dimanche 22 mars 2020

BTS2 ...Comme chez les animaux qui, contrairement à notre espèce, savent être rapides sans être jamais pressés


Tribune de Dominique Eddé, romancière et essayiste : « Coronavirus, la vie comme après » 21 mars 2020, Le Monde

Face à l’imprévisible, la toute-puissance qui, avant la pandémie, présidait au dérèglement et à la destruction de la planète est mise à mal. Et si, demain, demande l’écrivaine dans une tribune au Monde, l’humanité s’autorisait à ne plus exclure pour exister ?

Tribune
 Le temps vient de subir le plus inquiétant et le plus salutaire des coups de frein. Le plus inquiétant, car aucun temps de rechange n’est encore en vue et l’on ose à peine imaginer le prix de son effondrement. Le plus salutaire, car la vitesse de bolide à laquelle nous allions « était » en train de s’exercer aux dépens de la vie. On est d’ailleurs en droit de se demander si la pandémie de coronavirus aurait généré autant de panique et d’angoisse dans une autre époque, un autre temps. Tous domaines confondus, le mode de fonctionnement du monde était arrivé à saturation. Le premier grand malade, c’est lui. A la veille de la pandémie, son dérèglement était largement consommé. Les gouvernements, y compris les plus autoritaires et les plus abusifs, étaient débordés par la mobilité de toutes les données. Leurs guerres étaient menées sans victoires. Leurs économies gagnaient sur un front ce qu’elles perdaient sur l’autre. Leur toute-puissance disposait d’à peu près tout, hormis l’essentiel : la vision. Les grandes institutions, à commencer par les Nations unies, prouvaient à répétition leur degré d’indigence, la fin de leur raison d’être. Les équilibres étaient à revoir, minute après minute. Services de renseignement, de statistiques, de surveillance, plus performants que jamais, régnaient sur le présent, sans prise sur l’avenir. Dans les démocraties, le grand écart entre le principe et la réalité condamnait la pensée à plus de contorsion que de logique.

Une formidable obligation de lenteur

Au sein de ces sociétés, la défense des droits de l’homme devait s’accommoder de taux record d’exportation d’armements, d’alliances rédhibitoires avec des régimes sans foi ni loi. Se taire devenait plus décent que de s’indigner. Je recours à l’imparfait, sans grande illusion, j’y recours provisoirement, à la faveur de cette soudaine et formidable obligation de lenteur. Puisque, d’un bout de la planète à l’autre, aujourd’hui est coupé d’hier, ne serait-ce que pour un long quart d’heure, nous aurions tort de nous priver du luxe d’observer hier à distance. Je reviens donc à l’imparfait. Un peu partout, les mouvements d’insurrection ressemblaient de plus en plus à des poussées de vie à l’intérieur de corps gangrenés. La vie retombait, la gangrène repartait, la vie revenait, un sourd combat était engagé entre l’écorce et la sève. Les masques commençaient à tomber, le vernis des mensonges à s’écailler. Mais à peine… tant masques et mensonges étaient protégés, bétonnés par le langage dont ils avaient accouché. Avec le coronavirus, l’humain est de retour, par le biais du corps, par le biais de la nature. Tous les sentiments sont au rendez-vous. Tous, renforcés : la peur. La solidarité. La méfiance. L’angoisse. Le calme. Le silence. Hier ouverte à tous vents, la vie intérieure retrouve un toit. En cet instant, le monde entier habite à la même enseigne : dedans. Ce n’est plus de l’histoire ni de la géographie, c’est de la magie. L’immobilisme et l’imprévisible – les deux grands exclus des logiciels modernes – sont à l’œuvre, du matin au soir, en chacun de nous. Les bien-portants et les malades sont pour la plupart indistincts : ils cohabitent au sein du même espace-temps, la quarantaine. Les premiers se savent fragiles, les seconds guérissables. La vie les rapproche, la mort les unit. Ils sont égaux. Ils vivent, ils vont vivre, ils auront vécu le même danger. L’arrogance est exclue d’office. Nous vivons au ralenti plusieurs états à la fois au lieu de n’en vivre qu’un à toute allure : nous ne sommes pas malades, nous sommes malades, peut-être contaminés, peut-être demain, peut-être pas. On ne sait pas. Cette solitude/incertitude partagée est une formidable métaphore de l’essentiel et, si ce dernier mûrit en nous, de la paix. Les frontières entre la vie et la mort vont et viennent comme des vagues. Dehors, on ne court plus contre le temps, on court pour soigner, pour trouver un vaccin, pour stopper le virus. La rapidité reprend soudain son sens. Comme chez les animaux qui, contrairement à notre espèce, savent être rapides sans être jamais pressés.

Avant la pandémie, les raisonnements cloisonnés

Le calendrier des décisions est infiniment plus hésitant qu’en « temps normal ». Les gouvernements tâtonnent. La toute-puissance prend des coups sans précédent. Celle des gouvernants, bien sûr, mais pas seulement, celle des raisonnements aussi. Avant l’arrivée du coronavirus, ce n’étaient pas les êtres, c’étaient les raisonnements qui vivaient cloisonnés. L’expertise dominait le savoir au lieu que le savoir la domine. On savait tout sur tout, on avait réponse à tout, on pouvait tout. Est-on en droit d’espérer, à présent, que se produise l’inverse ? Que le cloisonnement des corps permette de renouer avec la pensée, la vie, la mort, l’hésitation ? Et avec un peu de chance, la liberté ?  Ce que l’on appelle couramment l’hypocrisie, à défaut de l’appeler par son nom – perversion – a permis, une décennie après l’autre, à une masse d’impostures de se recycler automatiquement en postulats, en fatalités. La réserve des arguments destinés à défendre l’indéfendable était inépuisable : de réunion en réunion, il y avait toujours de quoi expliquer, couvrir, justifier la misère, la guerre, la pollution de l’air, de l’eau, la déforestation, l’éventrement de la terre… Et, contrairement à ce que nous avions envie de penser, nous collaborions tous ou presque, à divers degrés, à cette entreprise de profit et de destruction. Avec l’expansion du monde, les puissances politiques, financières, économiques, médiatiques, militaires, se sont trouvées, bon gré mal gré, ligotées en bloc : leur survie dépendait d’un calendrier sans rapport, voire en conflit, avec la survie de la planète et de l’espèce humaine. Et puis, je reviens au présent, car l’imparfait ne fait plus l’affaire : tant que la mort est donnée par l’homme à l’homme, ceux qui ne se trouvent pas à la portée des bombes ou des armes se sentent plus ou moins épargnés. Ils sont ailleurs. Certes coupables, mais pas tant que ça. Sans quoi il y a longtemps que l’humanité aurait dit « assez ». Pendant que j’écris ces lignes, nous nous lavons tous les mains, au sens propre et figuré, de la disparition d'Idlib, en Syrie, sous une pluie de bombes. Lorsque nous nous heurtons à des murs tangibles, quand bien même ces murs nous démolissent, nous nous en tirons sur le plan de l’angoisse. Nous la gérons. A présent que l’ennemi est partout et que ce n’est pas quelqu’un, c’est la panique. L’événement est métaphysique. Il ramène l’invisible en force, dans un espace qui commençait à s’accommoder du virtuel et des massacres téléguidés. Or, entre l’invisible et le virtuel, la différence est abyssale. L’un remet la réalité à sa place et nous oblige aux questions sans réponse. L’autre se charge de la réalité et nous décharge de l’insoluble, voire de l’insoutenable.  L’ignorance et l’impuissance, qui sont en définitive les deux données fondamentales de la condition humaine, sont brusquement de retour au sein de l’humanité. Toutes croyances, appartenances sociales, nationalités confondues, nous pouvons peu, nous savons peu, à l’heure qu’il est. Et de ce « peu » nous pouvons faire beaucoup. C’est paradoxalement un moment d’un potentiel inouï : celui qui permet de renoncer à l’importance exagérée de soi, de se remettre en rapport avec l’autre, l’autre au sens du semblable. « Soi » signifiant aussi bien la personne que le pays ou la race. Même planète, même corps, même solitude, même virus, même envie de vivre, même risque de mourir. Or, s’il est un temps qui relie l’être à l’être, et la vie à l’amour, à la mort, c’est bien celui de l’incertitude. Du dénuement. De la maladie. Qu’allons-nous faire de cet instant unique ? Le présent, on le voit bien, n’est pas encore mûr pour reléguer son proche passé à l’imparfait. Reste le temps du conditionnel. Et si l’humanité, soudain toute nue, quittait son miroir ? Si elle s’autorisait à ne plus exclure pour exister, à partager pour avoir ? Peu de chances ? Sans doute. Une quand même ? Pourquoi pas. Cela s’appellerait la vie comme après.

Dominique Eddé est une romancière et essayiste libanaise. Son dernier livre, « Edward Said, le roman de sa pensée », est paru aux éditions La Fabrique, en 2017.

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