Voyage autour de ma
chambre, un texte ô combien d’actualité ! 22/03/2020 Par Emmanuel Laurentin
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Ce petit livre, devenu un des best-sellers du XIXème siècle, a été publié
anonymement à Bruxelles en pleine Révolution française (1794) par Xavier de
Maistre, frère du penseur contre-révolutionnaire Joseph de Maistre. Au moment
de la rédaction de ce récit, Xavier de Maistre, né d’une famille de Savoie, est
alors militaire, assigné à résidence pendant quarante-deux jours à Turin,
pour une affaire de duel interdit. Tel un dandy qu’il n’est pas, il décrit
sa mise en quarantaine avec beaucoup de légèreté, y voyant l’occasion de se
découvrir lui-même. Détestant la ligne droite, il privilégie le voyage en
zig-zag dans un local exigu. Malgré son intention de gagner sa porte en
diagonale, il rencontre son fauteuil en chemin : "je ne fais pas de
façon, (…) c’est un excellent meuble qu’un fauteuil. Il est surtout de la
dernière utilité pour tout homme méditatif."
Voyage autour de ma chambre (disponible en ligne sur Gallica) peut devenir un parfait manuel
en temps de confinement, et reste de toute époque un classique très
particulier.
Il est très-sûr, me disais-je, que les murs de ma chambre ne sont pas aussi
magnifiquement décorés que ceux d’une salle de bal : le silence de ma cabine
ne vaut pas l’agréable bruit de la musique et de la danse ; mais, parmi
les brillants personnages qu’on rencontre dans ces fêtes, il en est
certainement de plus ennuyés que moi.
Une ode à la méditation
Car son texte est une ode à la méditation, un plaidoyer pour l’indécision,
une critique des planificateurs : même dans un espace contraint,
l’imagination choisit de vagabonder, la mémoire nous joue des tours. Une chambre,
si petite soit-elle, recèle des potentialités inconnues. Chacun des objets qui
y a pris place devient une source de réflexion et de rêverie. De Maistre écrit
bien avant le romantisme officiel, mais toutes ses composantes sont déjà
là : goût pour l’intimité, plaisir de se découvrir comme individu,
capacité à l’imagination. Il ne veut pas "suivre les idées à la piste,
comme un chasseur poursuit le gibier" mais "cultiver une
âme ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments." Ce Voyage
autour de ma chambre se veut ainsi, de manière ironique, un manuel pour
apprendre à faire voyager son âme toute seule, pour ainsi "doubler son
existence".
La citadelle
de Turin, où X. de Maistre fut assigné à résidence (gravure de 1682)
Bien plus loin que les murs de sa chambre
Dans sa balade confinée, De Maistre décrit successivement son lit,
"meuble délicieux", "théâtre qui prête à l’imagination",
nettoie le cadre qui renferme le ravissant portrait d’une femme autrefois
désirée, rapporte son dialogue avec son domestique, décrit sa chienne Rosine
dont l’affection lui semble plus sincère que celle de nombreux amis qui se sont
détournés de lui. Notre noble prend ainsi "des leçons d’humanité de (son)
domestique et de (son) chien." Xavier de Maistre est un homme de culture
et peut donc disserter sur la musique de son temps, sur le talent du peintre
Raphaël. Mais c’est surtout en frôlant sa bibliothèque qu’il peut décliner sa
culture classique, depuis Le Paradis perdu de Milton jusqu’aux
personnages de Virgile. Un rêve lui permet même de faire dialoguer Platon,
Périclès et Aspasie qui se moquent des étranges coutumes des femmes et des
hommes des Lumières. Mais l’auteur du Voyage… ne se laisse pas impressionner
par ces augustes critiques et y fait montre des curiosités des lettrés de son
temps, comme la lecture des voyages de Cook qui conduisent bien plus loin que
les murs de sa chambre turinoise. Il doit pourtant la quitter un jour. Et ce
jour-là, après quarante-deux nuits sans pouvoir en sortir, Xavier de Maistre
célèbre les vertus de l’imagination, qu’il doit pourtant abandonner pour
retourner aux affaires.
Se penser comme individu
Ce texte ironique et léger est une parodie des récits de voyage qui ont
remporté tant de succès avant la Révolution. Mais ce n’est sûrement pas la raison principale de
son succès au XIXème siècle. Promeneur solitaire, Rousseau avait
accompagné la naissance du moi au XVIIIème. Promeneur en chambre, Xavier de
Maistre choisit un autre chemin pour conduire au même but : se penser
comme un individu. Pourquoi le lire encore aujourd’hui, alors qu’une
bonne part des références convoquées et que le contexte des guerres
révolutionnaires et de la chute de l’ancienne aristocratie, qui conduira de
Maistre à s’engager pour le Tsar, nous échappent ? Parce que ce livre
court est disponible gratuitement dans ses éditions anciennes depuis chez nous
sur le site de la BNF, Gallica. Parce qu’il nous dit combien nous ne regardons
plus notre décor quotidien, attiré par un monde extérieur constamment en
expansion. Parce que, malgré l’aristocratisme distant et désagréable
parfois de son auteur, malgré la description d’un monde disparu, fait de
domestiques et de duels, il nous rappelle que "le plaisir qu’on trouve à
voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes".
Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1794), disponible en ligne sur Gallica
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