TRIBUNE. Surveiller et punir ? Oh oui,
s’il vous plaît ! Par Slavoj Žižek, philosophe Publié le 18 mars 2020
https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200318.OBS26237/tribune-surveiller-et-punir-oh-oui-s-il-vous-plait.html
Pour le philosophe slovène Slavoj Žižek, dénoncer les
mesures de confinement au nom de la liberté est une erreur. Et il est absurde
de croire que les choses reviendront à la normale : « Il nous faudra
désormais apprendre à mener une existence plus fragile ».
Né en 1949, Slavoj Žižek est l’un des philosophes influents dans la
gauche radicale et sur les campus américains. Inspiré par Hegel, Marx et Lacan,
il a publié de nombreux livres, dont « Le spectre rôde toujours »
(2002), « le Sujet qui fâche » (2007) et « la Nouvelle Lutte des
classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme » (2016).
De nombreux commentateurs de gauche ou de sensibilité libérale ont souligné
comment l’épidémie
causée par le coronavirus sert à justifier et légitimer des mesures
de contrôle et de régulation des populations qui, jusqu’à présent, étaient
impensables dans une société démocratique occidentale – le confinement total de
l’Italie n’est-il pas un fantasme totalitaire devenu réalité ? Il n’est
pas étonnant que la Chine (qui utilisait déjà massivement les nouvelles
technologies à des fins de
contrôle social) se révèle être la mieux équipée pour affronter une
épidémie catastrophique – à en juger du moins par ce que semble désormais être
la situation sur place. Faut-il en conclure que la Chine incarne notre avenir,
au moins à certains égards ? Entrons-nous dans un état d’exception global,
de sorte que les analyses du philosophe italien Giorgio Agamben gagneraient une
nouvelle actualité ?
Il n’est pas surprenant qu’Agamben lui-même tire cette conclusion en
réagissant à l’épidémie de façon radicalement différente de la plupart des
commentateurs. Déplorant les « mesures d’urgence frénétiques,
irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie »,
parlant d’elle comme d’une sorte de grippe, il pose la question suivante :
« Pourquoi les médias et les autorités s’efforcent-ils de répandre un
climat de panique, provoquant un véritable état d’exception, avec de graves
limitations des mouvements et une suspension du fonctionnement normal des
conditions de vie et de travail dans des régions entières ? » La
raison principale de ce qu’il considère être une réponse disproportionnée doit
à ses yeux être trouvée dans « une tendance grandissante à utiliser
l’état d’exception comme un paradigme normal du gouvernement ».
Il est vrai que nos libertés se voient dans les circonstances actuelles sérieusement
limitées au moyen de simples décrets : « La
disproportion [de telles mesures], poursuit Agamben, face à ce qui,
selon le CNR (1), est une grippe normale, peu différente de celles qui se
répètent chaque année, est évidente. Il semblerait que, le terrorisme étant
épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse
offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes limites. »
Mais Agamben voit une seconde raison à une telle disproportion : « L’état
de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les
consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de
panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte
idéal. »
Un stratagème d’Etat ?
Agamben décrit un aspect important du fonctionnement du contrôle étatique à
l’œuvre en ce moment, mais certaines questions demeurent en suspens :
pourquoi le pouvoir d’Etat aurait-il intérêt à alimenter une telle panique, qui
s’accompagne d’une défiance à son endroit et qui, en outre, perturbe gravement
la reproduction du capital, qui aime la fluidité ? Le capital et le
pouvoir d’Etat ont-ils réellement intérêt à provoquer une crise économique
globale pour renouveler leur règne ? Les signes évidents que le pouvoir
d’Etat lui-même, et non pas seulement les « gens ordinaires »,
succombe à la panique, conscient de ne pas être en mesure de contrôler la
situation, ne sont-ils qu’un stratagème ?

En Italie, depuis le 8 mars, Milan, comme le reste de la Lombardie, est en
quarantaine. Des contrôles routiers font respecter l’interdiction de circuler.
(CARLO COZZOLI / IPA / ABCAPRESS.COM)
La réaction de Agamben n’est que la forme extrême d’une posture gauchiste
largement répandue consistant à interpréter la « panique exagérée »
causée par la propagation du virus comme un mélange de contrôle social organisé
et de racisme décomplexé (« blâmer la nature ou la Chine ») ;
mais une telle interprétation ne fait pas disparaître la réalité de la menace.
Cette réalité nous contraint-elle à réduire nos libertés ? Les mises en
quarantaine et autres mesures de ce type les limitent bien évidemment, et nous
avons besoin ici de nouveaux Assange pour mettre en évidence leurs possibles
mésusages. Mais la menace d’infection virale a également impulsé, et de façon
spectaculaire, de nouvelles formes de solidarité locales et globales, et elle a
aussi montré avec clarté la nécessité de contrôler le pouvoir politique
lui-même. Les gens ont raison de tenir le pouvoir d’Etat comptable de la situation :
vous avez le pouvoir, alors montrez maintenant ce que vous savez faire !
Le défi qui se pose à l’Europe consiste à démontrer que ce que la Chine a fait
peut l’être de façon plus transparente et démocratique. « La Chine,
écrit le sociologue Benjamin Bratton, a mis en œuvre des mesures que
l’Europe occidentale et les Etats-Unis ne toléreraient probablement pas,
peut-être à leurs dépens. Pour le dire franchement, c’est une erreur que
d’interpréter toutes les formes de détection et de modélisation comme de la “surveillance”
et toute gouvernance active comme du “contrôle social”. Nous
avons besoin d’un vocabulaire de l’intervention sociale différent et plus
nuancé. »
Tout dépend de ce « vocabulaire plus nuancé » : les
mesures nécessitées par l’épidémie ne devraient pas être automatiquement
ramenées à l’habituel paradigme de la surveillance et du contrôle tel qu’il a
été popularisé par des penseurs comme Foucault (2). Ce que je crains
aujourd’hui, plus que les mesures appliquées par la Chine (et l’Italie, et…),
c’est que ces mesures soient appliquées au moyen d’un vocabulaire qui ne
fonctionnera pas et qui ne permettra pas de contenir l’épidémie, et je crains
aussi que les autorités manipulent et dissimulent les données véritables.
Solidarité des temps présents
L’Alt-Right (3), comme la Fake Left – la « gauche (du) fake »
–, refuse d’accepter la pleine réalité de l’épidémie, chacune l’édulcorant en
s’adonnant à un petit exercice de réduction socio-constructiviste, c’est-à-dire
en la dénonçant au nom de sa signification sociale. Trump et ses partisans
répètent avec insistance que l’épidémie est un complot organisé par les
Démocrates et par la Chine tandis que certains, à gauche, dénoncent les mesures
proposées par les Etats et les administrations de la santé publique en les
accusant notamment de xénophobie (on insistera alors sur l’importance de se
serrer la main…). Cette posture interdit de comprendre que la forme de
solidarité des temps présents s’exprime précisément dans le fait de ne pas
serrer la main d’autrui et de s’isoler des autres lorsque cela s’impose.
Qui, aujourd’hui, pourra se permettre de serrer des mains et d’embrasser
autrui ? Les privilégiés. Le « Décaméron » de Boccace est
composé d’histoires racontées par sept jeunes femmes et trois jeunes hommes
réfugiés dans une villa isolée, à l’extérieur de Florence, afin d’échapper à la
peste. Les membres de l’élite financière se retireront dans des zones reculées
et se distrairont en se racontant des histoires dans le style du
« Décaméron », tandis que les gens ordinaires auront à vivre au quotidien
avec les virus. (Les ultra-riches se dépêchent déjà de rejoindre en avion privé
de petites îles, dans les Caraïbes, qui leur sont exclusivement réservées.)

Depuis le vendredi 13 mars au soir, et jusqu’à nouvel ordre, la tour Eiffel
est fermée au public. (THOMAS SAMSON / AFP)
Ce que je trouve passablement agaçant, c’est la manière dont nos médias
annoncent les fermetures de lieux publics ou les annulations de manifestations
en assortissant le plus souvent ces informations d’une limite temporelle
précise, du type « les écoles fermeront jusqu’au 4 avril ».
Ce que l’on espère ici, et ardemment, c’est qu’une fois le pic passé – le plus
vite possible –, les choses retournent à la normale. Mais, même s’il y a un
retour à la normale, il ne s’agira plus de la même normalité : nous ne
tiendrons plus pour acquises les choses que nous considérions telles ; il
nous faudra désormais apprendre à mener une existence plus fragile, menacée. Il
nous faudra entièrement changer d’attitude à l’égard de nos existences d’êtres
humains vivant parmi d’autres formes de vie. En d’autres termes, si nous
considérons que le mot « philosophie » désigne notre orientation
fondamentale dans l’existence, alors nous aurons à mener une authentique
révolution philosophique.
Philosophie du virus
Nous pourrions dire que « l’esprit est un virus ». L’esprit
humain n’est-il pas en effet une sorte de virus qui vient parasiter l’animal
humain, l’exploiter en le mettant au service de sa propre autoreproduction, et
qui, parfois, menace de le détruire ? Et n’oublions pas, dans la mesure où
le médium de l’esprit est le langage, que celui-ci, à son niveau le plus élémentaire,
est aussi quelque chose de mécanique. Le langage n’est-il pas une affaire de
règles qu’il s’agit d’apprendre et de suivre ? Richard Dawkins affirmait
que les mèmes (4) sont des « virus de l’esprit », des entités
parasites qui « colonisent » la force humaine, l’utilisant
pour se multiplier – une idée qui fut pour la première fois avancée par nul
autre que Léon Tolstoï.
La notion fondamentale de l’anthropologie de Tolstoï est l’infection :
un sujet humain est un médium passif et vide, infecté par des éléments
culturels chargés d’affects qui, à l’instar de bacilles contagieux, se
diffusent en passant d’un individu à un autre. Et Tolstoï n’oppose pas à cette
propagation d’infections affectives une authentique autonomie spirituelle, ni
ne propose une vision héroïque consistant à s’éduquer soi-même jusqu’à devenir
un sujet éthique autonome et mûr – en se débarrassant des bacilles infectieux.
La seule lutte est celle qui oppose les bonnes et les mauvaises
infections : le christianisme lui-même est une infection, bien qu’il
s’agisse là – aux yeux de Tolstoï – d’une bonne infection.
Traduit de l’anglais par Frédéric Joly
(1) Consiglio
Nazionale delle Ricerche, équivalent italien du CNRS.(2) En particulier dans
« Surveiller et Punir » (1975), qui raconte l’histoire de la prison
et de ses justifications idéologiques.(3) L’« Alt-right »
(« alternative right ») est une partie de l’extrême droite américaine
incarnée par Steve Banon.(4) Le « mème » est un concept forgé par le
biologiste américain Richard Dawkins dans « le Gène égoïste »
(best-seller des années 1970) et qui désigne une « unité d’information
contenue dans un cerveau, échangeable au sein d’une société ».
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