Toutes les vies ne se valent
pas... Entretien avec Didier Fassin Propos recueillis par Martine Fournier Avril 2018
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S’appuyant sur ses nombreuses enquêtes auprès des populations précaires, Didier Fassin propose une réflexion
anthropologique sur la vie. Pour lui, les sociétés contemporaines ont fait de
la vie un bien suprême sans pour autant en effacer le caractère inégal.
Didier Fassin a une carrière bien remplie et une œuvre tout aussi riche. Ce
médecin, titulaire d’un master d’épidémiologie et de santé publique,
administrateur et vice-président de Médecins sans frontières entre 1999
et 2003, est depuis 2006 le président du Comede, le Comité pour la santé
des exilés, organisation non gouvernementale qui assure la prise en charge
médicale, sociale et juridique des migrants et des réfugiés. Devenu
anthropologue et sociologue, professeur à l’université Paris-XIII et directeur
d’études à l’EHESS, il conduit des enquêtes au Sénégal, au Congo et en
Équateur. Au début des années 2000, son terrain est l’Afrique du Sud, où
il dirige un programme sur les malades du sida qui fait rage dans la région. Au
cours de cette période, ses recherches s’élargissent à divers groupes en
situation de précarité – pauvres, chômeurs, migrants, réfugiés en France,
orphelins du sida en Afrique, victimes de catastrophe au Venezuela, populations
opprimées en Palestine – et s’attachent à comprendre ce qu’il appelle le
gouvernement humanitaire. Depuis 2009, il est professeur de sciences sociales à
l’Institute for Advanced Study de Princeton, où il a succédé à l’anthropologue
Clifford Geertz. Ses travaux les plus récents l’ont amené à passer des
pratiques de compassion aux politiques de répression. Plus particulièrement, il
a réalisé une série d’études ethnographiques sur la police, la justice et la
prison, à partir desquelles il a développé une réflexion sur le châtiment. En
ce début d’année 2018, il publie La Vie. Mode d’emploi critique. Sous ce
titre un peu énigmatique, l’ouvrage croise ses expériences de terrain et
l’héritage philosophique de ceux qui ont pensé la vie, dans ses dimensions
biologiques aussi bien que biographiques. Mais pour aller plus loin, donnons la
parole à son auteur.
Que recouvre ce titre, La Vie. Mode d’emploi critique ? Le point de départ est l’invitation que m’a
adressée Axel Honneth à prononcer les conférences Adorno à l’université de
Francfort, qui est depuis près d’un siècle le temple de la pensée critique.
Tout en respectant la tradition philosophique de ce lieu prestigieux, c’était
l’occasion pour moi de la confronter avec mon approche anthropologique en
rassemblant plus de vingt ans de travaux en Afrique, en Amérique latine et en
Europe. Le titre du livre est un hommage au roman de Georges Perec, dont je
reprends l’idée de puzzle. Les trois pièces de mon propre puzzle – formes
de vie, éthiques de la vie et politiques de la vie – me permettent de
donner sens à mon questionnement anthropologique sur la vie dans les sociétés
contemporaines. L’ajout de l’adjectif « critique » tient à ce que
j’analyse à nouveaux frais ces concepts philosophiques, en relevant leurs
tensions et leurs contradictions, et surtout en prenant comme principal fil
conducteur l’inégalité des vies.
Vous dites que dans nos sociétés, la vie est devenue « le bien
suprême ». Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ? Cette idée n’a pas prévalu toujours et
partout. Elle est un trait de la modernité occidentale provenant de notre
héritage chrétien. Walter Benjamin parlait de ce « dogme qui affirme le
caractère sacré de la vie ». Hannah Arendt la qualifiait de « souverain
bien des sociétés modernes ». À la source même du christianisme, il y
a ce principe que la vie est ce bien tellement sacré qu’il est possible de le
sacrifier. Le Christ donne la sienne pour racheter le péché originel, et les
martyrs la leur pour témoigner de l’existence de Dieu. C’est dire que
l’enveloppe corporelle doit être transcendée pour cette loi supérieure.
Aujourd’hui, au contraire, ce bien suprême est avant tout la vie physique, le
fait même d’être en vie, au détriment souvent des dimensions sociale, éthique
et politique de l’existence. C’est qu’autrefois, la mort des jeunes enfants ou
des adultes d’un certain âge pouvait être vue comme normale, ne serait-ce qu’en
raison de sa fréquence. Et c’est encore vrai dans des pays pauvres où la
mortalité infantile est forte et l’espérance de vie limitée. Avec les progrès
de l’hygiène et de la médecine, tels qu’ils se manifestent depuis le
19e siècle dans le monde occidental et plus récemment ailleurs, la vie
physique est devenu un bien plus précieux. Cette évolution de nature
anthropologique procède donc de logiques religieuse, démographique et sociale.
Vous consacrez une partie de votre livre aux « éthiques de la
vie ». Pour vous qui connaissez bien le milieu humanitaire, l’essentiel
est de sauver des vies… Depuis
l’Antiquité, les philosophes se sont attachés à déterminer ce qu’est « une
vie bonne » et comment chacun peut s’efforcer de la mener. J’ai en quelque
sorte inversé la question en m’interrogeant sur le prix accordé à la vie et sur
le type de vie que différentes sociétés valorisent. C’est pourquoi au concept
de vie éthique je substitue celui d’éthiques de la vie. Dans le monde
contemporain, les organisations humanitaires incarnent de la manière la plus
évidente la valorisation de la vie comme bien supérieur. Leur objectif premier
est en effet de sauver des personnes éprouvées par des guerres, des famines,
des épidémies. Il peut les amener à passer outre la souveraineté nationale des
États dans lesquelles elles interviennent. Ce principe est même passé dans le
droit international lorsqu’en 2005 les Nations unies ont voté la « responsabilité
de protéger » qui ouvre la possibilité d’une intervention militaire
quand une population est menacée dans son existence physique et que les autres
moyens ont échoué. Il a été utilisé pour la première fois – et
malheureusement détourné – pour justifier l’intervention de la France et
de la Grande-Bretagne en Libye en 2011.
Cet essor de l’humanitaire va de pair, selon vous, avec l’instauration
d’une « biolégitimité ». Pouvez-vous expliquer ? Michel Foucault décrivait le
« biopouvoir » comme l’obligation de faire vivre. À ce pouvoir sur la
vie, j’ai proposé d’ajouter la légitimité de la vie. Cette
« biolégitimité », qui est la reconnaissance de la vie biologique
comme valeur supérieure, me semble caractériser bien des situations du monde
contemporain. J’en ai proposé plusieurs illustrations. En Afrique du Sud par
exemple, au plus fort de l’épidémie de sida, une controverse très dure s’est
développée entre deux camps. D’un côté, les activistes et les médecins se
battaient pour l’accès aux antirétroviraux, en mettant en avant dans leurs
argumentaires et leur iconographie les jeunes enfants potentiellement porteurs
du virus. De l’autre, les acteurs de la santé publique et du développement
social devaient arbitrer avec d’autres priorités telles que la lutte contre la
malnutrition, la grande pauvreté, et les disparités du système de santé. Deux
postures éthiques s’affrontaient, l’une mettant l’accent sur l’individu et le
biologique, l’autre sur le collectif et le social. In fine, la première
l’a emporté. C’est là un fait général. Les actions destinées à sauver des vies
ont bien plus de poids dans le monde contemporain que les politiques de justice
sociale.
Depuis quand observe-t-on cette prévalence du droit humanitaire sur les
demandes d’asile des populations qui viennent se réfugier en France par
exemple ? À la fin du 20e siècle,
un double mouvement s’est opéré. D’une part, un déclin progressif de la
proportion de personnes qui obtiennent le statut de réfugié : à l’Office
de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), le taux d’accord passe de
plus de 90 % au milieu des années 1970 à moins de 10 % au début
des années 2000. D’autre part, à partir des années 1990, un mouvement
inverse d’augmentation des régularisations pour raison médicale, lorsque des personnes
présentent une maladie grave qui ne peut être soignée dans leur pays. En 2005,
la probabilité pour un demandeur d’asile d’être reconnu comme réfugié était
sept fois plus faible que celle pour un malade d’obtenir un titre de séjour
temporaire. La vie biologique affectée pesait bien plus que la vie politique
menacée.
C’est là un profond changement de nos économies morales. La forte
mobilisation des pouvoirs publics et de la société tout entière pour accueillir
les boat people rescapés de la répression communiste à la fin des années 1970
contraste ainsi avec l’indifférence qui prévaut face aux naufrages actuels en
Méditerranée de personnes fuyant la violence politique et la pauvreté endémique
en Somalie ou au Sud Soudan. Même la biolégitimité se trouve désormais soumise
à rude épreuve quand ces vies semblent si peu compter.
On peut repérer cependant quelques paradoxes. Notamment dans les
Territoires palestiniens où l’on constate la présence de nombreuses ONG
(Médecins sans frontières, Médecins du monde…) alors qu’il y a plus de souffrances
psychiques que de vies à sauver… L’oppression
des Palestiniens donne heureusement lieu à peu de victimes, hormis lors des
guerres meurtrières menées par les Israéliens, et les personnes blessées ou
malades peuvent généralement être soignées dans les hôpitaux locaux. Si les
organisations humanitaires continuent d’apporter des soins, c’est surtout dans
le domaine de la santé mentale, qui permet dès lors d’ouvrir une autre
perspective : le témoignage. Les souffrances diagnostiquées et les récits
enregistrés attestent l’intolérable des humiliations et des violences subies.
La vie biographique prend le pas sur la vie biologique, mais paradoxalement,
elle ne permet qu’en partie de restituer la dimension sociale et politique de
ces expériences. De plus, en se faisant les porte-parole des habitants des
Territoires occupés et en les présentant comme des victimes, les acteurs
humanitaires rendent moins audible le sens de leurs gestes, notamment
lorsqu’ils mettent leur vie en jeu en attaquant leurs oppresseurs.
Justement, pour les jihadistes par exemple qui se tuent avec une ceinture
d’explosifs, les moines bouddhistes qui s’immolent par le feu, ou ceux qui se
laissent mourir au terme d’une grève de la faim comme cela a été le cas des
Kurdes ou des Irlandais, la vie est-elle encore le bien suprême ? Le sacrifice de sa propre vie semble aller à
l’encontre de l’éthique de la vie dominante. En fait, ce n’est pas tout à fait
le cas. Il met en jeu ce que ces individus ont de plus précieux. Donner sa vie
pour une cause, c’est affirmer qu’il lui est encore une valeur supérieure,
qu’elle soit religieuse ou politique, qu’il s’agisse de foi ou de liberté. Ce
n’est guère différent de ce qui animait les martyrs chrétiens ou les résistants
français. C’est pourquoi je parle des « éthiques de la vie » au
pluriel. Celles et ceux qui sont ainsi prêts à se sacrifier pour leur cause le
font au nom d’une certaine éthique de la vie, qu’il faut savoir reconnaître
pour ce qu’elle est, quand bien même elle heurte la nôtre.
Vous consacrez la troisième partie de votre livre aux « politiques de
la vie », et là, vous soulignez l’inégalité de la valeur des vies… Il existe une contradiction entre l’éthique de
la vie selon laquelle toutes les existences sont aussi précieuses, et les
politiques de la vie par lesquelles ces existences sont traitées inégalement.
Entre l’idéal et la réalité, le fossé est considérable. On le constate dans la
valeur monétaire attribuée à la vie. Ainsi, aux États-Unis, les familles des
victimes de l’attaque contre le World Trade Center en septembre 2001 ont
été indemnisées dans un rapport de 1 à 8 en fonction des revenus ; et la
réparation pour le décès d’une femme était de 63 % de celle des hommes.
Quant à l’indemnisation des civils irakiens tués par les troupes alliées
comparée à celle des soldats états-uniens tombés au combat, l’écart est encore
plus manifeste, puisque le rapport est de 1 à 200. Mais les inégalités existent
plus communément en matière d’espérance de vie, entendue dans un double sens.
D’un point de vue quantitatif – rappelons que la durée moyenne de vie
restant à un ouvrier âgé de 35 ans est inférieure de cinq ans à celle d’un
cadre supérieur. Mais aussi en termes de qualité de vie – avec des
disparités dans l’éducation, le logement, le travail, le rapport avec la police
et la justice, qui font que ce que l’on peut espérer de ce que sera sa vie
varie considérablement selon son milieu social.
Les valeurs morales d’une société jouent-elles sur la qualité de vie ?
C’est ce qu’affirmait il y a un
siècle le sociologue Maurice Halbwachs. Ainsi, aux États-Unis, jusqu’à
récemment, on ne tenait pas de comptabilité précise des personnes tuées par la
police. Or, lorsqu’on ne compte pas les vies perdues, c’est qu’elles ne
comptent guère. En 2015, les journalistes du Guardian ont produit des
statistiques établissant que 1 134 personnes avaient été victimes d’homicide
par les forces de l’ordre et que le risque pour un jeune Noir d’être tué par un
policier était cinq fois supérieur à celui d’un Blanc du même âge. Mais là
encore, les chiffres ne disent pas tout. Il faut aussi considérer les vies
gâchées, dégradées, abîmées, par l’expérience du racisme ordinaire, du chômage
chronique, du harcèlement policier et des années de prison. Si les jeunes
Blancs ont dix fois plus de chances d’avoir une licence que d’être incarcéré,
les jeunes Noirs ont deux fois plus de risque de connaître la prison que
l’université. On voit bien que l’espérance de vie des uns et des autres n’est
pas la même !
Dans votre dernier livre, vous faites un long descriptif de la
« jungle » de Calais où vous avez enquêté. Vous dénoncez – à
juste titre – la condition des migrants qui y vivent. Mais on met rarement
en exergue une autre face de ces réfugiés. Les personnes qui, en France,
s’occupent de réseaux de soutien de migrants sont souvent admiratives devant la
vitalité qu’ils manifestent et les espoirs qu’ils continuent de porter, malgré
les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent. Vous-même soulignez à
plusieurs reprises que ces personnes revendiquent leur dignité. Comment prendre
en compte la subjectivité des migrants, afin de ne pas les cantonner seulement
à un statut de victimes ? C’est là un
point essentiel. Le traitement politique et social de ces personnes ne doit pas
être confondu avec leur expérience, leur subjectivité et leur capacité à
résister à la condition à laquelle l’État veut les réduire. À l’indignité de
cette condition, avec sa misère, sa dépendance, ses violences et ses
humiliations, nombre d’entre elles opposent leur effort de rester dignes, y
compris dans la relation qu’ils ont avec les autres. C’est la leçon que j’ai
retenue de mes interactions avec les jeunes Syriens de Calais et avec les
femmes zimbabwéennes de Johannesburg. Jamais les exilés n’acceptent d’être
réduits au statut de victime. D’où parfois des tensions entre les aidés et les
aidants. Au fond, ce à quoi aspirent ces réfugiés et ces migrants c’est à ce
que les malades du sida des townships voulaient pour eux-mêmes : « Une
vie normale », me disaient-ils. C’est-à-dire une vie qui réconciliait
la dimension physique de la santé, de la nourriture et de la sécurité, avec la
dimension sociale dans laquelle ils pouvaient trouver la reconnaissance et le
respect qui leur étaient dus en tant qu’êtres humains.
Didier Fassin
Didier Fassin est anthropologue, sociologue et médecin. Directeur d’études
à l’EHESS où il dirige l’Iris, Institut de recherche interdisciplinaire sur les
enjeux sociaux. Parallèlement, il enseigne les sciences sociales à l’Institute
for Advanced Study de Princeton. Il a notamment publié : La Raison
humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Gallimard/Seuil, 2010 ;
La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil,
2011 ; Punir. Une passion contemporaine, Seuil, 2017 ; La Vie. Mode
d’emploi critique, Seuil, 2018.
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