mardi 24 mars 2020

BTS2 En Chine, le « crédit social » des citoyens fait passer les devoirs avant les droits


En Chine, le « crédit social » des citoyens fait passer les devoirs avant les droits Par Brice Pedroletti Publié le 16 janvier 2020

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/16/le-credit-social-les-devoirs-avant-les-droits_6026047_3232.html

Ce concept accrédite l’idée d’un « capital de points » accordé par l’Etat au citoyen, qui peut être bonifié, ou bien s’éroder. Une « contrôlocratie » rendue possible grâce à toutes sortes de paramètres et à l’intelligence artificielle.

Le crédit social est chinois : de 2014 à 2020, le gouvernement y a lancé un programme de construction du « système de crédit social » (shehui xinyong tixi en chinois) qui fait les choux gras de la presse occidentale et inspire des films de science-fiction. En Chine, cette nouvelle forme de gouvernance a d’abord été conçue pour répondre aux difficultés de faire appliquer les lois et les décisions de justice. C’est le grand paradoxe du régime autoritaire chinois : les règles et les lois, pléthoriques et souvent très strictes, continuent d’être peu respectées, tant par les institutions que par les citoyens. Pour compenser, l’Etat-parti gouvernement sévit par des campagnes d’une sévérité inouïe. Il s’agirait donc de trouver un entre-deux : apporter une solution systémique à l’empire de la fraude et de l’arbitraire qu’est la Chine en instaurant une « contrôlocratie » grâce à toutes sortes de paramètres et à l’intelligence artificielle.

« Augmenter le niveau de vertu des citoyens »
Le crédit social chinois accrédite l’idée d’un « capital de points » accordé par l’Etat au citoyen, qui peut être bonifié – ou bien s’éroder : la citoyenneté n’obéit pas en Chine à une logique universalisante comme en Occident. Dans une note de juillet 2019 publiée sur le site de l’Institut Thomas More, le chercheur Emmanuel Dubois de Prisque associe le crédit social « à la tradition confucéenne dans sa volonté de “civiliser” la société chinoise et d’augmenter le niveau de vertu des citoyens ». Et « dans sa volonté de faire des récompenses et des châtiments le cœur de la gouvernance en Chine », à la tradition du légisme – une philosophie politique chinoise datant du IIIsiècle avant J.-C. et qui met des lois punitives au service de l’empereur. Décrit dans les directives comme un « système de crédit et de sanctions selon lequel tout devient limité, une fois que la confiance est perdue », le crédit social s’applique aux personnes morales, dotées depuis janvier 2018 d’un numéro de crédit social, et aux personnes physiques – qui restent identifiées par leur numéro de carte d’identité, dont la puce électronique est capable de stocker de multiples données. Les collectivités locales à travers la Chine mettent en place leur propre système de notation « civique ». Tandis que la Cour suprême et d’autres administrations émettent des listes noires de contrevenants, de personnes inculpées qui se soustraient à une décision de justice ou de débiteurs défaillants. Ils sont soumis à des restrictions partielles ou totales sur certaines dépenses comme l’achat de billets d’avion et de train.  Des services commerciaux en ligne attribuent, de leur côté, des notes de fiabilité à leurs usagers qui peuvent à leur tour incorporer certains des critères définis dans le domaine public. A ce stade, le « système de crédit social » est encore « une chimère », écrit Séverine Arsène, dans une note de l’Institut français des relations internationales (IFRI) de novembre 2019 : c’est « un assemblage d’indicateurs hétérogènes et de mécanismes d’application qui diffèrent selon le lieu de résidence et l’activité », et dont « la capacité à combiner dans un seul indicateur toutes les dimensions des interactions d’un seul individu avec les lois et les réglementations reste un fantasme ».

Une chimère, « mais avec de vraies griffes »
Une chimère, « mais avec de vraies griffes » prévient toutefois Mme Arsène. Car cette vaste expérience in vivo menée à travers tout le pays est loin d’être anecdotique. Elle puise dans la manie de notation du régime communiste : celui-ci tient des dossiers secrets (dang’an) sur chaque citoyen – autrefois sur papier, aujourd’hui électroniques. Selon la sinologue Chloé Froissart, qui consacre ses recherches à la citoyenneté en Chine, le crédit social a pour prototype le « permis à points » mis en place dans les années 2000 par les villes chinoises pour sélectionner les candidats à l’intégration urbaine parmi les « immigrés de l’intérieur », venus travailler dans les grandes villes mais dont le hukou, le permis de résidence, est attaché à une zone rurale ou une plus petite agglomération. Ils sont notés selon toutes sortes de critères (être capable de subvenir à ses besoins, de payer ses impôts et ses cotisations, d’avoir un logement fixe…).  Les plus « dotés » – car ils coûteront le moins et apportent le plus en termes de qualifications et de ressources économiques et financières – peuvent se voir octroyer le hukou très convoité de la grande ville. « Le crédit social va généraliser le principe d’une “citoyenneté à points” expérimenté dans le domaine de l’intégration des migrants en zone urbaine », analyse Mme Froissart. « La Chine ne reconnaît pas le principe d’égalité des citoyens. Les individus ont l’obligation de se conformer aux attentes de l’Etat sur ce que signifie être un bon citoyen. Sinon, ils sont rétrogradés dans la citoyenneté. Cette mise en conformité sociale et politique des citoyens réalise le fantasme de tout régime totalitaire, d’un contrôle presque total. Bref, un totalitarisme 2.0 », poursuit-elle. Avec le crédit social, Xi Jinping, qui a remis le Parti communiste chinois au centre du jeu, instaure ainsi une gouvernance automatisée, aux dépens des checks and balances (« freins et contrepoids ») des démocraties et de la création d’institutions solides, susceptibles d’entamer le monopole du parti sur le pouvoir. Ce crédit social made in China a-t-il un avenir en dehors de Chine ? Le chercheur Emmanuel Dubois de Prisque fait remarquer que l’Occident n’est pas immunisé : « Le système du crédit social pourrait avoir pour lui d’être efficace. Et tout ce qui est efficace dans un monde soumis au paradigme technico-scientifique finit par être envisagé. » Or, note-t-il, « nos sociétés sont aussi confrontées à la montée des incivilités et à la chute de la confiance réciproque entre les citoyens ».

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