Habitude, quand tu nous tiens
Près de la moitié de nos actions sont le fruit d’automatismes.
Comment se débarrasser de ceux qui nous portent tort et en instaurer de
nouveaux ? Prendre de bonnes résolutions n’est pas forcément la solution. Le
mieux est de modifier le contexte, recommandent les psychologues.
« Consulter mes messages était
devenu une mauvaise habitude dont je ne pouvais plus me défaire. Désormais,
quand je marche, je mets mon portable dans une poche zippée. »
J’ai fait l’acquisition d’un smartphone il y a quelques années et j’ai vite
été conquis. Pouvoir envoyer un courriel, vérifier une information, faire un
achat où qu’on se trouve : quel gain inimaginable de productivité ! Chaque fois
que je recevais un e-mail, l’appareil faisait « ping », et je répondais
aussitôt, en me félicitant de mon efficacité. Les textos, eux, arrivaient au
son d’un cor et je les traitais tout aussi promptement. Bientôt, au moindre
son, je bondissais sur mon portable, comme le chien de Pavlov qui salivait
quand il entendait la cloche. Mon travail et mes conversations s’en
ressentaient. J’avais pris l’appareil pour un serviteur miraculeux, mais j’en
étais peu à peu devenu l’esclave.
J’ai toujours été fier de ma volonté. Comme la plupart de ceux qui
ont survécu aux études de médecine – avec les réveils aux aurores et les gardes
interminables alors que les copains font la fête –, j’avais une
expérience avérée en matière de gratification différée. Peu importe. Quand j’ai
mis mon téléphone en mode silencieux, je me suis retrouvé à consulter ma
messagerie électronique peut-être encore plus souvent, au cas où un message
m’aurait échappé. Le seul moment où j’arrivais à résister, c’était pendant
shabbat, où je ne regarde pas mes courriels de toute façon. Mais j’avais l’œil
rivé sur la montre et je comptais les heures qui restaient avant de pouvoir
rallumer mon portable. Je comprenais enfin ce que ressent un fumeur en mal de
cigarettes. Consulter mes messages était devenu une mauvaise habitude dont je
ne pouvais plus me défaire.
Depuis toujours, les habitudes, bonnes ou mauvaises, fascinent les
penseurs et les responsables politiques. Dans Éthique à Nicomaque,
Aristote passe en revue les différentes idées de la vertu qui circulent et les
résume de la sorte : « Certains pensent qu’on devient bon par nature, d’autres
disent que c’est par habitude, d’autres enfin par enseignement. » Pour lui, la
vertu est le résultat de l’habitude. Cicéron parle, à propos de l’habitude, de
« seconde nature », une expression toujours en usage. Quand l’un des pères
fondateurs des États-Unis, Alexander Hamilton, se demande dans l’article no 27
du Fédéraliste comment forger des citoyens qui obéiront à la loi
fédérale de la république nouvellement fondée, il utilise une autre expression
devenue proverbiale : « L’homme est en grande partie une créature d’habitude. »
« Une chose qui frappe rarement ses sens n’aura que peu d’influence, en
général, sur son esprit, poursuit-il. On ne peut s’attendre à ce qu’un
gouvernement continuellement distant et hors de vue intéresse les sentiments du
peuple. Si la loi fédérale se répand dans la vie publique, elle paraîtra faire
partie intégrante de nos vies quotidiennes […]. Plus [l’autorité de l’Union]
circulera parmi les canaux et les courants que suivent naturellement les
passions humaines, moins elle aura à recourir aux expédients violents et
dangereux de la contrainte. »
Aujourd’hui, les habitudes sont un important champ de recherche
scientifique. Les psychologues s’intéressent à la formation des habitudes de
comportement et à leur incidence sur la santé ou le bonheur. Faisant écho à
Aristote, le psychologue américain William James écrit : « Toute notre vie
n’est qu’une accumulation d’habitudes – pratiques, émotionnelles,
intellectuelles […] qui nous poussent irrésistiblement vers
notre destinée. »
Nous n’aimons pas nous penser comme des êtres aussi passifs. Et la
volonté, alors ? Les spécialistes du marketing flattent notre sentiment d’être
les auteurs de nos actions avec des slogans comme « Just Do It » (Nike) ou
« Déclarez votre indépendance » (New Balance). La pop psychologie aussi nous
conforte dans l’idée que nous sommes maîtres de notre vie. Dans la célèbre expérience
du marshmallow, conçue par Walter Mischel dans les années 1960 à
l’université Stanford, on posait une guimauve devant des enfants et on mesurait
leur capacité à ne pas la manger tout de suite. En évaluant ainsi la « fonction
exécutive » des enfants, on pouvait en principe déceler les futurs gagnants et
perdants et prédire aussi bien leurs résultats à l’examen d’entrée à
l’université que la durée de leurs relations amoureuses ou leur réussite
professionnelle. Mais comment cela est-il possible, si nous sommes
essentiellement des « créatures d’habitude » ?
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