Covid-19 : "Nous ne
sommes pas accoutumés au recueillement", selon le philosophe Nicolas
Grimaldi 18/03/2020 Par Florence Sturm
Entretien France Culture | Face à l'évolution de la pandémie de
coronavirus, la France a fait le choix du confinement : selon le philosophe
Nicolas Grimaldi, le retranchement imposé par cette situation révèle que
l'on ne vit pas pour soi-même, mais pour notre lien avec les autres.
Alors que les Français vivent confinés chez eux depuis ce mardi 17 mars,
comment tenir psychologiquement, philosophiquement ? Et que révèle cette
situation de notre rapport aux autres et à nous-mêmes ? Pour répondre à ces
interrogations, Florence Sturm est allée chercher l'éclairage du philosophe
Nicolas Grimaldi.
Cet ancien professeur à la Sorbonne a consacré la plupart de ses ouvrages à
élucider nos expériences de la subjectivité. Il interroge notre rapport à la
crise sanitaire actuelle et au confinement, avec le regard très particulier de
celui qui vit lui-même "comme un trappiste cloîtré", dans
l’ancien sémaphore de Socoa sur la Côte Basque. Il y réside depuis
1968, plus d’un demi-siècle donc : un salon au milieu de l’océan
Atlantique et la mer "qui, très régulièrement, toutes les six heures,
accompagne le plein champ… une sorte de chorale qui enfle lentement".
Nicolas Grimaldi rend aussi un hommage vibrant aux équipes
soignantes mobilisées contre le coronavirus.
Parmi ses très nombreux ouvrages parus pour la plupart aux PUF et chez
Grasset : Socrate, le sorcier, Traité des solitudes, et Sortilèges
de l’imaginaire. A paraître en juin : Les Songes de la raison.
Que vous inspire cette situation ? Cette situation a un côté anachronique. Nous avions
oublié qu’il puisse y avoir des épidémies aussi violentes, aussi contagieuses,
que la vie puisse être aussi fragile. Et surtout, nous ne mettions plus en
question l’état de société : que nous puissions tout recevoir des
autres, cela nous paraissait l’ordre quasiment naturel de l’échange. Or,
voici que d’un coup, en un instant, une pandémie semble suspendre l’état de
société, c’est-à-dire l’état d’échange naturel. A une exception près
toutefois : jamais nous n’avons autant éprouvé combien nous dépendions les
uns des autres, et combien leur dévouement, leurs compétences, leurs
sacrifices, leur abnégation sont nécessaires à notre vie. Il s’agit tout
simplement de la compétence et du dévouement du corps médical.
Dans son discours annonçant le confinement, sans lui-même prononcer le mot,
Emmanuel Macron a parlé de "guerre" à plusieurs reprises... Nous pourrions dire
que nous sommes en guerre, comme l’a répété trois ou quatre fois le président
de la République, avec cette différence que la guerre défend des valeurs, une
puissance politique, tandis qu’en l’occurrence, nous n’avons rien à défendre
d’autre que notre propre santé. Ce que chacun défend, c’est lui-même et à
l’occasion les autres. A la guerre, on nourrit les combattants, on leur apporte
les munitions. Ici, au contraire, il s’agit de s’abriter, de se retrancher, de
se recueillir, de se mettre aux abris. Par conséquent, c’est en cela que nous
sommes invités à sortir de l’état de société par une sorte de retranchement et,
à l’occasion de ce retranchement, d’un recueillement. Naguère, au XVIe, au
XVIIe siècle, rien n’était plus banal. Pour se préparer à la mort, on se
préparait au salut et pour se préparer au salut, on se recueillait dans la
solitude, une solitude qui nous mettait face à face avec Dieu, dans la prière.
Or, ce Dieu s’est un peu éloigné, son image s’est effilochée, de sorte qu’il
n’y a plus grand monde pour penser à son salut. Et cependant, ce qui
rend si pénible, si difficile, presque si odieux ce temps de vacances absolues,
c’est précisément que nous sommes réduits à nous-mêmes, un peu comme ce que
disait Pascal : "Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être
dans un plein repos". Précisément parce que la vie, c’est le
mouvement, et comme le dit également Pascal, "le repos entier, c’est la
mort"… De sorte que lorsque nous n’avons plus rapport aux autres,
tout se passe comme si nous n’avions plus rapport à nous-mêmes. Evidemment,
demeurent encore la radio, la télévision, qui sont des divertissements mais
nous n’avons rapport qu’à des images que nous recevons et il n’y a rien que
nous ne puissions donner.
Comment alors gérer l’angoisse, la peur qui nous étreint en lien avec la
mort ? Ce qui rend le divertissement indispensable, comme le disait encore
Pascal, c’est précisément qu’il nous détourne d’avoir à penser à notre propre
vie pour ne pas avoir à penser à notre propre mort. En effet, nous avons cessé
de scander notre temps par celui des enterrements. Nous ne pensons plus à notre
propre mort, et par ce fait même, la vie se recroqueville, se résume sur le
bord d’un instant. Nous vivons d’instants en instants, de
stimulations en stimulations, comme une manière de mettre entre parenthèses le
propre de la vie, car le propre de la vie, c’est le dynamisme d’une continuité,
un effort, une même entreprise, un même souci, etc. Quand soudain surgit
la maladie, un peu comme dans Le Hussard sur le toit de Jean Giono avec
une épidémie de choléra, chacun sent la précarité, la fragilité de la vie et
sent du même coup ce qui nous manque. Ce qui nous manque, par rapport au
XVIIe siècle, c’est le sens de la communion des saints, le sacrifice des uns
qui contribue à sauver les autres. Les vies servent de vases communicants. Ce
que l’un en donne, l’autre en profite. Dans ce retranchement auquel nous sommes
assujettis, personne ne profite de cette vie qui vient de se suspendre. Mais la
grande découverte que manifeste cette situation, c’est que je ne vis pas pour
moi-même. Sans les autres, je découvre que ma vie n’est presque rien.
Vous diriez que ce confinement engendre un retour sur soi ou plutôt un
repli sur soi ? Il est un repli dans la mesure où l’on pense : "J’aimerais
uniquement passer au travers" ; il me fait découvrir combien
l’individu que je suis est précaire, fragile, menacé. A l’inverse, dans la
mesure où ce retranchement me fait découvrir ma solidarité avec tous les
autres, dans la mesure où je n’existe que pour transfuser ma vie dans la leur,
alors, c’est un monde de lucidité, de confiance, de réalisme, qui nous révèle
que l’on n’est pas soi à soi tout seul. On ne vit pas pour soi. La vie d’un
individu consiste à donner la vie.
A ce moment-là, comment qualifier certains comportements, comme la ruée sur
les produits alimentaires ou les départs en nombre de Paris ? C’est, me
semble-t-il, ce que Pascal avait décrit du divertissement, le vertige de
l’instant. Essayer d’oublier la peur de l’avenir et profiter d’un dernier
instant de liberté, dernier instant de plaisir, dernier instant
d’irresponsabilité. C’est croire que la vie est faite d’instants. Or ce
n’est pas vrai. Ce qui fait le sens de la vie, c’est la continuité d’un seul et
même dynamisme, la continuité d’un seul et même effort, l’accomplissement d’un
seul et même vœu, d’une seule et même attente.
Dans cette crise, il y a aussi des différences fondamentales dans le statut
des personnes qui la traversent : les malades, les soignants, ceux qui
sont confinés, ceux qui continuent à travailler, avec également les angoisses
futures d’un point de vue économique. Tout à fait. Rien ne paraît plus remarquable à cet
égard que l’attitude du corps médical et du corps infirmier. Ceux qui, en dépit
d’un danger possible, n’en continuent pas moins d’exercer leur profession,
précisément parce que l’ensemble des autres a besoin de leurs compétences, de
leur savoir-faire. Ceux-là sentent que leur vie a pour fonction de faire vivre
les autres.
En tant que philosophe, quelle école avez-vous envie de convoquer face à
cette crise ? Les Stoïciens ? Il me semble, christianisme mis à part, si j’ose
dire, que ce moment de crise, de repliement, de recueillement, de
retranchement, nous fait vivre la vérité de ce que Pascal avait décrit de la
condition humaine. Mais il y a une grande différence entre l’époque de
Pascal et la nôtre, c’est que l’on se sentait sans cesse sous le regard de Dieu
et le moment de la mort était anticipé comme un rendez-vous qu’elle nous aurait
donné avec Dieu. Tandis qu’aujourd’hui la mort nous paraît l’irrémédiable et en
même temps l’absurde. C’est plutôt Pascal que Marc Aurèle à cause de "si
l’on nous enlève le divertissement, j’aurais d’abord l’impression que c’est la
vie elle-même qui nous est enlevée". C’est une manière frivole
de vivre ce qui est si grave, à savoir la vie, précisément parce que la moindre
chose, le moindre virus, peut nous la faire perdre. On nous a donné ce prodige
et nous n’en faisons que ça ! Nous ne sommes pas accoutumés au
recueillement, à sentir ce que notre vie a, en elle-même, de prodigieux, de
fragile, de précaire. Le propre de la vie est être le dynamisme d’une
communication. La vie est comme la lumière, c’est un rayonnement.
Une question plus pragmatique : comment dans nos quotidiens et les
jours à venir, faire face le mieux possible à ce confinement et à cette
situation ? Je ne peux pas communiquer mon expérience de très vieil homme à des jeunes
gens ! Je ne pense pas qu’ils puissent se satisfaire de lire à loisir ou de
consacrer à la lecture le loisir que le coronavirus leur impose… Néanmoins,
il me semble que l’occasion créée par cette pandémie nous fait vivre un peu
anachroniquement, de la même façon que vivaient naguère nos arrières
grands-parents ou nos arrière, arrière-grands-parents qui, dans leur vallée,
dans l’isolement de leur village, avaient la solitude pour destin. La
soirée se passait autour du feu… personne ne nous empêche de faire du feu… on
se parlait à deux ou trois et maintenant, nous voici, en quelque sorte, résumés
à notre famille la plus étroite, une manière également de resserrer notre
intimité, et par conséquent, d’être plus attentifs à l’attente d’autrui, notre
femme, notre enfant, nos proches.
Pensez-vous qu’il y aura un avant et un après dans cette crise ? Cela
peut-il creuser davantage des inégalités déjà très marquées dans la société
française ? Un avant et un après, il y en aura probablement un pour les
épidémiologistes, les virologues, les médecins, peut-être un dans
l’organisation administrative de la société, ce qui sera le choix des
politiques, pour autant qu’ils soient lucides. La mort est justement ce qui
rend tous les hommes égaux. Le destin de Péguy n’est pas privilégié par rapport
à celui d’un paysan breton. Tous meurent de la même façon. Mais à cet égard, le
danger ou l’imminence du danger fait sentir à tous les hommes ce qu’ils ont de
profondément semblable. Tous sont assujettis à la mort. C’est aussi
l’occasion de revivre ce que la vie avait, naguère, de solitaire. Evidemment,
personne ne peut mourir à ma place. Je peux acheter cent mille choses dans les
grandes surfaces ou les magasins les plus luxueux mais je n’achèterai pas
l’immortalité. Raison de plus pour nous rappeler que la vie est faite pour être
donnée. En même temps que cet épisode nous fait sentir la solitude lorsque
vient à être suspendu l’état de société, en même temps il manifeste combien
nous dépendons des autres. Non seulement d’un point de vue médical, mais par le
fait même que le danger mobilise tous les autres à notre profit. Il y a
aussi une mondialisation de la recherche scientifique. Très certainement sont
en ce moment à l’œuvre des équipes de biologistes qui cherchent à répondre à
l’agressivité du virus et peut-être sont-ils en train de mettre au point de
possibles vaccins.
Avez-vous des conseils de lecture à livrer ? Je conseillerais
surtout de lire ce qui vous plaît. Il faut que lire soit un plaisir.
Souvent, ce plaisir est la découverte de ce qu’on aurait écrit si on y avait
pensé, de ce que la pensée des autres anticipe la nôtre. Pour ma part, je lis
un très beau livre, La Force de l’invisible d'Anne-Claire Désesquelles
(éditions Pocket), professeure de khâgne à Lyon. L’idée est celle-ci que je
trouve extraordinaire, car elle est en quelque sorte en aval de toutes les
analyses philosophiques : la cause de tout mouvement, c’est une force.
Or, alors que le mouvement est toujours visible, matériel, la force est
invisible et immatérielle. L’auteure développe cela avec une maîtrise, une
simplicité et une profondeur que je trouve tout à fait admirables. Et je
m’émerveille du talent des autres. Tous nous nous émerveillons du talent,
de l’abnégation de tous les médecins et de tous les infirmiers. Je pense
surtout à ce qui se passe en ce moment en Alsace et je suis à la fois terrifié
et admiratif. Terrible est l’agression et en même temps la réponse et la
mobilisation sont admirables.
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