Pierre-Marc de
Biasi : « Le smartphone de demain sera appelé à migrer dans le
corps » par Laurent Ottavi 23/08/2018
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/pierre-marc-de-biasi-smartphone-nambitionne-quune-chose-etre-meme-titre-encephale-ventre/
Pierre-Marc de Biasi est plasticien et critique littéraire. Il a fait
paraitre en septembre 2018 Le Troisième cerveau : petite phénoménologie du
smartphone (CNRS Éditions), ouvrage dans lequel il montre que le
smartphone est loin d’être un téléphone comme les autres. L’objet, qui ne sert
plus beaucoup à téléphoner, offre bien d’autres fonctionnalités : prothèse à
tout faire, « doudou numérique », « outil de la religion
transhumaniste », le smartphone est un pharmakon d’après l’auteur,
c’est-à-dire à la fois un poison et son remède.
Revue des Deux Mondes – Pourquoi appelez-vous le smartphone le
« troisième cerveau »?
Pierre-Marc de Biasi – Je voulais intituler mon livre le « deuxième cerveau ». Quand
j’en ai parlé à la directrice des éditions du CNRS, elle m’a répondu que le
terme était déjà pris par les biologistes. Ces derniers s’entendent sur
l’hypothèse que, le ventre comptant autant de neurones que l’encéphale, il
s’agissait bien d’une sorte de deuxième cerveau. La langue le savait déjà,
comme le montrent les expressions « avoir la peur au ventre »,
« ne rien avoir dans le ventre », « faire une œuvre avec ses
tripes », etc. Ces organes, si puissamment liés aux émotions, doivent
donc être considérés comme un « deuxième cerveau ». Entre-temps, j’ai
appris qu’un autre biologiste travaille sur l’hypothèse selon laquelle la peau
pourrait, elle aussi, constituer une sorte de cerveau… Trop tard, j’ai
labellisé le « n°3 » ! En fait, nous sommes en train de redécouvrir
ce que la philosophie et la sagesse populaire savaient depuis longtemps, à
savoir que le corps pense, que la pensée traverse le corps de part en part, que
nous pensons avec notre organisme et à partir de lui : avec nos viscères,
nos mains, nos fesses, notre sexe autant qu’avec notre encéphale. Aujourd’hui,
le smartphone est une prothèse technique qui vient s’ajouter à notre cerveau
multipolaire. Il est ressenti comme une aide à la pensée et à l’action. Il est
toujours extérieur à notre corps mais nous le déverrouillons en moyenne
quatre-vingt fois par jour (certains plus de 200 fois) et nous sommes une
majorité à préférer l’avoir toujours sur nous, au plus près de nous. Il suffit
d’observer les rues des grandes villes du monde : les individus marchent comme
des zombies avec leur smartphone « incrustés » dans la main, les yeux
rivés sur l’écran comme si le réel environnant n’existait plus. Plus inquiétant
encore : quand on interroge des utilisateurs ayant entre 15 et 25 ans,
beaucoup estiment que le smartphone de demain sera assez rapidement appelé à
migrer dans le corps, sous forme de puces intradermiques, et ils trouvent cela
plutôt souhaitable.
Revue des Deux Mondes – Vous écrivez en introduction de votre livre :
« En ce début du XXIème siècle, l’objet qui symbolise peut-être le plus
clairement ce que nous prenons pour le progrès (ses avancées et ses dégâts),
pourrait bien être le smartphone : ce petit objet familier qui place entre nos
mains tous les pouvoirs de l’Internet ». Pourquoi ? Pierre-Marc de Biasi – Mon livre relève
de la médiologie, c’est-à-dire de l’étude de ce que la technique fait à la vie,
à la culture, à l’histoire (et réciproquement). Loin d’être secondaire, la
technique est déterminante pour ce qui concerne notre rapport au temps, à
l’idée de progrès et à la pensée. J’ai travaillé sur la bicyclette, la route,
le papier, la voiture, la lumière… Toutes choses qui n’ont l’air de rien, qui
paraissent banales et même triviales, mais qui sont révélatrices pourtant
d’enjeux socio-historiques considérables. Pour la fin du XXe siècle, la
télévision a évidement joué un rôle majeur. Elle continue d’ailleurs à le
jouer. Il faut bien comprendre que ces objets techniques ne se substituent pas
les uns aux autres, mais s’ajoutent sans se remplacer. Le journal n’a pas
remplacé le livre, la radio, contrairement à ce que l’on avait imaginé, n’a pas
détruit le journal, et la télévision n’a pas tué la radio, pas plus qu’Internet
aujourd’hui ne détruit ni la télévision, ni la radio ni la presse. Les médias
sont cumulatifs. Mais le numérique et Internet, aidés de leurs fidèles acolytes
comme le smartphone, dictent désormais leur loi à toute la médiasphère. Le
smartphone se présente aujourd’hui comme le « super-media » qui prend
le dessus. À ceci près que ce n’est pas un médium au même titre que la
télévision. C’est un artefact opportuniste qui met la révolution numérique à
portée de votre main, de manière individuelle et nomade. C’est un outil de
« mise à disposition » qui, en lui-même, n’invente rien : il ne
fait que réunir et rendre accessibles des applications.
Revue des Deux Mondes – En quoi ce « troisième » cerveau qu’est
le smartphone nuit-il à notre « premier » cerveau ? Pierre-Marc de Biasi –C’est la même
logique que celle de la calculette. Il y a quarante ans, grâce à la
miniaturisation des composants électroniques, on a vu apparaître des
calculettes à très bas prix, accessibles à tout le monde. On a pensé que
c’était acceptable à l’école. Résultat ? Plus personne ne sait
compter ! La calculette nous a appris à désapprendre l’arithmétique. En
arabe, le calcul mental signifie « gymnastique de l’esprit ». Nous avons
donc appris à ne plus faire de gymnastique de l’esprit. Qu’une machine nous
aide, c’est une chose ; qu’elle se substitue complètement à nos facultés,
au point de nous en priver, en est une autre. Avec la géolocalisation et le GPS
actif sur nos smartphones, nous désapprenons à lire une carte et à nous
orienter. Demain, nous apprendrons peut-être à déléguer au smartphone toutes
nos opérations intellectuelles, les unes après les autres, et plus encore. Si
nous n’apprenons plus à écrire à la main, nous n’apprendrons plus un geste
fondamental dans les prérequis pour la maîtrise de l’espace, le sens du
symbolique, la maîtrise fine des repères spatio-temporels, etc. Le rapport de
notre corps et de notre esprit à notre environnement est en jeu. Le smartphone
nous propose des applications qui finiront par tout prendre en charge en dehors
de nous. La fonction téléphone n’est pratiquement plus utilisée par les jeunes
qui l’ont remplacée par d’autres fonctionnalités ressenties comme « moins
intrusives » (textos, réseaux sociaux, selfies). Ce qui disparaît, c’est
le grain de la voix, le corps de l’autre, au profit de simulacres, de formules
toutes faites et de stéréotypes. On peut s’attendre à une détérioration
croissante de la relation à soi, à l’autre et aux significations. Certes, il y
a ce que les médiologues appellent « l’effet jogging ». Dans les
années 1960, quand on a vu se multiplier les voitures, les escaliers
mécaniques, les ascenseurs, etc. on s’est dit que tout le monde allait perdre
ses muscles et devenir obèse : on a inventé le jogging. L’innovation
technique qui nous désapprend quelque chose suscite un comportement innovant
inverse qui compense le manque. Mais ce n’est pas non plus automatique. Ce qui
semble aujourd’hui se dessiner le plus nettement c’est au contraire une
dialectique du Maître et de l’esclave, telle qu’avait annoncé Hegel. L’esclave
(le smartphone) travaille pour le Maître (nous), et au fur et à mesure qu’il
travaille, il apprend, devient plus intelligent, tandis que le Maître, réduit à
consommer, perd ses capacités d’autonomie et ses compétences, jusqu’à ce que le
rapport inégalitaire se renverse : l’esclave devient le maître du Maitre.
Sur certains points, nous en sommes déjà là avec le smartphone. Devenir
l’esclave des machines n’est plus un fantasme. Regardez la panique de celui qui
a perdu son « doudou numérique » ! Il se retrouve totalement
démuni : sans numéros de téléphones (on ne connait plus le numéro de son
conjoint et de ses enfants), sans agenda, sans mémoire. Un véritable
cauchemar qui dit bien la réalité de notre dépendance.
Revue des Deux Mondes – Qui dit dépendance dit addiction. De quels ordres
sont les addictions au smartphone ? Pierre-Marc
de Biasi –L’addiction aux jeux numériques sur smartphone a été reconnue
cette année par l’Organisation Mondiale de la Santé comme un véritable problème
de santé publique. Le smartphone a contribué à faire croître le nombre de
joueurs d’argent et parmi eux les addicts. Avec un budget croissant
(actuellement 12 milliards par an pour la seule Française des jeux) le jeu sur
smartphone, totalement incontrôlable, va intensifier les risques : les
ruines individuelles ne manqueront pas de se multiplier. Ce n’est bien sûr pas
le seul domaine où l’on constate de graves dépendances (la pornographie aussi,
par exemple, accessible sans contrôle). À cela s’ajoute une addiction
spécifique au smartphone lui-même : certains adolescents y passent plus de
10 heures par jour. Nous l’avons toujours avec nous, par peur de manquer une
occasion, un texto important, quelque chose qui risque de changer notre vie.
C’est une situation de dépendance psychique presque intégrale, avec sa cohorte
de sollicitations, d’alertes, de notifications… Et nous en redemandons.
Pourquoi ? Parce qu’à chaque nouvelle sollicitation inattendue, à chaque
nouveau clic, le smartphone active dans notre encéphale une zone qui nous
délivre une dose de dopamine : la molécule du bonheur. Une addiction
d’autant plus forte qu’elle passe le plus souvent par l’image qui agit
elle-même sur le processus de « récompense » et de
« motivation ». Le troisième cerveau exploite énormément les
laboratoires de drogue de notre vieux cerveau n°1.
Revue des Deux Mondes – Le débat est toujours le même à propos de ces
sujets : le smartphone est-il d’abord le produit de notre soif de démesure
et de vitesse, ou crée-t-il surtout quelque chose de radicalement nouveau qui
modifie l’environnement dans lequel il est né ? Pierre-Marc de Biasi – Les deux !
La technique, comme toujours, ne « marche » que s’il y a du consensus
derrière. La locomotive et le chemin de fer ont mis un bout de temps avant de
convaincre les gens. On pensait que la vitesse ferait sortir les yeux de leur
orbite… On a d’ailleurs donné aux premiers wagons la forme rassurante d’une
calèche pour que les passagers y entrent plus facilement. Et le chemin de fer a
en effet modifié son environnement puisqu’il a rétréci la dimension nationale
en permettant de désenclaver et d’unifier les territoires, en optimisant le
service postal, les échanges de produits et de services, le tourisme, etc. Aujourd’hui,
le smartphone est l’objet d’un désir qui relève bien de l’hubris, de la
démesure… Il répond au besoin magique d’être doté des super pouvoirs, comme
dans les bandes dessinées. Et si le smartphone marche si bien (3 milliards de
clients en dix ans, 1,5 milliards de nouveaux appareils vendus chaque
année) c’est qu’il répond avec succès à ce besoin. Si vous prenez un homme
d’aujourd’hui armé de son smartphone et, dix ans plus tôt, son homologue sans
smartphone, ce n’est plus du tout le même homme : ses pouvoirs ont été
décuplés.
J’ai interrogé dans mon livre une jeune scénariste. Elle me disait qu’il
est devenu beaucoup plus compliqué de penser un scénario dans lequel un homme
d’aujourd’hui serait en situation difficile. Or sans difficulté ni embûche
comment inventer une histoire palpitante ? Avec son smartphone, notre
contemporain n’est jamais seul, jamais démuni ! Impossible de la prendre
au dépourvu. Perdu, il se géolocalise en une seconde. Isolé, il appelle ses
copains à la rescousse. Avec son couteau-suisse numérique à portée de main, il
a toujours une solution : c’est un homme augmenté qui dispose, où qu’il soit,
d’une véritable petite centrale de services… Et si, pour le mettre en
difficulté, le scénario prive le personnage de son outil à tout faire par un
artifice fictionnel (plus de réseau, plus de batterie, smartphone cassé,
perdu…), cela sera perçu comme une grosse ficelle narrative et le spectateur se
dira : « oui, c’est cela… bien sûr ! Mais s’il avait son
smartphone, il lui suffirait de…! » En dix ans, les choses ont changé du
tout au tout, et ce n’est qu’un début.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire