Penser à partir de l’Actu
avec le philosophe Bruno Latour : ce qui est désirable et ce qui a cessé
de l’être
Imaginer les
gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise Par Bruno Latour,
philosophe et sociologue, professeur émérite au médialab de Sciences Po
https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/
Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause,
infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré.
L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon
sens : « Relançons le plus rapidement possible la production »,
il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La
dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous
faisions avant.
Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans
l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le
front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de
familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant,
c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une
fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre
lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.
En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une
crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et
irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la
première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les
deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de
les articuler l’une sur l’autre. En tous cas, ce serait dommage de ne pas se
servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la
mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.
La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la
preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de
suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont
on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À
tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie,
on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du
progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à
cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement
son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement,
susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup. En effet, il
n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les
tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette
même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres
éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2
qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des
oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais
cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont
la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement
apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur
et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes
se posent un peu là ! D’où cette découverte incroyable : il y avait
bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme
rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempée que les chefs d’État,
chacun a son tour, pouvaient tirer d’un coup pour stopper « le train du
progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de
bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce
illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait
que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans
aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…
Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production
globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion
formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux
qui depuis le mitan du XXe siècle ont inventé l’idée de s’échapper des
contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre
encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du
monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État
providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des
réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de
tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1]. N’oublions
pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont
conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis
cinquante ans, consistent en même temps à nier l’importance du changement
climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des
bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux
qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage
universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour
y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment
chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États
climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à
Washington en passant par Londres. Ce qui rend la situation actuelle tellement
dangereuse, ce n’est pas seulement les morts qui s’accumulent chaque jour
davantage, c’est la suspension générale d’un système économique qui donne donc
à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde
planétaire, une occasion merveilleuse de « tout remettre en cause ».
Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux,
c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique
ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier
leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète
dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les
rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui
vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux
et leurs enfants. « L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause
imprévue, leur donne une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne
l’auraient jamais imaginé.[2] Les
révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux.
C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à
nous aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi,
sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré.
L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon
sens : « Relançons le plus rapidement possible la production »,
il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La
dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous
faisions avant. Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un
fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de
tulipes prête à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde
entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est
juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses
tulipes, il les fait pousser hors sol sous lumière artificielle avant de les
livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là,
l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette
façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ». De fil en
aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles
questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons
d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces,
millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de
globaliser la planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de
bouches en bouches – la suspension de l’économie mondiale –, nous
commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi,
bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous
posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes
barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément
d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise. C’est
qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais
de sortir de la production comme principe
unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de
dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité
à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait
peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production
elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution
des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la
planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche,
mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument
irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant
indispensable, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce
qui a cessé de l’être. D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de
confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en
groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous
libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que,
par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre.[3] Les
globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent
voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries
pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur
opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains
sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance
sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi
pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de
transformation de ces nouveaux gestes barrières dressés contre la
reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui
veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.
Un outil pour aider au
discernement
Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques,
proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera
d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement
vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à
l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une
petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de
combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des
descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et
concrète — mais pas avant.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un
sondage. C’est une aide à l’auto-description*.
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privées par
la crise actuelle et qui vous donne la sensation d’une atteinte à vos
conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous
indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant),
mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions
suivantes :
Question 1 : Quelles sont
les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne
reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez a)
pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/
incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution
rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus
cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses
listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles
mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs
qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient
faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont
les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se
développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en
remplacement ?
Question 5 : Décrivez a)
pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus
faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ;
et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ?
(Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question
4.)
Question 6 : Quelles
mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/
entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant
la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?
(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celle
d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses
devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits,
d’alliances, de controverses et d’oppositions.)
[1] Voir l’article sur les lobbyistes déchainés aux Etats-Unis par Matt
Stoller, « The coronavirus relief bill could turn into a corporate coup if we
aren’t careful », The Guardian, 24.03.20. [2] Danowski, Deborah, de Castro, Eduardo
Viveiros, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini
(textes réunis et présentés). Ed. Hache, Emilie. Paris, Editions Dehors, 2014.
221-339. [3] L’auto-description reprend la procédure des
nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir?
Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développé
depuis par le consortium Où atterrir http://www.bruno-latour.fr/fr/node/841.html
*L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance
suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir? Comment s’orienter en politique.
Paris: La Découverte, 2017 et développé depuis par un groupe d’artistes et de
chercheurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire