Tribune de Dominique Eddé,
romancière et essayiste : « Coronavirus, la vie comme après » 21 mars 2020, Le Monde
Face à l’imprévisible, la toute-puissance qui, avant la pandémie, présidait
au dérèglement et à la destruction de la planète est mise à mal. Et si, demain,
demande l’écrivaine dans une tribune au Monde, l’humanité s’autorisait à
ne plus exclure pour exister ?
Tribune
Le temps vient de subir le plus inquiétant et le plus salutaire des coups
de frein. Le plus inquiétant, car aucun temps de rechange n’est encore en vue
et l’on ose à peine imaginer le prix de son effondrement. Le plus salutaire,
car la vitesse de bolide à laquelle nous allions « était » en train
de s’exercer aux dépens de la vie. On est d’ailleurs en droit de se demander si
la pandémie de coronavirus aurait généré autant de panique et d’angoisse dans
une autre époque, un autre temps. Tous domaines confondus, le mode de
fonctionnement du monde était arrivé à saturation. Le premier grand malade,
c’est lui. A la veille de la pandémie, son dérèglement était largement
consommé. Les gouvernements, y compris les plus autoritaires et les plus
abusifs, étaient débordés par la mobilité de toutes les données. Leurs guerres
étaient menées sans victoires. Leurs économies gagnaient sur un front ce qu’elles
perdaient sur l’autre. Leur toute-puissance disposait d’à peu près tout, hormis
l’essentiel : la vision. Les grandes institutions, à commencer par les
Nations unies, prouvaient à répétition leur degré d’indigence, la fin de leur
raison d’être. Les équilibres étaient à revoir, minute après minute. Services
de renseignement, de statistiques, de surveillance, plus performants que
jamais, régnaient sur le présent, sans prise sur l’avenir. Dans les
démocraties, le grand écart entre le principe et la réalité condamnait la
pensée à plus de contorsion que de logique.
Une formidable obligation de lenteur
Au sein de ces sociétés, la défense des droits de l’homme devait
s’accommoder de taux record d’exportation d’armements, d’alliances
rédhibitoires avec des régimes sans foi ni loi. Se taire devenait plus décent
que de s’indigner. Je recours à l’imparfait, sans grande illusion, j’y recours
provisoirement, à la faveur de cette soudaine et formidable obligation de
lenteur. Puisque, d’un bout de la planète à l’autre, aujourd’hui est coupé
d’hier, ne serait-ce que pour un long quart d’heure, nous aurions tort de nous
priver du luxe d’observer hier à distance. Je reviens donc à l’imparfait. Un
peu partout, les mouvements d’insurrection ressemblaient de plus en plus à des
poussées de vie à l’intérieur de corps gangrenés. La vie retombait, la gangrène
repartait, la vie revenait, un sourd combat était engagé entre l’écorce et la
sève. Les masques commençaient à tomber, le vernis des mensonges à s’écailler.
Mais à peine… tant masques et mensonges étaient protégés, bétonnés par le
langage dont ils avaient accouché. Avec le coronavirus, l’humain est de retour,
par le biais du corps, par le biais de la nature. Tous les sentiments sont au
rendez-vous. Tous, renforcés : la peur. La solidarité. La méfiance.
L’angoisse. Le calme. Le silence. Hier ouverte à tous vents, la vie intérieure
retrouve un toit. En cet instant, le monde entier habite à la même
enseigne : dedans. Ce n’est plus de l’histoire ni de la géographie, c’est
de la magie. L’immobilisme et l’imprévisible – les deux grands exclus des
logiciels modernes – sont à l’œuvre, du matin au soir, en chacun de nous. Les
bien-portants et les malades sont pour la plupart indistincts : ils
cohabitent au sein du même espace-temps, la quarantaine. Les premiers se savent
fragiles, les seconds guérissables. La vie les rapproche, la mort les unit. Ils
sont égaux. Ils vivent, ils vont vivre, ils auront vécu le même danger.
L’arrogance est exclue d’office. Nous vivons au ralenti plusieurs états à la
fois au lieu de n’en vivre qu’un à toute allure : nous ne sommes pas
malades, nous sommes malades, peut-être contaminés, peut-être demain, peut-être
pas. On ne sait pas. Cette solitude/incertitude partagée est une formidable
métaphore de l’essentiel et, si ce dernier mûrit en nous, de la paix. Les
frontières entre la vie et la mort vont et viennent comme des vagues. Dehors,
on ne court plus contre le temps, on court pour soigner, pour trouver un
vaccin, pour stopper le virus. La rapidité reprend soudain son sens. Comme chez
les animaux qui, contrairement à notre espèce, savent être rapides sans être
jamais pressés.
Avant la pandémie, les raisonnements cloisonnés
Le calendrier des décisions est infiniment plus hésitant qu’en « temps
normal ». Les gouvernements tâtonnent. La toute-puissance prend des coups
sans précédent. Celle des gouvernants, bien sûr, mais pas seulement, celle des
raisonnements aussi. Avant l’arrivée du coronavirus, ce n’étaient pas les
êtres, c’étaient les raisonnements qui vivaient cloisonnés. L’expertise
dominait le savoir au lieu que le savoir la domine. On savait tout sur tout, on
avait réponse à tout, on pouvait tout. Est-on en droit d’espérer, à présent,
que se produise l’inverse ? Que le cloisonnement des corps permette de renouer
avec la pensée, la vie, la mort, l’hésitation ? Et avec un peu de chance,
la liberté ? Ce que l’on appelle
couramment l’hypocrisie, à défaut de l’appeler par son nom – perversion – a
permis, une décennie après l’autre, à une masse d’impostures de se recycler
automatiquement en postulats, en fatalités. La réserve des arguments destinés à
défendre l’indéfendable était inépuisable : de réunion en réunion, il y
avait toujours de quoi expliquer, couvrir, justifier la misère, la guerre, la
pollution de l’air, de l’eau, la déforestation, l’éventrement de la terre… Et,
contrairement à ce que nous avions envie de penser, nous collaborions tous ou
presque, à divers degrés, à cette entreprise de profit et de destruction. Avec
l’expansion du monde, les puissances politiques, financières, économiques,
médiatiques, militaires, se sont trouvées, bon gré mal gré, ligotées en
bloc : leur survie dépendait d’un calendrier sans rapport, voire en
conflit, avec la survie de la planète et de l’espèce humaine. Et puis, je reviens
au présent, car l’imparfait ne fait plus l’affaire : tant que la mort est
donnée par l’homme à l’homme, ceux qui ne se trouvent pas à la portée des
bombes ou des armes se sentent plus ou moins épargnés. Ils sont ailleurs.
Certes coupables, mais pas tant que ça. Sans quoi il y a longtemps que
l’humanité aurait dit « assez ». Pendant que j’écris ces lignes, nous
nous lavons tous les mains, au sens propre et figuré, de la disparition d'Idlib, en Syrie, sous une pluie de bombes. Lorsque nous nous heurtons à des murs tangibles, quand bien même ces murs
nous démolissent, nous nous en tirons sur le plan de l’angoisse. Nous la
gérons. A présent que l’ennemi est partout et que ce n’est pas quelqu’un, c’est
la panique. L’événement est métaphysique. Il ramène l’invisible en force, dans
un espace qui commençait à s’accommoder du virtuel et des massacres téléguidés.
Or, entre l’invisible et le virtuel, la différence est abyssale. L’un remet la
réalité à sa place et nous oblige aux questions sans réponse. L’autre se charge
de la réalité et nous décharge de l’insoluble, voire de l’insoutenable. L’ignorance et l’impuissance, qui sont en
définitive les deux données fondamentales de la condition humaine, sont
brusquement de retour au sein de l’humanité. Toutes croyances, appartenances
sociales, nationalités confondues, nous pouvons peu, nous savons peu, à l’heure
qu’il est. Et de ce « peu » nous pouvons faire beaucoup. C’est
paradoxalement un moment d’un potentiel inouï : celui qui permet de
renoncer à l’importance exagérée de soi, de se remettre en rapport avec
l’autre, l’autre au sens du semblable. « Soi » signifiant aussi bien
la personne que le pays ou la race. Même planète, même corps, même solitude,
même virus, même envie de vivre, même risque de mourir. Or, s’il est un temps
qui relie l’être à l’être, et la vie à l’amour, à la mort, c’est bien celui de
l’incertitude. Du dénuement. De la maladie. Qu’allons-nous faire de cet instant
unique ? Le présent, on le voit bien, n’est pas encore mûr pour reléguer
son proche passé à l’imparfait. Reste le temps du conditionnel. Et si
l’humanité, soudain toute nue, quittait son miroir ? Si elle s’autorisait
à ne plus exclure pour exister, à partager pour avoir ? Peu de
chances ? Sans doute. Une quand même ? Pourquoi pas. Cela
s’appellerait la vie comme après.
Dominique Eddé est une romancière et essayiste libanaise. Son dernier livre, « Edward
Said, le roman de sa pensée », est paru aux éditions La Fabrique,
en 2017.
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