Isabelle Stengers : « L’idée de
progrès a du plomb dans l’aile » Propos recueillis par Catherine
Vincent Publié le 03 janvier 2019
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/03/isabelle-stengers-l-idee-de-progres-a-du-plomb-dans-l-aile_5404753_3232.html
Selon la philosophe Isabelle Stengers, la croissance s’est imposée comme
condition de tout progrès possible, or nous ne pouvons plus penser celle-ci
comme avant.
Isabelle Stengers est philosophe, professeure à l’université de Bruxelles.
Dans son dernier ouvrage, Civiliser la modernité ? Whitehead et les
ruminations du sens commun (Les Presses du réel, 2017), elle nous incite à
questionner les manières d’activer les savoirs des citoyens, et à expérimenter
d’autres manières d’exister.
Dans notre époque marquée par l’urgence climatique,
votre dernier ouvrage invite à prolonger l’héritage d’Alfred North Whitehead
(1861-1947). En quoi la pensée de ce philosophe et mathématicien britannique
intéresse-t-elle l’écologie ? Whitehead a décrit ce qu’est la défaite du « sens
commun » face à l’argumentation d’autorité, qui se cache elle-même sous
l’argumentation de rationalité des sciences. Réinventer le sens commun est
nécessaire pour des problèmes d’intérêt commun, et pour la manière dont on
traite ces problèmes. Quand rien ne peut être retenu d’autre que ce que la
science a prouvé, la dynamique de ce qui fait sens est enrayée. Whitehead pense
le monde comme un tissage de processus interdépendants dont nous sommes partie intégrante.
C’est cette interdépendance que l’écologie souligne lorsqu’elle montre les
conséquences de nos choix et nos actions. Il est d’autant plus essentiel de
s’en souvenir que c’est sur une terre appauvrie, empoisonnée, au climat
profondément perturbé que nos descendants auront à vivre : il leur faudra
donc participer à la fabrique de mondes.
Face à la menace climatique, que devient ce principe
fondamental de la modernité qu’est l’idée du progrès ? Elle a du plomb dans
l’aile, et cela ne date pas d’hier. Durant les grandes grèves de 1995, je me
souviens avoir lu un sondage selon lequel la majorité des Français ne pensaient
pas que la vie de leurs enfants serait meilleure que la leur. Je me suis dit
alors que l’idée de progrès perdait de son emprise. Cela peut être
inquiétant : quand une idée qui a mobilisé pendant plus de deux siècles
vient à lâcher, beaucoup de choses peuvent se passer – y compris la
phobie actuelle de l’immigration, qui est un des symptômes de cette rupture. Il
va nous falloir réapprendre à poser les questions que le progrès a permis
d’économiser. La croissance s’est imposée comme condition de tout progrès
possible, or nous ne pouvons plus penser celle-ci comme avant. Face au
progrès qui dit « nous pouvons », le sens commun, de plus en plus,
répond « pour qui, et pour faire quoi ? ». Cela peut être une
chance pour inventer d’autres manières d’être au monde.
Cela nous permettra-t-il d’affronter les inconnues de
la catastrophe écologique qui vient ? Dans Les Trois Ecologies [Galilée, 1989], Félix
Guattari écrivait que nous étions les héritiers d’une triple catastrophe
écologique : au niveau de l’environnement ; au niveau de la capacité
sociale à produire du sens ; au niveau des mentalités individuelles. Les
trois niveaux communiquent, et génèrent ce que nous voyons à l’œuvre
aujourd’hui : un désarroi profond, mais pas d’issue. On continue
d’attendre de ceux qui nous gouvernent qu’ils nous guident vers une solution,
tout en étant sceptiques quant à l’idée qu’ils en sont capables – ou même
qu’ils en ont la moindre volonté. Comme s’il n’y avait plus personne à la
barre, et que l’impuissance prévalait. Sauf chez certains, que l’on pourrait
qualifier d’activistes. Ces activistes ne sont pas des militants
classiques, unis et mobilisés autour d’une cause, mais plutôt des groupes de
personnes capables d’intervenir dans des situations qui leur semblent importer
aujourd’hui. Cela peut aller des initiatives locales pour lutter contre le
réchauffement climatique aux tentatives de démocratie directe mises en œuvre
dans certaines villes, en passant par la ZAD de Notre-Dame-des-Landes [Loire-Atlantique].
Toutes ces expériences participent à la résurgence des communs
– c’est-à-dire la mise en commun d’une terre, d’un lieu ou d’une pratique
qui avait été privatisée depuis si longtemps que tout s’y oppose. Cette lutte
politique ouvre une inconnue de plus. Mais on a besoin d’inconnues, car le
connu est désespérant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire