Waouh, sympa la bibliothèque ! • Crédits : tomazl - Getty
La claustration ou la mise en scène de soi
Avec le confinement, les applications de chat vidéo ont le vent en poupe.
L'occasion de découvrir les intérieurs de nos contemporains. Ou plutôt ce
qu'ils en donnent à voir.
https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/la-beaute-interieure
Du passe-muraille à l'individu connecté
De tous les super-pouvoirs disponibles sur le marché de la science-fiction,
il en est un qui, jusque-là, me tentait davantage que les autres : la
faculté de traverser les murs. Ah, le fantasme de voir ce qui se trame à
l’intérieur des maisons, discrètement, sans passer par la porte d’entrée !
C’est l’étrange aptitude dont est doté Dutilleul, ‘’un excellent homme’’,
‘’employé de troisième classe au ministère de l’Enregistrement’’, dans
une des plus fameuses nouvelles de Marcel Aymé : Le passe-muraille.
Dutilleul, d’abord déconcerté (on le serait à moins), consulte un médecin, qui
lui livre ce diagnostic, comme explication de son curieux état : ‘’durcissement
hélicoïdal de la paroi strangulaire du corps thyroïde’’…
Marcel Aymé écrit sa nouvelle en 1943. 77 ans plus tard, la réalité, comme on dit,
dépasse la fiction. Avec le confinement, plus besoin de formule magique ou de
poudre de perlimpinpin pour pénétrer l’intimité de nos semblables : ils
nous l’offrent, gratis, sur les réseaux sociaux !
Je n’ai jamais visité autant d’appartements que depuis que je suis coincé
chez moi. Les Skype, Whatsapp, Facebook Messenger et autres Google Duo nous ont
tous transformés en passe-muraille, mais sans la moindre effraction. Magie des
applications de chat vidéo : des gens qui ne m’auraient jamais invité en
temps normal à prendre l’apéro, ne serait-ce que parce que nous ne nous
connaissons pas, me donnent accès à leur ‘’chez eux’’. Ou du moins à l'idée
qu'ils aimeraient qu'on s'en fasse.
Bibliothèque, îlot central et canapé vert
Le plus souvent, gros plans sur leur richesse intérieure, celle que leur
confère la présence des livres. Le secteur de l’édition est en crise ? Ça
m’étonnerait ! Non mais vous avez vu la longueur et l’épaisseur des
bibliothèques de tous ces gens qui se filment ? Étrange tout de même cette
forme d’exhibition, qui consiste à afficher ses lectures à la face du monde.
C’est intime pourtant une bibliothèque, au moins autant qu’une chambre à
coucher.
L’autre pièce maîtresse dans cet exercice de distinction de soi, c’est la
cuisine. Une chaîne de télé a eu l’idée –maline- de diffuser, en direct, tous
les soirs, une émission où des personnalités et des anonymes tentent de
réaliser, simultanément, une recette du chef Cyril Lignac. Où il apparaît que,
pour réussir de bons petits plats, il vaut mieux avoir une cuisine ouverte et
un îlot central.
Evidemment, il y a une part de mise en scène, et j’avoue y avoir cédé
l’autre jour, en téléconsultant mon médecin traitant. Quel angle choisir ?
Quel décor sélectionner ? Ne pas verser dans l’ostentatoire mais ne pas
laisser croire non plus que je vis dans un entrepôt désaffecté. Canapé vert ou
canapé marron ? Va pour le vert ! La société numérique a rendu la
claustration éminemment narcissique.
Si j’étais sociologue à l’EHESS, j’en profiterais pour pondre fissa une
étude sur les inégalités sociales au prisme de la décoration intérieure. Si
j’étais contrôleur des impôts, je ressortirais quelques vieux dossiers, comme
ça, pour vérifier deux-trois trucs. Et je m’imagine déjà auteur de polars, en
plein big bang scénaristique : ‘’c’est alors que Bob se rendit compte
qu’il avait laissé trainer l’arme du crime sur le buffet du salon. Saloperie de
facetime !’’
Vulnérabilité ou égocentrisme ?
Mais je suis payé pour écrire une chronique sur la transition écologique et
j’hésite entre deux hypothèses contradictoires pour expliquer cette surexposition
de nos vies intimes : soit c’est une façon d’afficher sa vulnérabilité
face à une crise qui nous dépasse, ce qui conduira peut-être à davantage
d'humilité pour préparer celle qui arrive, la crise climatique ; soit
c’est tout le contraire, l'expression d'un pur comportement égotique, auquel
cas, nous sommes mal barrés. Parce que c'est le début de semaine, restons
positifs : choisissons la première hypothèse !
Ah au fait, vous vous demandez peut-être ce qu’il advint de Dutilleul, le
passe-muraille de la nouvelle de Marcel Aymé. Attention spoiler : ça se
termine mal. Pour avoir abusé de ses super-pouvoirs, ces derniers finissent par
le lâcher, au plus mauvais moment. Si bien qu’il se retrouve ‘’figé à
l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre’’.
Sortez-moi de là !!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire