BTS1 PIRATERIE ET UTOPIE Entretien
avec Michel Le Bris
Le pirate entretien avec
Michel Le Bris
« Recoller les morceaux ». Michel Le Bris emploie souvent
l’expression.
Il désigne par elle l’injonction qu’il s’adressa à un moment charnière de sa vie : entre son départ de la Gauche Prolétarienne, dont il avait été l’un des acteurs, et son travail sur les romantiques allemands, dans l’aventure desquels il lisait la promesse d’une autre radicalité. Recoller les morceaux, donc, entre la politique et le poème, entre l’engagement dans le réel et le désir de fiction.
Il désigne par elle l’injonction qu’il s’adressa à un moment charnière de sa vie : entre son départ de la Gauche Prolétarienne, dont il avait été l’un des acteurs, et son travail sur les romantiques allemands, dans l’aventure desquels il lisait la promesse d’une autre radicalité. Recoller les morceaux, donc, entre la politique et le poème, entre l’engagement dans le réel et le désir de fiction.
La question de Le Bris est aussi la nôtre. Depuis son premier numéro, Vacarme
cherche à ouvrir un espace commun entre les lieux de la politique et ceux de la
culture, et tente d’agencer des questions souvent séparées : les fuites et
les rapports de force, les formes de l’engagement et celles de la création,
l’Histoire et les histoires, les mouvements et les romans, les figures
minoritaires et les urgences sociales. Nous avions au moins deux raisons de
vouloir rencontrer Michel Le Bris : parce que ce numéro de la revue est en
partie consacré à la mer, dont il a fait son lieu ; et parce que nous
partageons au moins avec lui une communauté de questions, sinon toujours de
réponses.
Quel Michel Le Bris ? L’ancien de la GP qui passa huit mois en prison
pour avoir dirigé La Cause du peuple, ou le fondateur des festivals
« Étonnants Voyageurs » un peu partout dans le monde, dont la
dernière édition, qui vient de s’achever à Saint-Malo, a rassemblé des
écrivains autour de la question des littératures européennes ? L’historien
des pirates et des chercheurs d’or, ou l’éditeur de Stevenson, dont la
publication de la Correspondance et des Essais sur l’art de la
fiction a considérablement contribué à en renouveler la lecture ? L’un
des intellectuels qui voulurent voir dans Sarajevo, à l’époque du siège, le
lieu où se jouait une certaine conception de l’Europe, ou le commissaire
d’exposition sur le vaudou à l’abbaye de Daoulas ? Impossible d’isoler
certaines facettes au détriment des autres, au prétexte de nos préférences :
Michel Le Bris n’aime rien tant que de raconter des histoires, et les histoires
s’accommodent mal de la tentation de l’ordre et du classement. On dit qu’il
songe à organiser une exposition sur les Vikings et qu’il co-écrit le scénario
d’un prochain film d’Alain Resnais, cet autre « recolleur de
morceaux » avec lequel il partage son goût pour les formes mineures. Il y
a du Nemo chez Le Bris. On s’en souvient, avant de prendre le large, le
capitaine avait été l’un des meneurs de la révolte de Indiens cipayes contre la
puissance coloniale anglaise - le genre de type capable de vous prendre en
otage si c’est pour vous emmener découvrir des royaumes engloutis, ou de
distribuer des trésors pirates aux luttes de libération grecque. La devise du
Nautilus ? Mobilis in mobile.
On est frappé par la récurrence, dans vos livres, du motif du rivage,
qui semble tenir du souvenir d’enfance, du mythe personnel et de la métaphore
théorique : une ligne de jonction entre le politique et la fiction.
Je suis né sur un rivage, dans un coin de la baie de Morlaix. Quand on est
gosse, c’est très impressionnant, les tempêtes de suroît dans une maison
isolée : les portes et les volets vibrent, on a l’impression que quelque
chose d’à la fois menaçant et attirant vient vous chercher. Cette expérience
première du rivage a été pour moi fondatrice, avant même tout événement
politique, et avant toute théorisation de la révolte.
Le rivage est ce lieu où la terre et la mer se grignotent. D’un côté la
terre : tout ce qui s’accumule - la culture, l’Histoire, l’argent, les
murailles derrière lesquelles on se protège, les routes que l’on trace pour
maîtriser l’inconnu. De l’autre la mer : le non-historique, la première
puissance de création du monde et en même temps sa plus grande force de destruction,
les abysses et surtout l’horizon, qui est peut-être la seule expérience
sensible immédiate de l’infini. La mer, c’est à la fois l’espace de l’aventure
et celui de la menace. Les bateaux sont toujours donnés comme le chiffre de la
liberté, mais ils sont en même temps l’équivalent d’une cellule de moine, où
l’on doit s’imposer les règles les plus strictes si on ne veut pas aller au
fond.
Il y a donc ces deux univers qui s’affrontent dans un continuel
va-et-vient. Être du rivage, c’est être de l’estran. Voyez les grandes marées.
Je me les suis toujours représentées comme la sortie de l’eau d’un royaume
englouti, où l’on échappe aux règles ordinaires du monde. Il suffit de voir les
gens qui vont à la crevette, ils sont tous un peu maraudeurs. Il y a là comme
le miracle d’un don du monde : on va se servir, on cueille les
choses. Ce n’est pas pour les cinq cents grammes de bouquet qu’on aura ramassés
dans la journée que l’on va pêcher, c’est pour expérimenter un autre type de
rapport au monde.
Je me suis toujours dit que pour habiter ce type de lieu, il fallait
découvrir ces deux mondes en soi. On peut dire que l’un est l’espace de la
raison, l’autre celui de l’imaginaire et que toute aventure humaine se tisse de
ce rapport compliqué, parfois conflictuel. Je crois qu’il faut essayer de
penser à partir des marées, depuis cette zone qui se recouvre et se
découvre : depuis ce rapport entre l’imaginaire et la raison.
Il y a plusieurs façons de penser ce rapport. Vous êtes hostile à ceux qui
en proposent une résolution dialectique.
Quand on est emmerdé par une contradiction, on la dialectise. Dans l’une de
ses lettres à Engels, Marx écrit : « Il se peut que je me fourre le
doigt dans l’oeil, mais alors on peut toujours s’en sortir avec un peu de
dialectique. J’ai bien disposé mes batteries de façon à avoir également raison
dans le cas contraire. »(1) C’est ainsi qu’on a inventé l’Histoire - je
veux dire l’idéologie historiciste. Pour le comprendre, il faut revenir un peu
en arrière. Le XVIIIème siècle est le siècle du désir, d’une revendication de
l’homme comme être de nature. Cette effervescence du désir, en chacun,
n’est-ce pas la force qui brise toutes les contraintes et tous les
préjugés ? Ne porte-t-il pas la promesse de toutes les libérations ?
Certes, mais comment peut-on prétendre revendiquer une « liberté de
nature » quand la science, au même moment, montre que la nature est de
part en part déterminée ? Tout le XVIIIème siècle a buté sur cette
contradiction. En laissant se déchaîner en soi les puissances du désir, est-on
un rebelle affirmant une liberté infinie ? Ou un bouchon emporté par un
fleuve ?
On va donc chercher une liberté qui trouverait à se fonder en nature, un
point de contact entre création humaine et oeuvre de la nature. Il a déjà eu
lieu, veut-on croire : ce fut le miracle grec, puis romain. On explore
l’énigme de la tragédie grecque ; on creuse le sol à Herculanum et à
Pompéi, parce qu’on a une question à poser. On imagine d’ailleurs que ce
miracle ne fut pas seulement grec, mais une époque du genre humain qu’il s’agit
de retrouver : on invente un nouvel Homère, Ossian, dont le succès
phénoménal ne s’explique que par cette volonté de sortir d’une contradiction
mortelle pour la pensée.
C’est fascinant si l’on y songe : trois amis étudient dans la même
université - Hegel, Hölderlin, Schelling. Hölderlin tente de résoudre la
contradiction par une pensée nouvelle de la poésie ; Schelling par la
notion de « symbole » et par une métaphysique de l’imagination
créatrice -soit une forme de « retour à la transcendance ». Le génie
de Hegel aura été d’inventer la dialectique : « Cette contradiction,
dit-il en substance, est le moteur même de l’Histoire : elle trouvera en
somme sa résolution à la fin de l’Histoire ». L’Histoire vient remplacer
la transcendance ; mais il y a là une idéologie dont les conséquences
historiques vont être catastrophiques : la négation pratique de la
dimension infinie intérieure de la personne, de sa liberté, de sa puissance de
création.
Tout mon travail aura été d’explorer les conséquences de cette intuition,
qui revient à poser la question de l’imaginaire. Je ne suis pas
« irrationaliste », je pose que la raison ne trouve à s’affirmer
pleinement que si on en définit les limites. La raison se déploie dans l’espace
du même : la science suppose la répétition à l’identique de l’expérience
dont se déduit une loi. L’imaginaire est ce qui permet de connaître l’autre
sans le réduire au même : non pas d’en délivrer une connaissance
scientifique, mais de lier connaissance avec lui. Ce sont deux domaines
distincts.
Dans la balance, votre préférence porte clairement du côté de l’imaginaire.
La façon dont vous évoquez parfois 68 en témoigne, quitte à en dépolitiser
certains enjeux.
Mais ceux qui ont vécu ces journées savent bien que ce ne fut pas d’abord
un mouvement politique ! On passe à côté de l’essentiel de ce que fut mai
68 si on ne comprend pas qu’il s’agit, avant toute autre chose, de la
renaissance de l’esprit de fiction chez tout le monde : une manière de
fictionner sa vie, un réveil du poème en soi. Tout d’un coup, ceux qui étaient
destinés à devenir les élites de la nation cassaient les codes, avec une envie
de ne pas se contenter de ce qu’on disait du monde. Ceux qui ironisent
aujourd’hui sur 68 ont oublié quel monde de vieux cons c’était auparavant. Nous
avions dans la tête le monde entier sur écran large en couleur ; mais la
réalité sociale, c’était un film en noir et blanc, avec tractions avant - un
film à la Gabin. Ce n’est pas un hasard si cela s’est déclenché sur une
histoire de droit d’aller dans le dortoir des filles. C’était plus important
que le triomphe de la dictature du prolétariat en Chine. Je me souviens de
cette incroyable manifestation : on est passé devant l’Assemblée
nationale, tous les groupuscules étaient devant, notamment la Ligue communiste,
et voulaient à toute force qu’on rentre dans le bâtiment. On pouvait, il n’y
avait personne. Cela aurait pu avoir un effet considérable, et pourtant, la
manif a continué. Ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.
Vous avez pourtant été l’un des acteurs de la Gauche Prolétarienne, et le
directeur de La Cause du peuple.
En 68, je n’en faisais pas encore partie : l’essentiel de mon
engagement était consacré au jazz. Fin 1967, j’étais devenu, par une série de
hasards, rédacteur en chef de Jazz-Hot. Et la rue Chaptal est devenue le
lieu de rendez-vous de tous les « fous de free » : Archie Shepp,
Albert Ayler, Marion Brown, Sonny Murray, toute la bande de François Tusques,
de Beb Guérin, de Bernard Vitet. Des mecs déboulaient des États-Unis, ils
n’avaient pas un rond, leur matériel est bloqué en douane... c’était l’AACM de
Chicago ! Il y avait dans notre bande un copain psychiatre ; grâce à
lui, le free jazz de l’époque a vécu sur Paris en hôpital psychiatrique.
C’était cela, notre quotidien de l’époque : une effervescence
extraordinaire de la contre-culture dans tous les domaines.
Comment prolonger ce mouvement, après mai ? Un groupe se créait, la
Gauche Prolétarienne : un mélange de gens légèrement loufdingues - des
maoïstes en crise de l’UJC(ml)(2), parce que l’organisation avait été larguée
en mai ; d’autres qui venaient du 22 mars, le mouvement le plus vivant de
68. Je l’ai rejoint.
Dans Tigre en papier(3), Olivier Rollin dit toutefois clairement que
la GP est passée à côté de ce qu’il y avait de plus vivant au début des années
1970, et de la modernité qui s’y tramait...
C’est vrai aussi. Et c’est aussi l’histoire propre d’Olivier. Il a
vécu ces années dans une souffrance terrible, parce qu’il était dans le courant
le plus coupé du monde de la GP : la NRP(4), cette branche qui se voulait
« militaire », même si ses actions restaient symboliques. Il faut
voir - et ce n’est pas une justification a posteriori - que c’était un
moment travaillé par de multiples contradictions. On me regardait un peu de
travers, quand je quittais les copains pour retrouver l’équipe de Jazz-Hot :
« Dis donc, c’est pas l’impérialisme culturel américain, ça ? ».
Les normaliens de la GP étaient capables de disserter sur Sophocle, mais ils
n’avaient pas la moindre idée de l’explosion de la
« contre-culture ».
Pas plus qu’il n’y a eu « une » pensée 68 - n’en déplaise à Luc
Ferry - il n’y a eu « une » pensée de la Gauche Prolétarienne :
il y en avait dix ou quinze, des plus dogmatiques aux plus créatrices. Si on
avait été tous des dogmatiques à ce point forcenés, on n’aurait pas fait le
journal J’accuse sans lequel Libérationn’aurait pas existé ;
on n’aurait pas fait, plus tard, cette lecture de Soljenitsyne, qui prenait
appui sur ce que nous avions vécu - cette expérience d’un élan libertaire
renversé en terreur : il n’y aurait jamais eu l’énergie pour oser casser
ça. Si le mouvement anti-totalitaire des années 1970 a été porté par d’anciens
de la GP, c’est que c’était déjà en germe au départ.
Quand je suis sorti de la Santé où j’ai passé huit mois comme directeur de La
Cause du peuple, j’ai travaillé à J’accuse, dont le projet avait été
formé entre-temps. Des combats idéologiques ont eu lieu entre une Cause du
peuple qui continuait de paraître, mais dont le discours nous semblait
totalement ossifié, et J’accuse, qui était la part vivante. L’idée était
d’y aller voir : méfions-nous des théories trop facilement
appliquées, faisons des reportages, frottons-nous au réel pour être bousculés
par lui. C’est d’ailleurs cette même idée que j’ai poursuivie en créant chez
Gallimard une collection intitulée La France Sauvage. Sartre m’a proposé
de s’associer à mon projet, que la direction de la GP regardait avec
suspicion : pensez, je n’avais demandé la permission à personne !
Puis Jean-Pierre Le Dantec s’y est ajouté, et nous avons dirigé la collection à
trois.
Cette effervescence autour de J’accuse dérangeait la part la plus
mortifère du groupe. La direction nous a imposé de « fusionner
démocratiquement » les deux titres. Un jour nous avons été convoqués par
le tribunal des « barons » de la GP : nous avions commis le
crime de rêver à un « France Soir rouge ». Nous sommes sortis
sans rien dire. Et tout à coup, nous sommes partis d’un énorme éclat de rire.
Pour moi, c’était fini. La fusion a été imposée, Geismar est arrivé pour faire
régner l’ordre. Je suis allé m’installer dans le midi avec ma femme, Eliane.
Sans drame : cela avait été une histoire fabuleuse, cela tournait à
quelque chose de pitoyable.
La voie que vous empruntez alors est singulière : vous faites un long
détour par les romantiques allemands.
Ce qu’il y a de plus dur dans l’expérience révolutionnaire, c’est de se
couper du noyau. C’est pour cela que beaucoup de communistes, qui n’étaient
pourtant pas des salauds, ont pu cautionner des trucs abominables. Ils savaient
que le communisme n’était pas ce qu’eux-mêmes en disaient. Mais leur engagement
était ce par quoi ils n’étaient plus seulement OS à Billancourt : il y
avait les réunions, les réseaux d’amitiés, tout ce par quoi leur vie prenait un
autre sens que le seul fait de visser des boulons. Quand on leur demandait de
critiquer le totalitarisme, on ne voyait pas que cela revenait, dans une
certaine mesure, à leur proposer de se contenter de visser des boulons.
Ce fut un peu pareil pour moi. Rompre, c’était aussi faire le deuil de
rapports de fraternité extrêmement forts. Je me suis donc retrouvé, seul, à
tenter de recoller les morceaux : j’étais fou du romantisme allemand, fou
de jazz, fou de contre-culture américaine, toutes choses qui semblaient aussi
loin de ma Bretagne natale que de l’engagement politique. D’où repartir ?
Je me suis alors rendu compte que je ne lisais plus de poésie depuis un bon
bout de temps. Il m’est arrivé de dire que le militantisme avait « tué le
poème en moi ». J’ai repris mes volumes de Novalis. Ces textes, je ne les
avais jamais compris comme je les ai alors perçus. C’était une parole qui
n’assénait pas une vérité. J’ai eu l’impression qu’elle m’attendait depuis le
début, mais que je n’avais pu la comprendre qu’à condition d’avoir fait
moi-même le chemin. Tout d’un coup, je voyais que l’aventure du romantisme
allemand avait consisté en un pari radical sur la littérature, dans le contexte
du basculement de la Révolution dans la Terreur. Dans leur jeunesse, ces gens
avaient tout parié sur la Révolution, ils y avaient vu la promesse d’une
immense libération. Et voilà que le siècle se refermait en cauchemar. Ils
devaient comprendre ce qui avait pu se jouer, ils devaient envisager quelle
espérance pouvait encore être imaginée.
À la même époque, d’anciens camarades avaient entrepris d’analyser le
phénomène totalitaire. Dans mon cas, il s’agissait surtout de trouver une
échappée possible. La référence du romantisme allemand m’a aidé : il
fallait essayer de ré-habiter ce qu’avait été leur aventure, dans ses
aspects les plus radicaux. Le pari romantique fut un pari sur la fiction,
un pari sur l’imagination créatrice. Au moment où l’Histoire se constitue comme
idéologie, ce pari consiste dans l’affirmation qu’il y a du non-historique.
C’est à partir de ce pari que les romantiques ont tenté d’élaborer, non plus
une pensée de la contestation, mais une pensée de la dissidence. Un
contestataire permet en général de vérifier Hegel : on ne gagne face à
l’adversaire que si l’on absorbe en soi ce à quoi on s’opposait -moyennant
quoi, la contradiction externe entre soi et ce à quoi on s’opposait devient une
contradiction interne : croyant avoir gagné, on a nécessairement perdu,
parce qu’on se fracture en deux. Le dissident, lui, est quelqu’un qui ne rentre
pas dans ce jeu-là, mais qui se pose face à vous comme un autre, et qui demande
juste à être reconnu dans son altérité. Je ne sais rien qui exaspère plus les
fanatiques et les puissants du monde. J’avais emprunté à Paul Rozenberg(5), qui
avait travaillé sur le romantisme anglais, la belle expression de « défi
des vulnérables » ...
Son travail, qui date de 1973, est lui aussi lié au contexte des années
1970.
Son idée de revenir au défi de gens qui s’affirment et se choisissent
vulnérables face à la logique des puissants me paraissait juste et forte. S’affirmer
comme autre, ne rien demander de plus, c’est aussi affirmer la transcendance de
l’autre par rapport à soi. C’est une épreuve du visage décrite par
Lévinas : dans le regard qui vous fait face, il y a un monde dans lequel
vous n’entrerez jamais. De ce point de vue, un visage est un infini inscrit
dans le fini du monde. Or c’est exactement la définition du symbole qu’ont
donnée les romantiques. Et c’était la vision qu’ils avaient de l’art : la
production de théophanies ; faire percevoir dans ce monde un autre monde,
sa radicale étrangeté. Il n’y a pas d’art figuratif. Dire qu’un art peut être
figuratif est contradictoire dans les termes : une photo anthropométrique
y suffirait. De la même manière, parler d’un art non-figuratif est, selon moi,
tout aussi absurde. Tout art est, par définition, trans-figuratif. Et
c’est cette expérience qui fait qu’on peut être bouleversé par une oeuvre d’art
et par ce qu’elle nous fait percevoir.
Votre conception de la dissidence privilégie une éthique couplée à une
esthétique, mais peut-être coupée d’une politique. Vous valorisez les lignes de
fuite et l’expression de la révolte, au détriment de la prise en considération
des contextes et des rapports de force. Il nous semble à Vacarme que
c’est cette articulation qu’il est urgent de penser.
J’ai connu une époque où l’on a souscrit à l’idée que tout était politique.
Je veux simplement dire qu’il y a un au-delà du politique, qui seul peut lui
donner son sens. Faute de quoi, on ne peut pas penser la révolte. Se révolter,
c’est affirmer une espèce de verticalité face à l’ordinaire des jours, à la
logique des pouvoirs, à ce qui vous fait plier au nom de la raison et des
équilibres nécessaires. Se révolter, c’est trouver en soi une capacité à dire
non à ce qui vous détermine. C’est tout le problème du rapport de l’Histoire et
du non-historique. Il y a du méta-historique, qui fonde l’Histoire, et
qu’évacuent ceux des historiens qui veulent croire que tout est historique. De
même que, sur un plan linguistique, il y a de l’indicible qui fonde la
possibilité de la littérature, sur un plan historique, il y a des moments de
rupture, des événements - ces moments où l’on est plus que ce qui
vous détermine -, où s’exprime une liberté sans laquelle l’Histoire ne
bougerait pas. Allez savoir pourquoi, la majorité des pensées qui se réclament
de la révolte présupposent pourtant la négation de cette transcendance de
l’être par rapport à ce qui le détermine.
L’enjeu, le défi, c’est donc aujourd’hui, et là-dessus vous avez raison, d’articuler
une pensée politique à partir de cette dimension. Le drame, en France, c’est
que les forces dites de gauche n’ont pas fait ce travail de réflexion. Mais je
ne crois pas que vous puissiez me reprocher de m’être coupé du politique :
vous croyez que Sarajevo, c’est « coupé du politique » ?
Quand on fait ce travail, on tombe sur la question de savoir à partir de
quoi penser l’Histoire. Peut-être à partir des moments où elle pivote :
ces moments de rupture où s’expriment à la fois un refus de l’inacceptable et
une affirmation de cette transcendance. C’est pour cela que j’ai travaillé sur
les pirates.
La piraterie aux XVIIème et XVIIIème siècles est probablement la révolte la
plus radicale qui fût. Elle est d’abord animée par une idéologie qui relève du
mysticisme religieux. Mais elle se déploie, dès le départ, sur l’horizon de la
mort. Enfer et paradis n’ont jamais été aussi proches que dans la geste pirate.
Quand on demandait à un pirate d’où il venait, il répondait qu’il était un
homme « venu de la mer » : il en était comme la
personnification, parce qu’il exprimait, en un télescopage énigmatique,
l’effroi et le sentiment de liberté qu’elle procure. Ces gens sont sortis du
monde des vivants, ils rêvent de créer quelque part un monde à l’envers. Libertalia
fut sans doute une invention de Daniel Defoe(6), mais elle s’inspire de
plusieurs expériences de républiques pirates. La plupart se sont écroulées, par
une espèce d’implosion interne. Dès le début, on a l’impression de connaître la
fin de la pièce : ce délire de règlement propre à tant d’utopies, au nom
de la raison, de la justice, etc. La part ténébreuse de l’être, celle qui est
au coeur de sa révolte, devient l’ennemi dès lors que, ce à quoi on s’opposait
n’existant plus, on veut créer un monde parfait. C’est ce qui arrive chaque
fois qu’on veut fonder un monde sur l’idée de transparence, et non pas sur
l’acceptation de ce massif obscur et incompréhensible en chacun.
Il y a quelque chose de fascinant dans ce défi à la création et à la loi du
monde inscrit dans le projet des républiques pirates. Rien d’étonnant à ce
qu’ils aient attisé tant de désirs. Quand Delacroix veut peindre La Liberté
guidant le peuple, il se tourne vers les femmes pirates : il a dans
son atelier une gravure représentant Mary Read et Ann Bonny. L’inspiration est
évidente : poitrine nue, sabre à la main, drapeau, corps effondrés à leurs
pieds.
Dans la « mythologie » que vous élaborez, il y a aussi les
chercheurs d’or, auxquels vous avez consacré plusieurs livres. Le lien avec la
révolte y est moins évident que pour les pirates.
Mais c’est la même chose ! Je me suis longtemps demandé ce qu’étaient
devenus les petits romantiques quarante-huitards, qui avaient disparu de France
après l’échec de la révolution. Et voilà que je découvre que certains de ces
socialistes utopiques étaient partis en Californie chercher de l’or. J’ai
trouvé des récits d’assemblées générales dans des camps de mineurs de la Sierra
Nevada : c’était, en un peu plus rude, la Sorbonne en mai 68. Des morceaux
se recollaient à nouveau : une expérience politique et mes lectures
d’enfant -Jack London !
Il faut se représenter ce qu’était alors la Californie : une étendue à
peu près vaste comme la France, peuplée tout au plus de 300 000 personnes -
quelques Espagnols, quelques Indiens. En six ans, un monde y est né des débris
de la révolte de 1848 en Europe et des petits-enfants des missions religieuses,
ces pilgrims qui avaient créé l’Amérique. Pour que naisse un monde, il
faut ces moments de folie furieuse, ces « catastrophes » qui sont la
condition de l’Histoire, autour desquels tourne tout mon travail : le
cratère est en ébullition, les types marchent à trois mètres du sol, sans voir
qu’ils sont bouffés par les rats et couverts de pus, mais ils ont en même temps
l’impression d’être au paradis.
L’or est ici le chiffre d’un « autre monde ». J’ai collecté des
histoires incroyables, comme celle de ce mineur qui, ayant trouvé un filon,
choisit de creuser la montagne à côté où il était sûr qu’il n’y avait rien.
Cela me fait penser à ces pirates qui cachaient des trésors dans des îles ou
les dilapidaient aussitôt pour que se poursuive la quête.
Mais cette folie retombe. Les mouvements sont-ils condamnés à
retomber ?
Dans l’Histoire, cela retombe toujours, il faut le savoir : l’Histoire
n’est même que l’histoire de cette retombée. L’art a cette chance que cela ne
retombe pas : être artiste, c’est tenter de recréer ces moments à
l’infini, dans des oeuvres qui continueront de faire signe.
Voyez cette autre ruée vers l’or, dans le Klondike. L’annonce qu’on a
trouvé de l’or se répand dans le monde entier, et le monde entier s’y
précipite. On n’insiste pas assez sur le fait que cette ruée-là n’a pas donné
grand-chose. Les gens sont arrivés devant la Chilkoot Pass au moment où elle
était déjà infranchissable. Ils ont passé l’hiver à escalader cette muraille de
glace pour acheminer suffisamment de vivres et de matériel. La famine était
telle qu’il fallait que chacun puisse se débrouiller par ses propres
moyens : la police montée canadienne vérifiait donc que les migrants
pourraient être autonomes. Au printemps, ils ont descendu le fleuve sur des
radeaux, et sont arrivés au début de l’été à Dawson City. Pourtant, la plupart
n’ont même pas cherché d’or. Ils sont arrivés vidés, ils n’étaient plus ceux
qu’ils étaient au départ : ils étaient allés au bout d’eux-mêmes ;
chercher de l’or n’avait plus de sens pour eux, ils ont pris le bateau et sont
rentrés par la mer.
J’aime cette histoire. Sans doute déplaira-t-elle à ceux qui ne pensent
qu’en termes de victoire, qui veulent croire à un monde stable, installé
durablement dans le bonheur et la sérénité. Ma vision est plus tragique :
je crois qu’on échoue nécessairement. Ce n’est pas si grave, le tout est de se
battre dans la mesure de ses moyens. En 68, les trotskistes m’emmerdaient parce
qu’ils étaient raisonnables. Ils me faisaient penser à ces gens qui font la
leçon à un joueur parce que les calculs de probabilité montrent qu’il perdra
nécessairement. Mais les joueurs le savent bien : on ne joue que pour
perdre. Il y a du tragique dans ce savoir assumé de l’échec - ce tragique que
je retrouve chez les écrivains qui m’ont fait. On ne peut pas parler de Conrad
comme d’un optimiste, ni de Melville comme d’un joyeux drille. Stevenson était
sans doute moins sombre. Il y a pourtant chez lui une part nocturne très forte
- voyez ses nouvelles.
Mais il y a aussi chez lui une part lumineuse, une joie qui semble
consister en une approbation de l’existence, tenue pour irrémédiablement
tragique.
En effet, il y a une joie, semblable à celle que j’ai pu retrouver chez
Nicolas Bouvier par exemple. Le Poisson-scorpion(7) est tout de même le
récit d’un type en train de pourrir sur pied dans une chambre. Or ce livre
vient après les pages lumineuses de L’Usage du monde(8)... Cette danse
dans la pure splendeur du monde est chez eux gagnée sur un fond de dépression
et d’angoisse. Bref, au-delà des différences de tempérament, il me semble qu’on
trouve toujours cette perception tragique du monde.
Dans vos textes sur Stevenson, vous décrivez ce que vous appelez
« l’imagination créatrice » dans les termes que vous aviez employés à
propos des romantiques allemands... Dans les deux cas il s’agit de donner forme
au chaos.
J’ai cherché à décrire une expérience métaphysique qu’ont vécue à leur
manière, et dans des contextes historiques différents, des néo-platoniciens,
des romantiques, Stevenson, Melville, d’autres encore... Il faut partir de cet
émerveillement et cet effroi devant ce que j’appelais tout à l’heure la
puissance première du monde - ce que Jack London et Stevenson ont pu nommer the
call of the wild. Il y a cette perception, au coeur du monde et en soi,
d’une puissance qui brasse et qui broie, qui détruit et qui crée, indifférente
à la morale.
Stevenson a d’abord arrêté d’écrire de la fiction, parce qu’il était
épouvanté par cette espèce de marée noire qui se levait en lui, et qu’il se
demandait comment il était capable de n’imaginer que des horreurs... Quant à
Jack London, il y a chez lui une sorte d’innocence sauvage, qui peut d’ailleurs
en faire en même temps un parfait facho. On le voit dans l’exultation de cette
férocité en lui... Phébus a réédité ses textes sur la boxe(9), mais en a
escamoté curieusement quelques-uns - tel éloge de la brute blonde, par exemple.
Le point de départ de l’expérience, c’est donc le fait de se sentir emporté
par cette tempête qui se lève en soi. Pourtant ce n’est pas cela qui fait une
oeuvre, il y faut autre chose. Cette autre chose est ce que Stevenson
appellera le pouvoir plastique de l’imaginaire. En même temps qu’il fait
l’expérience du déferlement que je viens d’évoquer, surgit chez lui le
sentiment, dont il témoigne dans ses lettres, qu’il n’est pas de ce monde.
La preuve en est qu’il trouve en lui la capacité de dominer cette puissance. La
dominer n’est pas l’analyser - ce serait une façon de la dissoudre en la
réduisant à l’espace du même. Ce n’est pas davantage la refouler, ni surtout
s’y abandonner. La dominer, c’est la mettre en oeuvre : la mettre
en action et la contenir dans une forme par la puissance plastique de
l’imaginaire. Or cette capacité suppose une distance qui en permet la maîtrise.
Stevenson revient d’Amérique, fort de ce qu’il faut bien appeler une
révélation, et écrit de plus grands livres. Jack London a peut-être une révélation
semblable, sur la fin de sa vie. Il est à Hawaï, il lit La Psychologie des
profondeurs de Jung. Il a déjà rompu avec le socialisme ; il ne sait
pas trop où il en est. Et il regarde les surfeurs. Comment chevaucher le
déferlement de la puissance première du monde ? Si on l’ignore, on va au
fond. Il faut donc en épouser les mouvements, accepter cette puissance pour en
faire le principe de sa navigation. Habiter ces espaces suppose l’expérience
qu’on n’en est pas, qu’on n’est pas totalement partie de ce monde.
Cette expérience est-elle ce par quoi on pourrait définir le romantisme,
entendu non pas au sens de l’histoire littéraire, mais comme l’expression d’un
rapport particulier au monde ?
On peut dire, en ce sens, que Stevenson fut un romantique. J’entends le
romantisme comme un défi, qu’on s’est systématiquement appliqué à dévitaliser
et à refouler. Y compris dans ses implications politiques. Quand Hugo dit
« les misérables », il ne parle pas des pauvres, il parle des voyous
des faubourgs. Et il dit : « C’est dans cette masse obscure que Dieu
se cache ». Hugo pense qu’unesociété se donne à lire dans ses marges, et
que c’est dans la capacité à apprendre de ces marges qu’une société se
renouvelle - certainement pas en mettant en prison ou au bagne. Qui dit cela
aujourd’hui ? Les masses obscures en question n’étaient pas moins
inquiétantes à l’époque. La société civilisée vivait dans l’épouvante de ces
voyous. Il suffit de lire la littérature populaire...
On trouve des traces de cette épouvante chez Eugène Sue. Vous avez pourtant
fait l’éloge des Mystères de Paris, au nom du fait que le peuple s’y
serait découvert.
Il faut lire Les Mystères de Paris comme un processus de
transformation de leur auteur. Au départ, Sue est un dandy qui projette
d’écrire un roman exotique sur les Mohicans de Paris - pour reprendre le titre
d’un roman de Dumas : les sauvages ne sont pas en Amérique, mais dans les
bas-fonds des villes industrielles. Il s’agit donc de faire frissonner le
lecteur bourgeois. Or la masse des lecteurs ne sera pas constituée des lettrés,
mais des gens mêmes qu’il entendait décrire. Ce sont eux qui achètent Les
Mystères de Paris, qui s’y reconnaissent, qui font l’assaut à la parution
de chaque nouvel épisode, qui organisent des lectures publiques pour ceux
d’entre eux qui ne savent pas lire. Ce sont eux qui contribuent à transformer
le projet initial : l’idée d’un peuple en vient à sourdre littéralement du
feuilleton.
Des festivals « Étonnants Voyageurs » à votre activité
éditoriale, vous dites avoir voulu faire passer de l’air dans une littérature
« dominée par le formalisme ». Vous avez parié sur ce qu’on a appelé
le travel writing. Ne vous semble-t-il pas que le contexte a
changé ? Que le formalisme doit être défendu aujourd’hui comme une
littérature dissidente ? Et que le travel writing, comme genre, a
pu donner lieu à la production d’un nouvel académisme, teinté d’exotisme néo-colonial ?
Ne lisez pas mes textes sans avoir en tête le contexte où je les ai écrits.
J’avais en effet à l’époque le formalisme post-structuraliste en ligne de mire.
Mais, dès la première édition d’« Étonnants Voyageurs », je disais
qu’il ne s’agissait pas de défendre une littérature de voyage ou d’aventure comme
genre, mais le rêve d’une littérature qui serait plus aventureuse, ouverte
sur le monde et soucieuse de le dire. J’aime en effet l’idée d’une littérature
qui entretient un rapport d’incandescence avec le monde, parce que je crois que
la fiction révèle et met en forme ce qu’il y a d’obscur et d’énigmatique dans
le réel : qui le donne à voir, en même temps qu’elle l’invente. Les jeux
de forme n’ont aucun intérêt si la forme n’est pas la mise en forme d’une
force.
Il n’y a pas plus à opposer une littérature « du dedans » et une
littérature « du dehors » qu’à dresser une littérature « de la
forme » contre une littérature « d’aventure ». Toute littérature
du dehors est une littérature du dedans, mais d’un moi qui a été secoué par le
rapport avec l’autre. Si j’ai tenu à publier les Essais sur l’art de la
fiction de Stevenson, c’est aussi parce qu’ils permettent de sortir d’une
fausse alternative : le romancier de l’aventure y témoigne de la
conception la plus abstraite et la plus « formelle » de la
littérature : chez lui, l’aventure n’est pas la matière du roman, mais sa
forme même.
Où se situent selon vous les nouveaux enjeux pour la littérature ?
Je crois en la nécessité d’ouvrir des portes. Tout le projet des festivals
« Étonnants Voyageurs » est là. L’édition 2003 du festival de
Saint-Malo veut poser la question d’une littérature européenne(10). L’idée en
est venue des Rencontres de Sarajevo, que nous avons organisées avec le Centre
André Malraux fondé là-bas par Francis Bueb. Tous les intellectuels réunis à
Sarajevo ressassaient une même idée de l’Europe : « Nous, nous sommes
Européens depuis des générations. Sinon, nous étions des provinciaux. Sous le
communisme, l’Europe, pour nous, c’était la littérature, c’était une certaine
idée de l’art, une certaine idée du sens : des valeurs. Au nom de ces
valeurs nous étions persuadés que vous alliez venir, dès le début du siège. Or,
vous n’êtes pas venus. Croyez-vous encore à ces valeurs ? Et si vous n’y
croyez pas, quel sens a pour vous l’Europe ? Juste un
coffre-fort ? ». Ce sont ces échanges qui m’importent, et qui
motivent en moi le désir d’aider à la création de festivals un peu
partout : en septembre à l’île Maurice, peut-être à la Pentecôte 2004 à
Gênes, peut-être aussi en Haïti. Nous avons reçu des propositions de Singapour,
de Stockholm, de Prague, de Québec. Mais je n’ai qu’une vie, et notre équipe
est très réduite. Nous n’aurions pas fait un « Étonnants Voyageurs »
à Saint-Malo sur l’Afrique, l’année dernière, s’il n’y avait pas eu Bamako.
Avant « Étonnants Voyageurs » à Bamako, la plupart des écrivains
africains francophones n’avaient d’occasion de se rencontrer qu’en France,
faute de moyens...
Cela n’était évidemment intéressant pour nous qu’à la condition que cela se
passe en Afrique. Toute une génération de jeunes écrivains africains est en
train de prendre conscience du fait que chacun n’est pas seul dans son coin à
écrire des livres qui tranchent sur ce qu’ont fait leurs prédécesseurs. Quelque
chose se passe en Afrique francophone qui emprunte les mêmes voies que ce qui
s’est passé il y a quelques années en Afrique anglophone, autour de Rushdie par
exemple. Si ce festival peut aider à tisser des liens...
Ces écrivains tiennent un discours sur l’historicité de leurs stratégies
littéraires : ils disent faire partie d’une « troisième
génération », après celle qui s’est investie dans l’affirmation de
cultures nationales, puis celle qui s’est arrachée aux instances politiques en
contestant les régimes issus de la décolonisation. Abdourahman Waberi, en
particulier, dit que ce qui caractérise sa génération est qu’elle peut
désormais revendiquer l’autonomie de l’espace littéraire...
À Bamako, un des participants était en train d’expliquer que le français
est une langue coloniale, qu’il faut s’en abstraire, retourner aux langues
vernaculaires, etc. Kossi Efoui s’est levé : « Tu n’es pas un
écrivain ! » ; « Quoi ? » « C’est justement
quand tu t’aperçois que toute langue est étrangère, à commencer par ta langue
maternelle, que tu deviens écrivain ! »
C’est un sujet très conflictuel. Aminata Traoré s’est ainsi affrontée
violemment à Effoui, Waberi et Mabanckou. À poursuivre sa logique, on en
viendrait à justifier l’excision au nom des cultures locales contre un
« droit-de-l’hommisme » désigné comme le cache-sexe de l’impérialisme
américain mondialisé. Mais c’est un débat sain, salutaire, qui révèle les
contradictions et fait avancer les choses. C’est ainsi qu’est né le projet d’un
livre-manifeste collectif qui aborderait toutes ces questions - l’identité, les
langues vernaculaires, mais aussi la critique de la notion de
« créolisation » qu’ont développée Patrick Chamoiseau ou Raphaël
Confiant. S’ils arrivent au bout de ce projet, il y aura un effet de génération
qui peut avoir des répercussions importantes.
Vous revenez du Canada où vous êtes allé prospecter pour une exposition que
vous préparez sur le vaudou. Quel lien faites-vous entre votre intérêt pour le
vaudou et les questions que nous avons abordées ?
« Zombi » est au départ une métaphore, un mot qui a d’abord
traduit l’état le plus extrême des esclaves : ces hommes terrassés dont on
ne pouvait plus dire s’ils étaient morts ou vivants, tenus en laisse par des
maîtres sans qu’ils réagissent, sans même qu’ils puissent en trouver la
volonté. Progressivement, des histoires de morts vivants qu’on va sortir du
cimetière ont pris corps à partir de cette métaphore : c’était une manière
de fictionner un réel insupportable pour le rendre habitable.
Toutes les structures claniques, familiales, tribales, avaient été
éclatées. La seule référence partageable était la religion dahoméenne. C’est
elle qui a fourni le cadre général dans lequel sont venus s’inscrire les
éléments qui ont constitué le vaudou. Mais pour que ce monde fût habitable, il
fallait que la surface d’accueil de l’imaginaire vaudou fût aussi grande que
possible. On a ainsi fait rentrer dans ce cadre des éléments de la religion
catholique. San Jack, autre nom d’Ogoun Ferraille, est Saint Jacques de
Compostelle. Saint Patrick est assimilé à Dambala Wedo, le dieu serpent, parce
qu’il était réputé avoir un pouvoir sur les serpents. Quant à Ezili, la plus
belle des femmes, elle est double : il y a une Ezili noire et une Ezili
blanche, mais elles sont toutes deux représentées comme la Vierge Marie.
L’exemple du vaudou rappelle que l’imaginaire est une marmite qui fonctionne
avec un bric-à-brac invraisemblable. Aujourd’hui, il y a des peintures murales
où Dark Vador ou Schwarzenegger cohabitent avec Saint Patrick et la Vierge
Marie. Dans Port-au-Prince, quand deux taxis peints se croisent, c’est Cent
mille milliards de poèmes de Queneau...
En préparant cette exposition, je me suis dit qu’il serait intéressant de
tenter de penser la littérature, et plus généralement tout acte fictionnel, à
travers l’exemple du vaudou : la construction d’une fiction du monde qui
le rende vivable.
Notes
(1) 15 août 1857
(2) Union des Jeunesses Communistes (marxistes léninistes)
(3) Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2002
(4) Nouvelle Résistance Populaire
(5) Paul Rozenberg, Le Romantisme anglais. Le défi des vulnérables.
Larousse, coll. L, 1973
(6) Daniel Defoe, Libertalia. Une utopie pirate. L’Esprit frappeur.
Cet ouvrage est la publication séparée d’un chapitre de L’Histoire générale
des plus fameux pirates, Phébus, coll. Libretto, 2002.
(7) Nicolas Bouvier, Le Poisson-scorpion, Paris, Gallimard, 1982.
Rééd. Payot, « Petite bibliothèque Voyageurs », 1990 et Folio 1996
(8) Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Paris, La Découverte, 1985.
Rééd. Payot, « Petite bibliothèque Voyageurs », 1992
(9) Jack London, Sur le Ring, Phébus, coll. « Libretto »,
2002
(10) Ce festival s’est tenu à Saint-Malo du 8 au 10 juin 2003. L’entretien
avec Michel Le Bris a été réalisé un mois auparavant.
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