L’OBS. Comment vivez-vous cette épidémie de coronavirus ?
Erri De Luca. J’habite dans une maison de campagne au nord de Rome, entourée de champs.
Je suis rentré chez moi de la montagne depuis dix jours et je suis largement
autosuffisant. J’ai un bon entraînement à l’isolement. Je mène ma vie normale,
je me lève très tôt, je lis et je traduis de l’hébreu ancien, pas plus de deux
versets par jour, j’en suis aux chapitres sur la vie du prophète Elie. Je relis
des livres d’un autre temps, notamment ceux de l’écrivain yiddish Sholem
Aleichem qui me soulage avec son humour. J’ai du temps pour faire des exercices
utiles à l’escalade, je passe la moitié de la journée au grand air. Le soir,
j’allume un feu dans la cheminée et je me cuisine un plat. J’ai l’impression un
peu inconsciente que rien ne me manque. Alors, quand j’ai ce sentiment, je me
souviens des gens qui ont habité ici, de mes parents qui étaient venus vivre
avec moi dans cette campagne et je les entends alors me reprocher mon égoïsme.
Je revois tous ces visages disparus autour de la table et je
réalise que je me trompe. Mais venons à la question de ce que j’appelle
« état de siège » plutôt que « guerre ». Les restrictions
m’ont aidé à prendre conscience de la gravité de l’épidémie pour mes
concitoyens, même si je crois être dans une forteresse inexpugnable par le
virus.
Extraits de Sur la trace de Nives.
Dans ce récit, Erri de Luca accompagne la célèbre alpiniste italienne Nives
Meroi dans l'une de ses expéditions himalayennes. Réfugiés sous la tente en
pleine tempête, ils engagent une conversation à bâtons rompus. Dans ce lieu où
la beauté des montagnes contraste avec la violence des conditions climatiques,
les récits d'altitude de la jeune femme sont une trame où se tissent réflexions
et souvenirs de l'auteur.
Extrait 1 : Tu es plein de phrases qui se
sont échouées dans ta tête, tu tournes autour d’elles, j’ai du mal à te suivre.
Tu parles des marches et je pense à celles que nous creusons pour monter, la
trace laborieuse dans la neige dure, entamée coup après coup par le piolet.
Nous fabriquons un escalier qu’une heure de neige peut effacer, derrière nous
les marches se referment. C’est beau de ne pas laisser de trace. Si je pense
que les pas des premiers astronautes sur la Lune ont laissé des empreintes qui
sont encore là par manque de vent et de pluie, je bénis les miens qui se
recouvrent. La trace indélébile du gros soulier d’Armstrong est une idée fixe
pour moi, je voudrais aller là-haut avec un balai pour l’effacer
Extrait 2 : À haute altitude,
le vent est le maître du temps. Quand il fait beau et qu’il y en a dehors, tu
ne sors même pas pour faire pipi. Et pourtant, il faut sortir, pour vérifier
les piquets, ramasser de la neige à faire fondre sur le réchaud. Avec ta
combinaison matelassée sur le dos, trois couches de vêtements, tu es une balle
en caoutchouc et le vent frappe sur toi comme une queue de billard et il te
traite comme une bille, il veut t’envoyer dans le trou. Alors je lui dis :
fais attention, c’est dans la tente que je dois aller et non pas dans le
précipice par où je suis montée, laisse-moi donc faire ma récolte et puis je me
glisserai toute seule dans mon trou. Et lui m’applique toujours un coup sur les
fesses ou une bonne claque. Le vent est une grande personne ici, un despote,
mais il accepte les ripostes. Au fond, nous lui tenons compagnie.
Extrait3 : Nous arrivons à
sept mille huit cents en douze heures, l’après-midi. Il faut attendre l’aube,
c’est le soir qui précède le sommet. Dans la tête sans sommeil passe tout le
catalogue de ce qu’il y a à faire, et moi pour le moment je suis essoufflée,
allongée dans mon sac, je suis un poisson qui agonise, rien à voir avec un
tigre. Romano arrive à dormir, même aussi haut. C’est vraiment son élément, là
où il libère son énergie de centrale électrique. C’est même rageant de
l’entendre ronfler à sept mille huit cents mètres.
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