dimanche 22 mars 2020

BTS2 Toute notre vie n’est qu’une accumulation d’habitudes


Habitude, quand tu nous tiens

Publié dans le magazine Books n° 105, mars 2020. Par Jerome Groopman.

Près de la moitié de nos actions sont le fruit d’automatismes. Comment se débarrasser de ceux qui nous portent tort et en instaurer de nouveaux ? Prendre de bonnes résolutions n’est pas forcément la solution. Le mieux est de modifier le contexte, recommandent les psychologues.
 « Consulter mes messages était devenu une mauvaise habitude dont je ne pouvais plus me défaire. Désormais, quand je marche, je mets mon portable dans une poche zippée. »

J’ai fait l’acquisition d’un smartphone il y a quelques années et j’ai vite été conquis. Pouvoir envoyer un courriel, vérifier une information, faire un achat où qu’on se trouve : quel gain inimaginable de productivité ! Chaque fois que je recevais un e-mail, l’appareil faisait « ping », et je répondais aussitôt, en me félicitant de mon efficacité. Les textos, eux, arrivaient au son d’un cor et je les traitais tout aussi promptement. Bientôt, au moindre son, je bondissais sur mon portable, comme le chien de Pavlov qui salivait quand il entendait la cloche. Mon travail et mes conversations s’en ressentaient. J’avais pris l’appa­reil pour un serviteur ­miraculeux, mais j’en étais peu à peu devenu l’esclave.

 J’ai toujours été fier de ma volonté. Comme la plupart de ceux qui ont survécu aux études de médecine – avec les réveils aux aurores et les gardes inter­minables alors que les copains font la fête –, j’avais une expérience avérée en matière de gratification différée. Peu importe. Quand j’ai mis mon téléphone en mode silencieux, je me suis retrouvé à consulter ma messagerie électronique peut-être encore plus souvent, au cas où un message m’aurait échappé. Le seul moment où j’arrivais à résister, c’était pendant shabbat, où je ne regarde pas mes courriels de toute ­façon. Mais j’avais l’œil rivé sur la montre et je comptais les heures qui restaient avant de pouvoir rallumer mon portable. Je comprenais enfin ce que ressent un ­fumeur en mal de cigarettes. Consulter mes messages était devenu une ­mauvaise habitude dont je ne pouvais plus me ­défaire.

 Depuis toujours, les habitudes, bonnes ou mauvaises, fascinent les penseurs et les responsables politiques. Dans Éthique à Nicomaque, Aristote passe en revue les différentes idées de la vertu qui circulent et les résume de la sorte : « Certains pensent qu’on devient bon par nature, d’autres disent que c’est par habitude, d’autres enfin par enseignement. » Pour lui, la vertu est le résultat de l’habitude. Cicéron parle, à propos de l’habitude, de « seconde nature », une expression toujours en usage. Quand l’un des pères fondateurs des États-Unis, Alexander Hamilton, se demande dans l’article no 27 du Fédéraliste comment forger des citoyens qui obéiront à la loi fédérale de la république nouvellement fondée, il utilise une autre expression devenue proverbiale : « L’homme est en grande partie une créature d’habitude. » « Une chose qui frappe rarement ses sens n’aura que peu d’influence, en général, sur son esprit, poursuit-il. On ne peut s’attendre à ce qu’un gouvernement continuellement distant et hors de vue intéresse les sentiments du peuple. Si la loi fédérale se répand dans la vie publique, elle ­paraîtra faire partie intégrante de nos vies ­quotidiennes […]. Plus [l’autorité de l’Union] circulera parmi les canaux et les courants que suivent naturellement les passions humaines, moins elle aura à recourir aux expédients violents et dangereux de la contrainte. »
 Aujourd’hui, les habitudes sont un important champ de recherche scientifique. Les psychologues s’intéressent à la formation des habitudes de comportement et à leur incidence sur la santé ou le bonheur. Faisant écho à Aristote, le psychologue américain William James écrit : « Toute notre vie n’est qu’une accu­mulation d’habitudes – pratiques, ­émotionnelles, intellectuelles […] qui nous poussent irrésistiblement vers notre destinée. »

Nous n’aimons pas nous penser comme des êtres aussi passifs. Et la volonté, alors ? Les spécialistes du marketing flattent notre sentiment d’être les auteurs de nos actions avec des slogans comme « Just Do It » (Nike) ou « Déclarez votre indépendance » (New Balance). La pop psychologie aussi nous conforte dans l’idée que nous sommes maîtres de notre vie. Dans la célèbre ­expérience du marshmallow, conçue par Walter Mischel dans les années 1960 à l’université Stanford, on posait une guimauve devant des enfants et on mesurait leur capacité à ne pas la manger tout de suite. En évaluant ainsi la « fonction exécutive » des enfants, on pouvait en principe déceler les futurs gagnants et perdants et prédire aussi bien leurs ­résultats à l’examen d’entrée à l’université que la durée de leurs relations amoureuses ou leur réussite professionnelle. Mais comment cela est-il possible, si nous sommes essentiellement des « créatures d’habitude » ?


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