Peut-on penser le
post-coronalisme ? Par Jean-Loup Amselle,
anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS
D’abord considérée comme exotique, l’épidémie de Covid-19 a rapidement pris
de court les États occidentaux. Elle en accentue certaines des tendances les
plus autoritaires et répressives, et tend à faire oublier le caractère
bénéfique de l’État quand il met en place les systèmes de protection sociale et
sanitaire. Avant de poser cette question, il est nécessaire de s’attarder
quelque peu sur l’épidémie elle-même, son origine supposée, sa diffusion et les
représentations contradictoires auxquelles elle a donné et donne lieu, notamment
sur le plan de la gouvernementalité de cette crise sanitaire. Le point de vue
développé ici ne portera pas sur la médecine, pour laquelle je n’ai aucune
compétence, mais plutôt sur la philosophie politique et l’anthropologie.
Une chose frappe tout d’abord, c’est l’exotisation de cette épidémie par
les gouvernements, les médias et les opinions publiques des pays européens,
exotisation qui explique sans doute en partie que ces gouvernements, en
particulier italien et français, aient été pris de court. Venant de Chine,
l’épidémie de Covid-19 pouvait sembler lointaine et incapable de toucher
l’Europe à l’instar du SRAS qui, en 2002-2003 n’avait affecté pour l’essentiel
que la Chine et Hong-Kong, ou d’Ebola qui a frappé de larges régions d’Afrique
en 2014. Cette fois-ci devant l’ampleur du phénomène et le fait qu’il se soit
étendu à d’autres pays d’Asie (Corée du Sud, Taïwan) ainsi qu’à l’Europe et au
reste du monde, on a pu observer que l’exotisation avait pris, dans une seconde
phase, une autre forme. Le virus se rapprochant, il n’était plus question de le
considérer comme un phénomène lointain et relevant de la médecine tropicale
mais de porter un jugement sur les méthodes autoritaires et efficaces qui ont
été utilisées à des degrés divers par ces pays pour combattre cette crise
sanitaire mais qui n’ont pas été jugées transposables par nos gouvernements et
nos autorités médicales en raison de l’existence de « traditions
culturelles » différentes. Ainsi ont été notamment mises en exergue par
les différentes instances politiques, médicales et médiatiques, la supposée
tradition d’obéissance des Asiatiques ainsi que leur habitude de porter des
masques en cas de pollution ou d’épidémie.
Les Français étant, par contraste, jugés individualistes et indisciplinés,
il pouvait paraître judicieux de ne pas procéder, dans un premier temps, à un
confinement strict des populations et de fournir par ailleurs une justification
à l’incapacité de notre gouvernement de fournir des masques et de procéder à
des tests, non seulement pour les personnes les plus exposées (soignants), mais
également pour les citoyens lambda. Les masques ne servent à rien, les gens ne
savent pas les porter, et d’ailleurs nous n’en avons pas. Quant aux tests, ils
sont inutiles car beaucoup de personnes contaminées sont asymptomatiques – tels
sont les messages qui ont été diffusés à satiété par
les chaînes d’information en continu. D’ailleurs, le Covid-19 a été
initialement assimilé à une grippe saisonnière ordinaire par des philosophes
qui se sont un peu rapidement aventurés sur ce terrain, tout en saisissant
l’occasion de dénoncer les mesures de confinement prises par les Chinois, puis
par les Italiens, comme
relevant d’un « état d’exception ». Cette position reprise par
certains en France, à quelques nuances près, y compris par des médecins, n’a
pas peu fait pour obscurcir le débat sur ce qu’il
importe à un État de faire et de ne pas faire. L’impéritie du gouvernement
français, la situation de fragilité dans laquelle il s’est trouvé, situation
elle-même héritière des gouvernements précédents, qu’ils soient de droite ou de
gauche, a crûment mis en lumière le manque d’équipements médicaux de tous
ordres (masques, lits de réanimation, respirateurs, etc.). Elle s’est traduite
par le choix inavoué de la
stratégie d’immunité de groupe (herd immunity) qui avait été un temps
envisagée explicitement par Boris Johnson de l’autre côté de la Manche. Dans le
cadre de cette option, qui relève en définitive du darwinisme social, une
grande partie de la population est vouée à être contaminée, beaucoup doivent
mourir et seuls les plus aptes sont destinés à survivre. Ce choix, qu’il était
impossible de déclarer publiquement, explique les injonctions contradictoires
de l’État qui, d’une part, a enjoint aux citoyens de rester chez eux et,
d’autre part, d’aller travailler.
En fait, le gouvernement semble s’être résolu à une diffusion massive du
virus, ce qui suppose de nombreuses contaminations et un nombre important de
décès, en particulier parmi les populations dites à risque, à savoir les
personnes âgées et souffrant en outre d’un certain nombre de pathologies
(diabète, insuffisance cardiaque, pulmonaire, etc.). Cela conduit d’ailleurs le
personnel des hôpitaux à faire un tri parmi les malades qui sont en détresse
respiratoire et qui doivent être placés pendant plusieurs semaines dans des
lits de réanimation. Ces lits, dotés de respirateurs étant en nombre limité,
sont insuffisants et certains hôpitaux comme ceux de Mulhouse
sont rapidement arrivés à saturation. Et, comme en Italie, les soignants
sont dès lors contraints de faire un choix parmi les
malades à traiter. On distingue ainsi, en fonction des possibilités de
traitement et des chances de guérison, les malades dont le décès est acceptable
(âgés de plus de 80, 70, voire 60 ans) de ceux dont la mort est inacceptable,
les jeunes. Ce tri est d’ailleurs totalement en phase avec la position des
penseurs ultra-libéraux qui estiment que les vieux sont des parasites dont la
disparition permettrait d’épargner le versement de pensions de retraite et de
consacrer les ressources ainsi dégagées à l’essor de l’économie. Cette épidémie
met donc cruellement au jour la nature de l’État français sous son double
aspect d’État défaillant, incapable d’assurer convenablement la santé de ses citoyens
mais, d’autre part autoritaire, puisqu’il a instauré un
« état d’urgence sanitaire » permettant en fait de restreindre les
libertés publiques, de limiter les congés payés, de déroger à la durée légale
du travail et de financer les entreprises. Le choix est donc fait de
privilégier la résolution de la crise économique qui s’annonce au détriment de
la crise sanitaire, et donc humanitaire. Dès lors, le bien-être des
actionnaires se voit accorder la priorité au détriment du bien-être des
citoyens ordinaires.
Comme dans bien d’autres cas similaires, l’accroissement de l’arsenal
sécuritaire va frapper au premier chef les populations les plus vulnérables,
comme on peut l’observer d’ores et déjà avec les SDF verbalisés par la police
et incapables de se procurer un peu d’argent dans des rues pratiquement vides.
On peut donc s’attendre, si cette crise sanitaire perdure et grâce à ce qu’elle
permet au gouvernement, à un accroissement des inégalités sociales, à une
pauvreté et une précarité accrues. Le fossé entre riches et pauvres, entre
possédants et démunis va donc se creuser, ce dont on a eu un avant-goût avec l’exode
des nantis vers leur résidence secondaire juste avant l’annonce du confinement
le 17 mars. Les ghettos de riches et les communautés fermées, les îles
tropicales vont donc se barricader sur eux-mêmes tout comme différents pays ont
fermé leurs frontières et n’hésitent pas à dérober des biens destinés à leurs
voisins ainsi qu’on a pu le constater avec le détournement par les Tchèques de
masques destinés à l’Italie. La circulation mondiale du capital entre donc en
contradiction avec la défense des frontières et des intérêts de chaque État, à
telle enseigne que Donald Trump a tenté d’acheter
pour les États-Unis seuls un médicament mis au point par un laboratoire
allemand. Au fond, la crise sanitaire ne fait pas seulement qu’exacerber la
concurrence entre les États, elle a également pour effet de dissoudre le tissu
social en éloignant les individus les uns des autres. Le confinement est donc
aussi un cloisonnement. En permettant de promouvoir les égoïsmes des États et
des individus, la pandémie actuelle permet également aux différents États
d’assurer leur mainmise sur leurs citoyens respectifs. Cette épidémie favorise
le chacun pour soi et la guerre de tous contre tous, mais cet individualisme
permet aussi aux classes dominantes d’asseoir leur hégémonie sur le secteur de
l’humanité dont elles ont le contrôle. Cela donne une idée des futures crises
sanitaire ou écologique qui ne manqueront pas de survenir et feront sans doute
surgir des formes de télé-travail politiques dans le cadre duquel les élites
gouvernementales géreront à distance, dans leurs ghettos de riches, des populations
parquées dans des réserves contaminées.
La science fiction ne l’est déjà plus puisque le système de surveillance
décrit dans le film Seven Sisters (2017) et dans lequel chaque enfant se
voit doté d’un bracelet électronique a été mis en œuvre récemment par les
Chinois pour tracer les personnes contaminées par le Covid-19. Pourtant cette
procédure n’a pas attendu la crise sanitaire actuelle pour être mise en œuvre
par certains Suédois qui se font implanter sous la peau des puces électroniques
leur permettant d’effectuer toute une série d’opérations commerciales ou
autres, mais qui a aussi pour effet de faciliter leur pistage. La crise
sanitaire actuelle ne bouleversera sans doute pas notre monde mais elle en
accentuera certaines de ses tendances les plus néfastes. Elle risque de mettre
en cause l’action de l’État dans ce qu’il a de répressif et donc de faire
oublier le caractère bénéfique qui était le sien lorsque fut mis en place le
système de protection sociale et sanitaire qui ne cesse d’être détruit par les
différents gouvernements libéraux ayant exercé leur pouvoir depuis plusieurs
décennies. Plus l’État-providence, hérité de Conseil national de la résistance,
est démantelé, et plus le caractère libéral-autoritaire de l’État actuel
apparaît. L’épidémie du coronavirus n’a pour effet que de mettre en lumière ce
processus. Michel Foucault et ses disciples n’ont cessé de fustiger l’État et
le bio-pouvoir qui lui est associé. On peut voir assurément ce processus à
l’œuvre dans la manière dont les Chinois ont mené à bien l’éradication de cette
épidémie. L’État chinois n’a pas attendu le Covid-19 pour être dictatorial,
comme en témoigne la répression féroce qui a suivi Tien An Men, mais on peut
mettre à son actif le fait d’avoir stoppé l’extension de ce virus au sein de la
population chinoise. Le bio-pouvoir, le fait de contrôler sa population par un
biais sanitaire, n’a donc pas que des inconvénients comme le prouvent les
vaccinations obligatoires. Il ne faudrait donc pas que l’anti-étatisme
post-moderne ou anarchiste masque les effets bénéfiques du pouvoir d’État.
L’extension de l’épidémie aux États-Unis où il n’existe pas de sécurité sociale
et où seuls les riches peuvent se soigner montre les limites du libéralisme tel
que Michel Foucault a pu le revendiquer dans la dernière période de son
existence. Une réévaluation de l’œuvre de Michel Foucault est depuis quelque
temps à l’œuvre et l’épidémie actuelle est certainement l’occasion de mettre à
l’épreuve de la pratique certaines de ses idées[1].
Demander plus d’État dans la gestion d’une crise n’est pas forcément faire
preuve d’une attitude autoritaire, voire fasciste. On comprend que l’auteur de
Surveiller et punir ait voulu pointer le rôle coercitif de l’État dans la
gestion de ce qu’il nommait les illégalismes, en particulier dans le contrôle
des marginaux de toute sorte. Mais cela l’a conduit à embrasser sans barguigner
les thèses ultra-libérales de l’économiste autrichien Friedrich Hayek, lui-même
inspirateur de Margaret Thatcher. Or dans cette voie, nous pâtissons à la fois
du libéralisme et de l’autoritarisme de l’État, sans parler actuellement en
France de son inefficacité. [1] Sur ce point,
M. Dean et D. Zamora, Le dernier homme et la fin de la Révolution, Foucault
après mai 68, Lux 2019
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