La piraterie, une utopie frappée d'interdit Entretien réalisé par
F. D.
Romancier, philosophe, créateur du festival Étonnants Voyageurs à
Saint-Malo, concepteur de l'exposition consacrée aux pirates et flibustiers à
Doualas, Michel Lebris est tout ça à la fois, et bien plus. Évidemment, quand
on se sent une âme de pirate...
D'où vient votre passion pour l'histoire de la flibuste et de la piraterie
? Michel Le Bris. Quel enfant n'a pas vibré, un jour aux histoires de pirate ? Pirates des
Caraïbes ou de l'espace puisque c'est surtout dans la science-fiction,
d'Albator à la Guerre des étoiles, que l'on trouve la " suite de
l'histoire ", l'espace remplaçant la mer. Et puis il y a la mer.
Elle me hante, depuis l'enfance. Le pirate est la personnification de la mer.
" Nous sommes de la mer ", disaient-ils quand on leur demandait d'où
ils venaient. À quoi tient notre fascination de la mer ? À ceci, je crois,
qu'elle est double : elle est tout à la fois une promesse - l'aventure, les
merveilles, le rêve d'un ailleurs - et une menace - de tempête, de naufrage,
n'est-elle pas la plus grande puissance de destruction, ici-bas ? La promesse
et la menace, indissolublement liées. Il en va de même du pirate : la promesse
d'une autre vie, d'une création recommencée, d'une transgression de toutes les
normes, d'une liberté sans limites, d'une mise à bas des puissants, d'un monde
de la pure dépense, " où l'on ne compte plus " et la menace, bien
sûr, des drapeaux noirs montant sur l'horizon. Et s'ils fascinent ainsi, ces
pirates, c'est qu'en eux, quelque part nous nous reconnaissons.
Pourquoi l'histoire de la piraterie ne s'est-elle développée que très
récemment ? La terre, n'est-ce pas le domaine de l'histoire, de la culture, de la
raison, de l'argent, des murs, des routes et des ports, qui nous protègent de
l'inconnu du monde : l'empire du stable ? Face à elle, la mer est la figure
même de l'éternité, de ce qui toujours échappe à l'histoire, de l'imaginaire,
l'empire du mouvant. C'est bien pour cela, dans le fond, que les historiens ont
tant de mal à traiter " sérieusement " de la piraterie. Parce qu'il y
a, dans cette aventure radicale, la mise en jeu, en l'homme, de quelque chose
qui " résiste " à l'idéologie du " tout-historique ". Du
coup, nous oscillons généralement entre deux attitudes. La première est de
vouloir à toute force " démystifier ", ramener à l'aune des choses
ordinaires, nier cette démesure, ressasser qu'elle ne fut qu'invention tardive,
reconstruction, et qu'à y regarder de plus près tout s'évanouit. La seconde est
de renoncer à l'histoire et de verser dans le catalogue d'anecdotes. C'est
ainsi à lire la quasi-totalité des ouvrages sur la flibuste, nous avons
l'impression que tout se déroule dans un temps immobile. Or cette histoire
s'étend sur deux siècles et demi ! C'est bien le signe que pour ceux-là nous
sommes dans le temps du mythe, mais d'un mythe dégradé en folklore. J'ai voulu
tenter l'inverse : en faire réellement l'histoire, convoquer la quasi-totalité
du savoir accumulé aujourd'hui et en proposer une synthèse. Depuis une
vingtaine d'années, la vision que nous avons de ce phénomène s'est trouvée
bouleversée par une multitude de travaux. Parcellaires, mais qu'il s'agissait
justement de rapprocher les uns des autres. Ce n'est pas une simple synthèse
que je propose : c'est aussi une réflexion sur l'histoire, une tentative de
montrer comment l'histoire se nourrit du mythe, comment elle est portée par
l'imaginaire. Je crois que seul Gilles Lapouge (1) semble l'avoir vu, ce qui
m'a fait un énorme plaisir, je dois dire.
Dans ce rejet des historiens " officiels ", la question des
utopies pirates est-elle prise en compte ? Fait-elle peur par sa subversion ? Tout à fait. Le si
beau livre de Gilles Lapouge sur les Pirates a été écrit juste après Mai 68 et
se lisait comme une réflexion sur les mois que nous venions de vivre. Ce qui
nous renvoie, bien sûr, à l'utopie. Une utopie frappée aujourd'hui d'interdit.
Alors que nous sommes, d'abord, des êtres de désir. Qui ne cessons de rêver, de
projeter. Quand je dis que la piraterie nous fascine, ce n'est pas tout à fait
exact : la piraterie qui naît dans les Caraïbes, avant de gagner l'océan
Indien, la piraterie, avant, ne fascinait pas : elle faisait peur. Et après
elle fera peur, de nouveau. Qu'est-ce qui explique cette différence ? Cette
évidente dimension d'utopie. Il ne s'agit pas d'une reconstruction a posteriori
: le mythe pirate se développe au XVIIIe siècle en même temps que la piraterie
elle-même. Dès leur procès, en 1720, les femmes pirates, Anne Bonny et Mary Read,
deviennent des héroïnes populaires : les chansons à leur gloire se multiplient
dans les faubourgs de Londres, et de Liverpool. Une utopie en ouvre dès le XVIe
siècle : qui sait encore que la flibuste fut d'abord essentiellement huguenote
? Que cet affrontement est aussi une guerre de religion, c'est-à-dire de
conception du monde ? La flibuste quand elle s'installera dans les Caraïbes, au
XVIIe siècle, gardera ce caractère d'utopie religieuse - la Tortue fut d'abord
une " République huguenote " sous la férule de Le Vasseur. Ce sera
l'époque des " frères de la côte " dont l'idéologie, si je puis dire,
se trouvera radicalisée dans la geste pirate, un siècle plus tard. Une utopie :
nous savons aujourd'hui, de même que ce furent les protestants qui donneront à la
flibuste ses caractères les plus singuliers, c'est la frange radicale de la
Révolution anglaise (l'ultra-gauche du temps, défendant un idéal d'égalitarisme
inspiré de la Bible) que l'on appelait le " dissent " (de "
dissenters " : " dissidents ") qui, partie dans les Caraïbes,
donnera à la piraterie son caractère d'utopie radicale.
(1) Gilles Lapouge, les Pirates.
Phébus Libretto.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire