mardi 24 mars 2020

DECOUVRIR Erri de Luca





L’OBS. Comment vivez-vous cette épidémie de coronavirus ?
Erri De Luca. J’habite dans une maison de campagne au nord de Rome, entourée de champs. Je suis rentré chez moi de la montagne depuis dix jours et je suis largement autosuffisant. J’ai un bon entraînement à l’isolement. Je mène ma vie normale, je me lève très tôt, je lis et je traduis de l’hébreu ancien, pas plus de deux versets par jour, j’en suis aux chapitres sur la vie du prophète Elie. Je relis des livres d’un autre temps, notamment ceux de l’écrivain yiddish Sholem Aleichem qui me soulage avec son humour. J’ai du temps pour faire des exercices utiles à l’escalade, je passe la moitié de la journée au grand air. Le soir, j’allume un feu dans la cheminée et je me cuisine un plat. J’ai l’impression un peu inconsciente que rien ne me manque. Alors, quand j’ai ce sentiment, je me souviens des gens qui ont habité ici, de mes parents qui étaient venus vivre avec moi dans cette campagne et je les entends alors me reprocher mon égoïsme. Je revois tous ces visages disparus autour de la table et je réalise que je me trompe. Mais venons à la question de ce que j’appelle « état de siège » plutôt que « guerre ». Les restrictions m’ont aidé à prendre conscience de la gravité de l’épidémie pour mes concitoyens, même si je crois être dans une forteresse inexpugnable par le virus.




Extraits de Sur la trace de Nives

Dans ce récit, Erri de Luca accompagne la célèbre alpiniste italienne Nives Meroi dans l'une de ses expéditions himalayennes. Réfugiés sous la tente en pleine tempête, ils engagent une conversation à bâtons rompus. Dans ce lieu où la beauté des montagnes contraste avec la violence des conditions climatiques, les récits d'altitude de la jeune femme sont une trame où se tissent réflexions et souvenirs de l'auteur.

 Extrait 1 : Tu es plein de phrases qui se sont échouées dans ta tête, tu tournes autour d’elles, j’ai du mal à te suivre. Tu parles des marches et je pense à celles que nous creusons pour monter, la trace laborieuse dans la neige dure, entamée coup après coup par le piolet. Nous fabriquons un escalier qu’une heure de neige peut effacer, derrière nous les marches se referment. C’est beau de ne pas laisser de trace. Si je pense que les pas des premiers astronautes sur la Lune ont laissé des empreintes qui sont encore là par manque de vent et de pluie, je bénis les miens qui se recouvrent. La trace indélébile du gros soulier d’Armstrong est une idée fixe pour moi, je voudrais aller là-haut avec un balai pour l’effacer

Extrait 2 : À haute altitude, le vent est le maître du temps. Quand il fait beau et qu’il y en a dehors, tu ne sors même pas pour faire pipi. Et pourtant, il faut sortir, pour vérifier les piquets, ramasser de la neige à faire fondre sur le réchaud. Avec ta combinaison matelassée sur le dos, trois couches de vêtements, tu es une balle en caoutchouc et le vent frappe sur toi comme une queue de billard et il te traite comme une bille, il veut t’envoyer dans le trou. Alors je lui dis : fais attention, c’est dans la tente que je dois aller et non pas dans le précipice par où je suis montée, laisse-moi donc faire ma récolte et puis je me glisserai toute seule dans mon trou. Et lui m’applique toujours un coup sur les fesses ou une bonne claque. Le vent est une grande personne ici, un despote, mais il accepte les ripostes. Au fond, nous lui tenons compagnie.

Extrait3 : Nous arrivons à sept mille huit cents en douze heures, l’après-midi. Il faut attendre l’aube, c’est le soir qui précède le sommet. Dans la tête sans sommeil passe tout le catalogue de ce qu’il y a à faire, et moi pour le moment je suis essoufflée, allongée dans mon sac, je suis un poisson qui agonise, rien à voir avec un tigre. Romano arrive à dormir, même aussi haut. C’est vraiment son élément, là où il libère son énergie de centrale électrique. C’est même rageant de l’entendre ronfler à sept mille huit cents mètres.


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