ce qui est efficace dans un monde
soumis au paradigme technico-scientifique finit par être envisagé. »
Or, note-t-il, « nos sociétés sont aussi confrontées à la montée des
incivilités et à la chute de la confiance réciproque entre les citoyens ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire