dimanche 29 mars 2020

MICROLECTURES


MICROLECTURES

John Steinbeck Des souris et des hommes (extrait):

De son pas lourd, il s'approcha du chien et le regarda.
- Il n'a plus de dents, dit-il. Il n' peut plus te servir à rien, Candy. Il n' peut même plus rien faire pour lui même. Pourquoi que tu le tues pas, Candy ?
- Ben... bon Dieu ! Y a si longtemps que je l'ai. Je l'ai depuis qu'il était tout petit. J'ai gardé les moutons avec lui.
Il dit fièrement :
- Vous le croiriez pas, à le voir, mais c'était le meilleur berger que j'ai jamais vu.
Georges dit :
- J'ai connu un type, à Weed, qu'avait un airedale qui pouvait garder les moutons. C'étaient les autres chiens qui lui avaient appris.
Carlson n'était pas homme à se laisser distraire.
- Écoute, Candy, ce vieux chien souffre tout le temps. Si tu l'emmenais et que tu lui foutais une balle, en plein dans la nuque... - il se pencha et montra l'endroit - juste ici, il ne s'en apercevrait même pas.
Candy jeta autour de lui un regard malheureux.
- Non, dit-il doucement, non, j' pourrais pas faire ça. Y a trop longtemps que je l'ai.
- Sa vie n'est pas drôle, insista Carlson. Et il pue comme tous les diables. J'vais te dire. C'est moi qui le tuerai à ta place. Comme ça, t'auras pas à le faire.
Candy sortit ses jambes de dessus le lit. Nerveusement, il frottait les poils blancs de ses joues.
- J'suis si habitué à lui, dit-il doucement. J' l'ai depuis qu'il était tout petit.
- C'est pas être bon pour lui que de le garder en vie, dit Carlson. Écoute, la chienne de Slim vient justement d'avoir des petits. J' suis sûr que Slim t'en donnerait un à élever, pas vrai, Slim ?
Le roulier avait observé le vieux chien de ses yeux calmes.
- Oui, dit-il, tu peux avoir un des chiots, si tu veux.
Il sembla, d'une secousse, reprendre le libre usage de sa parole.
- Carl a raison, Candy. Ce vieux chien n' peut même plus rien faire pour lui même. Si je deviens vieux et infirme, j' voudrais que quelqu'un me foute un coup de fusil.
Candy le regarda d'un oeil désespéré, parce que les paroles de Slim avaient force de loi.
- Ca lui fera peut être mal, suggéra-t-il. Ca n' m'ennuie pas de prendre soin de lui.
Carlson dit :
- De la façon que je le tuerai, il ne sentira rien. Je mettrai le fusil, juste ici - il montra du bout de son pied - droit dans la nuque. Il aura même pas un frisson.
Candy cherchait du secours sur chaque visage, l'un après l'autre. Un jeune ouvrier agricole rentra. Il courbait ses épaules tombantes, et il marchait lourdement sur les talons, comme s'il portait l'invisible sac de grains.


Don C. Talayesva Soleil Hopi (extrait):

Peut-être serions nous plus heureux si les blancs n'étaient jamais venus à Oraibi, mais c'est impossible puisque le monde en est plein, tandis que nous Hopi, on ne compte pas par le nombre. Maintenant, nous avons appris à nous entendre avec eux, dans une certaine mesure, et nous aurions probablement la vie beaucoup plus dure si on nous livrait à nous-mêmes et aux Navaho; nous avons besoin que l'oncle Sam nous protège et nous nourrissent pendant les famines, mais je voudrais bien que le gouvernement des États-Unis nous envoie de meilleurs employés d'agence, car ils sont supposés venir ici nous aider. Je ne demande pas grand chose aux blancs, sauf à mes amis personnels, et j'espère qu'ils ne m'abandonneront jamais. Je n'ai pas de goût pour les vêtements dernier cri ni pour la grande vie; si j'avais des milliers de dollars, j'en donnerai la plupart à mon petit, mais j'achèterais peut-être une camionnette et je construirais une petite maison hopi en bas à Oraibi le neuf, où je pourrais vivre en hiver avec ma famille. J'aimerais une cuisinière en fonte, des chaises et peut-être l'eau courante, mais je n'aurais pas l'électricité ni la radio; cependant j'aimerais bien un phonographe pour pouvoir écouter les chansons que j'ai enregistrées. L'été, je retournerais dans notre maison d'Oraibi et je rentrerais toujours pour le Soyal.
Une nuit, j'ai fait un très bon rêve et j'espère qu'il se réalisera dans ma vie future. Je suivais une piste et je me suis trouvé à un carrefour : là j'ai vu les traces fraîches d'un étranger allant vers l'ouest. Je les ai suivies et je suis arrivé à un ranch avec une belle maison de brique et un grand porche face à l'est; les traces menaient à la grande porte, mais moi je restais à regarder bouche bée. Bientôt j'ai entendu une voix amicale me dire: 'Suis les traces jusqu'à la maison, car elle t'attend.' Tout joyeux je suis entré dans ma nouvelle maison, mais je n'y ai trouvé personne; j'ai laissé mon déjeuner et d'autres choses sur une table, je suis sorti dans la cour et j'ai regardé vers l'ouest les murailles rouges d'une mesa, rayées de blanc à la base. Près de ma maison, il y avait un beau troupeau de moutons au corral, et là, près de la grille, était mon Esprit Tutélaire qui me faisait signe. Quand je suis arrivé devant lui, il m'a dit : "Mon fils, je suis le guide qui t'a protégé toute ta vie; je t'ai construit cette maison et je t'ai fourni ce troupeau : ouvre la grille et laisse sortir les moutons. Ils irons paître, trouveront de l'eau et reviendront le soir; sans berger.' Comme ils passaient la grille, j'en ai compté au moins neuf cents, puis mon guide dit : 'Les pâturages et les champs que tu vois t'appartiennent tous, tu en auras besoin pour ta famille, aussi, ne laisse jamais un blanc te les arracher. Viens avec moi et je te montrerai l'eau.' Je l'ai suivi à quatre cent quarante pas, jusqu'à un endroit où il s'est arrêté et il a dit : 'Creuse ici et tu trouveras une source'. J'ai levé les yeux et j'ai vu quelqu'un entrer avec un troupeau de moutons, mon guide a dit : 'C'est Sekaheptewa l'un de tes vieux grands-pères.' Je me suis exclamé ; 'Mais il y a des années qu'il est mort !' C'était bien lui, mais il s'est détourné vers le sud-ouest et a disparu. Quand je me suis retourné vers mon Guide, il était en train de s'enfoncer dans le sol, puis j'ai entendu aboyer un chien et je me suis réveillé avec un son de cloches dans la tête et le cœur plein de joie.
C'est un doux avenir à espérer, mais en attendant je veux rester à Oraibi et avoir suffisamment à manger, surtout de la farine, du sucre, du café et les bonnes vieilles nourritures hopi. Quand je serai trop vieux ou faible pour suivre mes moutons ou cultiver mon maïs, j'ai projeté de rester assis à la maison, à sculpter des poupées Katcina et à raconter à mes neveux et nièces l'histoire de ma vie. J'aimerais aussi continuer à écrire mon journal, tant que mon esprit restera vif, et enfin, quand j'aurai atteint l'état d'incapacité, je souhaite mourir tout en dormant, sans douleur. Ensuite je veux être enterré à la manière hopi, peut-être que mon petit m'habillera du costume d'officiant spécial, me mettra quelques colliers autour du cou; mettra un paho et de la farine sacrée de maïs dans ma main et m'attachera aux oreilles des turquoises incrustées. S'il tient à me mettre dans un cercueil, il peut le faire, mais il doit laisser le couvercle ouvert, déposer la nourriture tout près et installer une échelle de tombe pour que je puisse sortir. Je me hâterai vers mes parents disparus, mais je reviendrai avec les bonnes pluies danser en Katcina avec mes ancêtres sur la plaza, même si Oraibi est en ruine.


Italo CALVINO La route de San Giovanni La poubelle agréée (extrait):


C'est le propre des démons et des anges de se présenter comme des étrangers, visiteurs d'un autre monde. Ainsi les éboueurs émergent des brouillards matinaux, leurs traits restent indistinctement indifférenciés : des mines terreuses - les africains du nord -, un peu de moustache, une calotte sur la tête ; ou - ceux d'Afrique noire - avec seulement le bulbe des yeux qui éclaire leur visage perdu dans le noir ; des voix qui superposent au vrombissement étouffé du camion des sons inarticulés pour nos oreilles, des sons qui soulagent lorsqu'ils filtrent dans le sommeil du matin en vous assurant que vous pouvez continuer à dormir encore un peu parce que d'autres sont en train de travailler pour vous. La pyramide sociale continue à brasser ses stratifications ethniques : à Paris, désormais, le travailleur italien est devenu petit patron, l'Espagnol ouvrier qualifié, le Yougoslave maçon, la main d'œuvre la plus simple est portugaise et quand on en arrive à ceux qui font des terrassements ou balaient les rues, c'est toujours l'Afrique mal décolonisée qui lève ses yeux tristes des pavés de la métropole sans les croiser avec vos regards, comme si une distance impossible à combler nous séparait encore. Et dans votre sommeil, vous sentez que le camion ne broie pas seulement des ordures, mais aussi des vies humaines, des rôles sociaux et des privilèges et qu'il ne s'arrête pas tant qu'il n'a pas fini son tour complet. 

 Jules Michelet La Femme  les trois poupées (extrait):

Dans une campagne du nord de la France, pays pauvre et de travail dur, j’ai vu une petite fille fort sage, raisonnable avant le temps. Elle n’avait que des frères, qui étaient tous plus âgés. Elle était venue fort tard, et ses parents qui alors ne comptaient plus avoir d’enfants, semblaient ne pas lui savoir bon gré d’être née. Sa mère, laborieuse, austère, la tenait toujours près d’elle au travail, pendant que les autres jouaient. D’ailleurs les garçons plus âgés, avec la légèreté sèche que leur sexe a dans l’enfance, ne se seraient guère prêtés aux jeux de la jeune sœur. Elle aurait voulu d’elle-même faire un peu de jardinage, mais on riait de ses essais, on marchait dessus. Elle en vint naturellement à se faire, avec quelques chiffons de coton, une petite consolatrice à qui elle racontait les espiègleries de ses frères, ou les gronderies maternelles. Vives, extrêmes étaient les tendresses. La poupée était sensible, elle répondait à merveille et de la plus jolie voix. Aux épanchements trop tendres, aux récits émus, elle s’attendrissait aussi, et toutes deux s’embrassant, elles finissaient par pleurer.
On s’en aperçut un dimanche. On rit fort, et les garçons, la lui arrachant des bras, trouvèrent plaisant de la lancer sur les plus hautes branches d’un arbre, et si haut qu’elle y resta. Les pleurs, les cris n’y firent rien. La petite lui fut fidèle, et, dans sa douleur, refusa d’en refaire jamais une autre. Pendant la mauvaise saison, elle y pensait, attristée de la sentir là à la neige, aux gelées. Lorsqu’au printemps on tailla l’arbre, elle pria le jardinier de la chercher. Inutile de dire que dès longtemps la pauvre sœur s’était envolée au souffle du vent du nord.
Deux ans après, la mère achetant des habits pour les aînés, la marchande qui vendait aussi des jouets, remarqua la petite qui les regardait. Par un mouvement de bon cœur, elle voulut donner quelque chose à celle pour qui on n’achetait rien, et lui mit entre les bras une petite poupée d’Allemagne. Sa surprise fut si forte, et tel le ravissement que, chancelante sur ses jambes, à peine elle put la rapporter. Celle-ci, mobile, obéissante, suivait toute volonté. Elle se prêtait à la toilette. Sa maîtresse ne pensait plus qu’à la faire belle et brillante. Et c’est ce qui la perdit. Les garçons la firent danser, à mort ; ses bras s’arrachèrent ; elle devint impotente ; on la soigna, on la coucha. Nouveaux sujets de douleur, — la petite fille en maigrit.
Cependant une demoiselle la voyant si triste, si triste, s’émut et chercha, retrouva dans ses rebuts une superbe poupée qui avait été la sienne. Quoique maltraitée par le temps, elle faisait illusion bien plus que celle de bois. Elle avait des formes complètes ; même nue, elle paraissait vivante. Les amies la caressaient fort, et déjà dans ses amitiés elle avait des préférences, les lueurs, les premiers signes d’une vie précoce de passion. Pendant une courte maladie que fit l’enfant, je ne sais qui, peut-être par jalousie, brisa cruellement la poupée. Sa maîtresse, relevée du lit, la trouva décapitée. Cette troisième tragédie était trop, elle tomba dans un tel découragement qu’on ne la vit plus jamais rire, jamais jouer. Toujours trompée dans ses rêves, elle désespéra de la vie, qu’elle avait à peine effleurée, et rien ne put la sauver. Elle mourut, laissant un vrai deuil à tous ceux qui avaient vu cette douce, cette suave et innocente créature, qui n’avait guère été heureuse, et qui pourtant était déjà si tendre et le cœur plein d’amour. 


 Jean de La Fontaine L'Ours et l'Amateur des jardins:


Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon(1) vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés (2):
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
               Nul animal n'avait affaire
               Dans les lieux que l'Ours habitait ;
               Si bien que tout Ours qu'il était
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
               Non loin de là certain vieillard
               S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
               Il l'était de Pomone encore : (3)
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
               Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu , si ce n'est dans mon livre ;
               De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
               L'Ours porté d'un même dessein
               Venait de quitter sa montagne :
               Tous deux, par un cas surprenant
               Se rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
               L'Ours très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t'en me voir. L'autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : Ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. L'Ours l'accepte ; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
               Et bien qu'on soit à ce qu'il semble
               Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots
L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
               Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur (4) , écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
               Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer (5) que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
               Mieux vaudrait un sage ennemi.


Cette fable et Les deux Amis,  sont d'origine indienne. La Fontaine les a empruntées à Pilpay, sage indien (traduction de Gaulmin en 1644 sous le titre Le Livre des Lumières, d'une version arabe du Pantchatantra.)

(1) Fils de Poséidon ou de Glaucos, petit-fils de Sisyphe. Il dompta le cheval Pégase et tua la Chimère. .. On le voit dans l'Iliade (chant VI), poursuivi par la malédiction des dieux, traîner solitude et mélancolie... (2) séparés du monde (3) Flore et Pomone : déesses des fleurs et des vergers (4) Celui qui chasse les mouches.... (5) Habile à viser 

Colette, Sido (extrait)

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais, à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis. 

  Colette, jeune fille.


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