Pour une autre relation au monde Par Hartmut Rosa, sociologue et
philosophe, professeur à l’université Friedrich Schiller de Iéna et directeur
du Max-Weber-Kolleg à Erfurt
Dans Accélération,
sorti en 2010, Hartmut Rosa s’interrogeait sur un étrange phénomène : alors que
tout s’accélère, on a de moins en moins de temps pour soi. Dans un nouvel essai,
Résonance, le sociologue et philosophe allemand prolonge l’analyse, et
esquisse une solution, convaincu que les sciences sociales peuvent produire un
discours substantiel sur ce qu’est une vie bonne, et sur les moyens de
l’atteindre. AOC en publie un extrait.
Gustave et Vincent, deux talentueux artistes en herbe, participent à un
concours de peinture. Ils ont deux semaines pour peindre un tableau sur le
thème de leur choix et l’envoyer au jury. Gustave prend la tâche très au
sérieux. Il sait ce dont tout peintre a besoin et comment optimiser la qualité
d’un tableau. Il commence par se procurer un chevalet solide et de quoi
s’éclairer. Après quoi il se met en quête d’une toile de la meilleure qualité.
L’ayant trouvée, il cherche à élargir sa gamme de pinceaux – il lui en faut
encore pour les lignes très fines et les traits plus épais. Il ne lui reste
plus qu’à constituer sa palette – couleurs vives et couleurs plus douces,
brillantes et mates, teintes diverses qui lui permettront de travailler les
nuances. Enfin, il a tout ce dont il a besoin. Il passe une dernière fois en
revue les principales techniques qu’il envisage d’utiliser et se met en quête
du sujet adéquat.
De quoi est-il convaincu ? Qu’est-ce qui l’excite ? Qu’est-ce qui est dans
l’air du temps sans pour autant paraître banal ? Lorsqu’il commence enfin à
peindre, la lumière du dernier jour décline déjà, annonçant l’expiration du
délai. L’histoire de Vincent est plus courte : il arrache une feuille de son
bloc à dessin, sort ses gouaches, taille ses crayons, met son CD préféré et
commence à peindre. Sans avoir d’abord aucune idée précise de ce qu’il est en
train de peindre, il voit naître peu à peu un monde cohérent de couleurs et de
formes.
À votre avis, qui a gagné le concours ?
Le sens de cette histoire est évident : Gustave est guidé, pour ne pas dire
obsédé, par la question de ses « ressources ». Il connaît les ingrédients
nécessaires à la production d’un art pérenne : sujets, techniques, couleurs,
toile, etc. Mais il ne suffit pas de posséder des ressources – ou de pouvoir en
disposer – pour faire un bon tableau, ni même de l’art en général. Allons plus
loin : c’est son obsession même à améliorer ses ressources qui empêche Gustave
de parvenir à créer une œuvre d’art. Son comportement, caricaturé ici à dessein,
a quelque chose d’insensé. Vincent, quant à lui, ne s’intéresse que fort peu à
l’état de ses ressources, seul l’anime son désir de s’exprimer ; gageons qu’il
ne se procure les ressources et instruments adéquats que lorsque le processus
créateur lui-même l’exige. Cela ne garantit évidemment pas qu’il produise du
grand art, qui requiert du talent et ce que la tradition romantique appelle l’«
inspiration ». Mais il ne fait aucun doute que les chances de Vincent
paraissent meilleures que celles de Gustave.
En quoi cette histoire peut-elle éclairer la question de la vie bonne ?
L’analogie semble évidente : la possession de toutes les ressources nécessaires
ne garantit pas plus une vie réussie qu’elle ne suffit à produire une œuvre
d’art. Et une focalisation exclusive sur les ressources nous empêche tout
autant de réussir notre vie qu’elle entrave la réussite d’une œuvre d’art. Les
guides de développement personnel actuellement en vogue, la réflexion politique
sur la question de l’aisance matérielle et les définitions sociologiques
dominantes du bien-être et de la qualité de vie révèlent pour la plupart une
fixation sur les ressources qui correspond exactement à celle de Gustave.
La santé, l’argent, la communauté (des relations sociales stables), mais
également l’instruction et la reconnaissance, sont considérés comme les
ressources essentielles d’une vie bonne, et plus encore : ils sont devenus
synonymes de vie bonne. Comment s’enrichir, améliorer sa santé, augmenter son
pouvoir de séduction, accroître son cercle d’amis, développer son capital
social et culturel, etc. : ce ne sont pas seulement les sujets de prédilection
des « manuels de développement personnel », ce sont aussi les indicateurs
dominants de la qualité de vie.
De là vient l’un des problèmes fondamentaux auxquels ne cesse de se heurter
la recherche empirique sur le bonheur : lorsqu’on demande à des personnes si
elles sont heureuses ou satisfaites de leur vie, elles répondent généralement
en considérant l’état de leurs ressources : je suis en bonne santé, j’ai un
revenu confortable, trois beaux enfants, une maison, un bateau, beaucoup
d’amis, une solide réputation ; oui, je suis heureux. Or la recherche sur les
inégalités repose au fond sur cette même hypothèse selon laquelle les couches
sociales les mieux dotées en ressources ont également une meilleure vie que les
autres. Tout cela produit une culture dans laquelle le but ultime de notre
conduite de vie consiste à optimiser l’état de nos ressources : améliorer notre
situation professionnelle, augmenter nos revenus, notre pouvoir de séduction,
être en meilleure santé, en meilleure forme, élargir nos compétences et
connaissances, étoffer et consolider notre réseau de relations, gagner en
reconnaissance, etc. Mais reste la question : quand peignons-nous, quand
vivons-nous ?
Loin de moi l’idée de contester l’importance de telles ressources pour
mener une vie bonne : sans toile ni tubes de peinture, on ne peut rien peindre
du tout. Le problème, c’est que le processus d’optimisation est sans fin et que
nous jugeons en général nos propres ressources sur un mode « relationnel », en
nous comparant avec les autres, qui participent aussi à ce jeu d’accroissement
sans fin.
Il est intéressant de constater que, tant dans la recherche sociologique
que dans la discussion politique et la littérature de développement personnel,
l’idée du juste équilibre vie-travail s’est imposée comme critère de référence.
C’est reconnaître implicitement que vivre n’est pas la même chose que
travailler – le terme de « travail » devant s’entendre ici au sens large de
chasse aux ressources. Cet équilibre, de fait, s’avère problématique pour la
plupart d’entre nous : car nous ne l’atteignons pas pendant la phase la plus
active de notre existence, qui est soumise aux règles du jeu de l’accroissement
et aux to-do lists dont on ne vient jamais à bout. La part de « vie »
lésée, ou laissée de côté, est reportée à l’âge de la retraite : pour l’instant
je croule sous les obligations, mais un jour j’en aurais fini avec tout ça et
je commencerai à vivre – à avoir une bonne vie.
Tel est le discours dominant que les classes moyennes, et souvent aussi
supérieures, tiennent sur elles-mêmes. C’est, me semble-t-il, la raison pour
laquelle le recul de l’âge de la retraite se heurte, contre toute logique
économique et démographique, à une résistance aussi acharnée : sur le plan
culturel, une telle mesure est perçue comme un vol de temps de vie. L’équilibre
vie-travail n’est plus recherché sur un plan synchronique, mais diachronique ;
on attend de l’âge qu’il nous permette de rattraper tout ce qu’on a manqué.
Reste cependant à savoir s’il est encore possible de mener une « vie bonne »
quand l’obsession des ressources est devenue un habitus si puissant qu’elle a,
des décennies durant, orienté notre vie et façonné notre attitude au monde. Sur
ce point nous ressemblons davantage à Gustave qu’à Vincent.
J’entends déjà l’objection : peut-on vraiment établir, comme vous le
faites, une telle analogie entre l’art et la vie ? Que serait donc une « œuvre
de vie » ? Quelle serait sa substance, au-delà de ce que j’ai dénoncé comme de
simples ressources ? Comment statuer sur la forme ou les contenus d’une vie
réussie sans s’instituer en gourou de la « vie bonne » ou – ce qui est tout
aussi grave – en prescripteur condescendant ? Et mettons que l’on parvienne à
éviter ces écueils et à admettre pleinement le pluralisme éthique de la
modernité : n’en vient-on pas alors à vider cette « vie bonne » de toute
substance et à la réduire à un simple sentiment de bien-être subjectif ?
La privatisation de la question de la vie bonne, qui est le point de départ
de Résonance :
une sociologie de la relation au monde (La Découverte), a conduit à rendre cette question
quasi taboue dans le discours social. Il appartient à chacun de décider pour
soi-même ce qu’est une vie bonne : cet axiome est devenu la maxime même des institutions
éducatives. Or, ce tabou a deux conséquences problématiques. Premièrement, la
vie du sujet moderne, au quotidien comme à long terme, est de plus en plus
guidée par le soin qu’il met à entretenir et à améliorer l’état de ses
ressources, et en particulier à élargir l’horizon de ses possibilités. Pareille
évolution repose sur l’idée (justifiée) selon laquelle, quels que soient
finalement le tableau que nous voulons peindre ou la vie que nous voulons
mener, une bonne dotation en ressources est toujours préférable. Mais comme
Gustave, nous perdons alors de vue l’« art de vivre », tant nous sommes occupés
à cocher nos to-do lists. S’y dérober, c’est manquer aux impératifs
d’optimisation des diverses dimensions de notre vie et voir alors se dégrader de
facto notre situation initiale, comparativement à celle des autres et dans
l’absolu, puisque la répartition des ressources et des possibilités obéit au
principe de concurrence.
Ce qui nous conduit à la deuxième conséquence : dès lors que nous ne voyons
plus quelle forme est supposée revêtir une vie réussie, nous ne disposons pas
non plus d’outils permettant de savoir quelles conditions liées au contexte
social peuvent compromettre la réalisation d’une vie réussie. C’est ici que
l’accélération entre de nouveau en jeu. Car, comme je l’ai
montré ailleurs, il y a tout lieu de supposer que la logique d’accroissement imposée par
la concurrence et l’accélération, tout en nous permettant d’améliorer nos
ressources individuelles et collectives (c’est-à-dire avant tout d’élargir
notre horizon des possibles), sape en même temps les conditions nécessaires à
la réalisation d’une vie bonne (à la création du tableau). Or cette thèse ne
pourra être corroborée et étayée par les moyens de la sociologie contemporaine
que si nous parvenons à produire un discours qui ne se contente pas de dire que
le propre d’une vie réussie est d’être agréable. Et je suis absolument convaincu
que l’on peut en dire plus, que l’on peut produire à son sujet un discours
substantiel et systématique, sans quitter le sol empirique des sciences
sociales ni se laisser emporter dans les sphères de la spéculation, de la
philosophie pure, de l’irrationalisme ou de la religion, et sans escamoter non
plus ce fait historique qu’il existe un pluralisme éthique né d’une
irréductible diversité des formes et des contenus de vie dont aucun n’est
supérieur aux autres.
Ma thèse est la suivante : tout, dans la vie, dépend de la qualité de notre
relation au monde, c’est-à-dire de la manière dont les sujets que nous sommes
font l’expérience du monde et prennent position par rapport à lui, bref : de la
qualité de notre appropriation du monde. Mais dans la mesure où les modes
d’expérience et d’appropriation du monde ne sont jamais déterminés de façon
purement individuelle, et sont toujours médiatisés par des modèles
socioéconomiques et socioculturels, je nomme sociologie de la relation au monde
le projet que je souhaite développer. La question centrale – savoir ce qui
distingue une vie bonne d’une vie moins bonne – peut alors se reformuler comme
suit : quelle est la différence entre des relations au monde réussies et non
réussies ? Quand notre vie est-elle une réussite et quand est-elle un échec dès
l’instant où nous ne voulons pas la mesurer à l’aune de nos ressources et des
options qui s’offrent à nous ?
Hartmut Rosa, Résonance : une sociologie de la relation
au monde, La Découverte, traduit de l’Allemand par Sacha Zilberfarb
avec la collaboration de Sarah Raquillet, en librairie le 13 septembre.
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