Penser à partir de l’Actu: le droit face aux
circonstances sanitaires exceptionnelles
Coronavirus : L’état d’urgence sanitaire
ouvre des brèches dans l’Etat de droit Par Jean-Baptiste
Jacquin 28/03/2020
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/03/28/coronavirus-l-etat-d-urgence-sanitaire-ouvre-des-breches-dans-l-etat-de-droit_6034751_3224.html
Le Conseil constitutionnel lui-même a autorisé une dérogation à la
Constitution. Les nouvelles règles de fonctionnement des juridictions posent
aussi question. La Constitution n’est pas suspendue, mais on peut y déroger en
raison des circonstances liées à la crise du Covid-19. C’est le raisonnement
totalement inédit que le Conseil constitutionnel a tenu dans sa décision rendue
jeudi 26 mars sur la loi organique du 23 mars, votée avec la loi sur
l’état d’urgence sanitaire. Cette loi organique est constituée d’un article
unique. Elle suspend jusqu’au 30 juin le délai dans lequel le Conseil
d’Etat ou la Cour de cassation doit se prononcer sur le renvoi d’une question
prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel et celui dans
lequel ce dernier doit statuer sur une telle question. Les conditions de vote
par le Parlement de ce texte n’ont pas respecté la Constitution. Celle-ci
prévoit (article 46) que l’Assemblée nationale ou le Sénat ne peuvent pas
délibérer sur un projet de loi organique « avant l’expiration d’un
délai de quinze jours après son dépôt ». Un tel délai avait été
introduit par le constituant de 1958 pour laisser un temps au débat public,
avant de pouvoir voter un texte portant sur le fonctionnement des institutions.
Or, ce projet de loi, adopté en conseil des ministres le 18 mars, a été
voté au Sénat dès le lendemain, avant son approbation par les députés le
21 mars.
« Il y aura accoutumance » : Le Conseil
constitutionnel, présidé par Laurent Fabius, a néanmoins jugé que cela n’était
pas un problème. « Compte tenu des circonstances particulières de
l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en
violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution »,
écrivent les « sages » dans leur décision. « C’est la pire décision que le Conseil
constitutionnel a prise depuis 1958, cela crée un précédent autorisant à
déroger à la Constitution en fonction de circonstances exceptionnelles »,
dénonce Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris-I
Panthéon-Sorbonne. Le Conseil constitutionnel se défend d’une telle brèche dans
l’Etat de droit : « Cela n’a rien à voir avec la théorie des
circonstances exceptionnelles développée par le Conseil d’Etat, c’est une
appréciation au regard de la situation d’espèce », y insiste-t-on. « Il
y aura accoutumance, les contrôleurs ont lâché prise », tranche M.
Cassia. Sur le fond, l’article unique de cette loi organique ne poserait
pas de problème majeur, selon le Conseil constitutionnel. S’il n’impose plus de
délai court pour l’examen des QPC, il « n’interdit [pas] qu’il
soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette
période ». Il faut ainsi comprendre entre les lignes que le Conseil
constitutionnel pourra examiner en urgence les questions portant sur la
constitutionnalité de telle ou telle disposition de la loi sur l’état d’urgence
sanitaire… comme il l’avait fait pendant l’état d’urgence de 2015-2017. En
revanche, les autres QPC devront attendre. D’ailleurs, la Cour de cassation et
le Conseil d’Etat se sont organisés pour ne plus traiter que les questions
urgentes de libertés publiques ou de libertés individuelles. Au Quai de l’Horloge,
seule la chambre criminelle tient encore ses deux audiences hebdomadaires sur
les pourvois concernant les affaires avec des personnes détenues. Au
Palais-Royal, « seuls les référés portant sur des mesures liées à la
crise sanitaire vont jusqu’à l’audience », affirme Louis Boré,
président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation.
Les trente ordonnances adoptées lors des conseils des ministres des 25 et
27 mars ne manqueront pas d’alimenter ainsi de nombreux recours devant le
Conseil d’Etat.
Des dispositions « pas nécessaires » : De ce point de vue,
l’Etat de droit est maintenu. Pourtant, M. Boré s’alarme par exemple d’un « accès
au juge qui devient fictif en raison des conditions de pourvoi en matière
pénale ». Si le délai pour se tourner vers la Cour de cassation passe
de cinq à dix jours dans cette période exceptionnelle, les difficultés du
courrier et de transmission de pièces dans une procédure non dématérialisée
rendent un tel recours hypothétique. « De nombreuses dispositions
prises dans les ordonnances n’étaient pas nécessaires au regard des problèmes
posés par l’épidémie », estime Béatrice Voss, présidente de la
commission libertés et droits de l’homme du Conseil national des barreaux.
L’ordonnance « portant adaptation de règles de procédure pénale » instaure
de nombreuses dérogations aux règles de fonctionnement des juridictions afin de
leur permettre de gérer les situations d’urgence au moment où la plupart des
magistrats et des greffiers sont confinés chez eux. En matière de justice des
mineurs, par exemple, alors que réunir l’enfant, ses deux parents, leur avocat
et l’éducateur de protection judiciaire de la jeunesse est sans doute
compliqué, « le juge des enfants pourra prolonger de plusieurs mois une
mesure de placement en l’absence de débat contradictoire, relève Mme Voss.
Les droits de l’enfant et des parents sont totalement bafoués ».
Juge unique, au lieu de trois : Tandis que les tribunaux se sont organisés dans le
cadre de plans de continuité d’activité pour gérer les affaires urgentes,
l’ordonnance prévoit que certaines audiences pourront se tenir avec un juge
unique, au lieu de trois, que l’absence de public pourra être décidée pour des
raisons sanitaires et que le prévenu, s’il est détenu, pourra être entendu par
visioconférence, voire par téléphone En matière civile, certains litiges pourront
être tranchés sans audience, c’est-à-dire sans la présence des intéressés ni de
leurs avocats. « Le fantasme gouvernemental d’une procédure sans la
présence du justiciable (…) pourrait être ainsi enfin totalement
assouvi », écrit le Syndicat de la magistrature, qui s’inquiète de
voir ces dispositions maintenues au-delà de la fin de période de confinement de
la population. « Le risque de cet état d’urgence sanitaire est qu’il
constitue un laboratoire s’il s’installe dans la durée », a prévenu
Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes, vendredi
27 mars, lors d’un colloque qu’il a organisé en ligne avec de nombreux
chercheurs sur le thème du « droit face aux circonstances sanitaires
exceptionnelles ». Selon lui, les initiatives prises ici ou là de
surveillance de la population par des drones, ou encore d’interdiction
préfectorale d’activités ou de lieux qui vont au-delà des mesures
gouvernementales, banalisent dangereusement des atteintes aux libertés
fondamentales.
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