Une crise
sanitaire mondiale met à mal à la fois les individus et les institutions.
Écrivains, philosophes, historiens, neuroscientifiques et juristes proposent
des réponses face aux tensions qui naissent entre volontés individuelles et
obligations collectives.
La Revue de presse des idées | France Culture 26/03/2020
Deux écrivains pour commencer cette revue des idées du jour. L’un de France
et l’autre d’Italie mais qui utilisent une même figure de style, l’anaphore (reprise
du même mot au début de phrases successives).
Nicolas Mathieu et Ottavia Casagrande : J’ai vu
Dans l’hebdomadaire Le Un consacré à l’hôpital, le prix Goncourt
2018, Nicolas Mathieu, dresse avec amertume le constat ancien de la
distorsion territoriale en matière de santé publique et écrit:
« J’ai vu des urgentistes en grève bosser pour que des gens ne crèvent
pas à leur porte. J’ai vu des médecins adresser des maladies chroniques aux
urgences pour contourner le manque de lits. J’ai vu des généralistes retarder
l’heure du départ parce qu’ils ne trouvaient pas de successeur. ». Il en
tire une leçon: « En province, beaucoup de médecins ne prennent même plus de
nouveaux patients. À Paris, j’ai fait le test, on obtient un rendez-vous dans
les deux jours... Les ruptures d’égalité sont patentes. » Et
d’ajouter : « Le coronavirus agit aujourd’hui comme un révélateur. Dans
la chambre noire de l’épidémie, nous voyons paraître ce grand corps décharné,
celui de nos solidarités. Nous prenons cruellement conscience du besoin que
nous en avons. »
Cette figure de style sert également, dans l’Obs, à l’écrivaine italienne Ottavia
Casagrande qui, depuis le vif de la crise, décline avec optimisme et un
certain panache nombre de « Choses vues » dans son pays :
« J’ai vu des parterres de
spectateurs qui, déployant le hashtag #iononchiedoilrimborso
(#jenedemandepasleremboursement), ont renoncé au remboursement de billets.
J’ai vu des politiques, des bureaucrates et des fonctionnaires au-delà de tout
soupçon admettre que le néolibéralisme et l’austérité ne constituent pas la
seule réponse possible. (…) J’ai vu aussi de l’imagination, un esprit
d’adaptation inventif et enviable. J’ai vu des professeurs de piano donner des
leçons à distance sur Skype. J’ai vu des personal trainers entraîner des
gens par le biais des écrans. J’ai vu des théâtres offrir des spectacles en
streaming ; des bibliothèques, des cinémathèques, des éditeurs mettre leur
catalogue en ligne gratuitement; des musées, leurs chefs-d’œuvre. J’ai vu
souffler sur les bougies d’anniversaire en réunion virtuelle. (…) J’ai vu des
médecins et des infirmières soigner des patients sans protections adéquates.
J’ai vu des jeunes apporter leurs courses aux personnes âgées. J’ai vu des
réseaux d’amis prendre soin à distance des personnes seules, enfermées à la
maison depuis des semaines au risque d’une dépression nerveuse. J’ai vu les
Italiens danser, chanter et applaudir à leurs balcons alors que dans d’autres
endroits de la planète certains faisaient la queue pour acheter des armes. (… )
J’ai vu, je vois et je verrai bien d’autres choses. Il y a deux choses que je
voudrais voir encore. Trois, plutôt. Et pas forcément dans cet ordre. 1) Je
voudrais voir les Italiens applaudir de leur balcon les mères, les épouses, les
femmes qui depuis maintenant un mois font tourner ces maisons, dernier rempart
contre le virus. 2) Je voudrais voir les Italiens, toujours de leur balcon,
observer une minute de silence pour les morts. 3) Je voudrais voir le vaccin.
Je voudrais le voir au plus vite. Et gratuit pour tous. Bien sûr, j’ai vu tout
cela en étant enfermée à la maison. J’ai simplement choisi où regarder.
»
Du « Je » au « Nous » :
Comment choisir où regarder quand on est assailli par des sentiments et des
faits contradictoires, comme le note le neuroscientifique Grégoire Borst
dans le journal du CNRS ? :
« Il est difficile pour les individus de comprendre des problématiques
de santé publique qui se jouent à un niveau collectif, alors qu’ils passent
leur temps à faire des choix individuels pour leur santé. À cela s’ajoute un
phénomène bien connu en psychologie qui est le phénomène de dilution de la
responsabilité : plus un groupe est large, plus la responsabilité est
partagée, plus les individus ont tendance à transférer leur responsabilité
individuelle aux autres membres du groupe. C’est exactement ce qui se passe
avec le confinement. Les individus attendent des autres qu’ils se confinent
et ils ne pensent pas que leur responsabilité individuelle est engagée.
Aujourd’hui, il faut passer du « je » au « nous », car
chaque action individuelle a une conséquence collective, et inversement.
»
C’est ce que notent, de manière différente, ces intellectuels qui signent une tribune dans Le Monde pour « combattre cette
barbarie insidieuse qui porte à s’imaginer que les plus vieux seraient moins à
défendre ». Ou bien le sociologue états-unien Erik Klinenberg qui
rappelle dans Libération que « nous avons besoin de
solidarité sociale, qu’"aucun homme n’est une île", comme
disait le poète John Donne, et que nous sommes massivement
interdépendants. »
Comment maintenir le lien ?
Une philosophe, un historien et une juriste tentent d’y répondre. Dans l’Obs, la philosophe Catherine Audard affronte
une question qui apparaît scandaleuse : celle du possible tri entre
patients dans un contexte de pénurie. Elle s’attache à comprendre ce
dilemme par le prisme de la philosophie utilitariste:
« Dans les moments de catastrophe comme celui que nous sommes peut-être
en train de vivre, les canons habituels de la justice sont suspendus, tout
simplement parce que les ressources sont trop rares pour être équitablement
réparties. (…) Quand la situation se dégrade à ce point, les sociétés basculent
dans un régime éthique différent. Les décisions sont guidées par des principes
différents, plus rudimentaires, visant avant tout la survie de la société, et
la justice comme l’équité deviennent un luxe. D’où les terribles dilemmes
moraux des soignants. Nous le voyons aujourd’hui : nous raisonnons
davantage en termes de coûts-bénéfices; le calcul utilitariste imprègne tous
nos débats alors que ce n’est pas une éthique acceptable pour beaucoup ! C’est
de l’éthique de guerre, si vous me permettez cette comparaison malheureusement
à la mode. »
Dans ce long et passionnant entretien, Catherine Audard va même plus
loin:
« L’utilitarisme a un fond liberticide. C’est une morale technocratique,
de savants, de surplomb. Le philosophe anglais Henry Sidgwick disait que c’est
une morale de gouvernants car elle va à l’encontre du sens commun. Elle
raisonne sur un collectif, sur des agrégats. C’est ce qui explique, d’ailleurs,
qu’elle soit si prégnante dans le monde médical. (…) Il en découle un décalage
entre les attendus issus de la maximisation des préférences ou du bien-être et
les comportements individuels : une personne peut estimer que son intérêt
n’est pas celui du plus grand nombre. (…) Comment mettre au diapason ces vies
quotidiennes, individuelles, avec l’intérêt collectif ? C’est l’une des
difficultés de l’utilitarisme qui nous apparaît éclatante en cette période de
confinement. Les réponses sont doubles et reflètent l’action du
gouvernement : on peut insister sur la pédagogie ou prendre des mesures
autoritaires. Là réside la tentation liberticide de l’utilitarisme… Mais dans
le cas d’espèce, l’utilitariste « classique » dira plutôt qu’il faut
réserver en priorité les masques aux soignants car cela évite des
contaminations multiples et assure la continuité des soins. Contrairement à
l’image que l’on en donne souvent, l’utilitarisme n’est pas une morale
« insensible » : au contraire, dans ces fondements il y a cette
idée très rousseauiste que l’homme est capable d’empathie et qu’il cherche à
minimiser les souffrances. »
Le philosophe et historien Marcel Gauchet note, lui aussi, cette
tension entre collectif et individuel dans l’entretien qu’il a accordé à Alexandre Devecchio pour Le Figaro :
« La qualité de la vie dépend plus du niveau des équipements collectifs
que des revenus individuels. Le système de santé et le système d’éducation sont
ce que nous avons ensemble de plus précieux. C’est à eux que doit aller la
priorité, (…) qui doit être donnée à la cohésion collective, telle qu’elle est
garantie par la dimension politique, par rapport au tout-économique. Arrêtons une
bonne fois avec les âneries sur le postnational. Les marchés ne font pas le
travail. » Mais l’auteur de L’avènement de la démocratie se dit
surtout surpris par une fracture que révèle cette crise, la fracture
générationnelle entre jeunes et vieux: « Elle s’est manifestée en grand au
travers des attitudes de défi, presque, vis-à-vis des règles de protection
qu’on a observées dans un premier temps. Sans que rien ne soit dit trop
ouvertement, il était visible qu’une population jeune se sentait peu concernée par
le sort de la population âgée, victime prioritaire de la maladie, pour le dire
poliment. Les jeunes savent bien qu’ils seront vieux un jour. En attendant, ils
voient un système social qui fonctionne massivement à l’avantage des seniors,
sans qu’eux-mêmes soient assurés d’en bénéficier à l’avenir. Il y a là un
décalage dans les perspectives existentielles qu’il va falloir prendre très au
sérieux. »
Dernier regard sur ces tensions entre le « je » et le
« nous » dans une société bouleversée par le confinement, celui de la
juriste Mireille Delmas-Marty qui donne un entretien au magazine Le Point.
Elle affirme d’emblée que « construire un raisonnement juridique capable
de prendre en compte, à la fois, les libertés individuelles et la sécurité
sanitaire paraît très difficile » dans le contexte que nous connaissons.
Car il faudrait sans doute « expliquer la complexité de la prise de décision
et l'adaptation nécessaire à ce type de situation très évolutive qui nous met
face à de nombreuses contradictions. Tocqueville parlait de « despotisme doux »
à propos des démocraties et décrivait une sorte d'infantilisation dans la
manière dont on s'adresse au peuple... En tout cas, quand tout cela sera
terminé, il faudra inventer et pratiquer une pédagogie de la complexité pour
éviter ce qu'on pourrait appeler la démagogie de la simplicité. » Mais ce
qui est vrai en France l’est encore plus, selon Mireille Delmas-Marty,
entre les États. « Ce qui est inédit, dans cette crise, c’est sa dimension
mondiale. Nous nous trouvons face à ce que Marcel Mauss appelait un « fait
total », qui se trouve être aussi un fait mondial. Du coup, on se retrouve face
à une situation dans laquelle le droit est mal à l'aise: le fait est global,
mais les réponses juridiques apportées sont nationales et diffèrent selon la
culture, la nation considérée, son système politique... On se trouve écartelé
entre la nécessaire souveraineté des États, qui ne doit connaître aucune limite
dans ces périodes de tensions extrêmes, et la dimension mondiale des défis qui
se posent à eux, et qui risquent, à terme, d'aboutir à un chaos global. Cette
pandémie est la démonstration saisissante du caractère inévitable, inéluctable,
de l'interdépendance entre les humains et entre les États. Mais on se trouve
face à des pratiques divergentes, voire opposées, qu'il faudrait parvenir à
rendre compatibles, au sein d'une communauté mondiale qui reste à inventer.
»
Coronavirus, une conversation mondiale : Vinciane
Despret
France Culture propose chaque jour le regard inédit d’un intellectuel
étranger sur la crise que nous traversons. Aujourd'hui, la philosophe belge Vinciane Despret, professeure à
l’Université de Liège nous fait une proposition : si le confinement nous
permet de mieux entendre les oiseaux, pourquoi ne pas entrer en conversation
avec eux ?
Voilà que certains d’entre nous découvrent que nous n’étions pas seuls, que
le monde n’était pas fait que d’humains : il n’est pas un jour sans que je
reçoive un enregistrement de chants d’oiseaux ou que je voie partagés sur les
réseaux sociaux des témoignages de la joie de leur présence. On se demande
comment il se fait qu’on les entend à présent. D’abord, nous serions moins
affairés, moins pris par ce qu’on appelle les habitudes. Ensuite, certains
évoquent le fait que le confinement nous ferait éprouver nos vies et celles des
oiseaux en contraste : les voilà libres de voler où bon leur semble.
Enfin, nombre d’entre nous remarquent que le silence qui, à présent règne, rend
les oiseaux enfin audibles.
Mais il me semble que toutes ces raisons mériteraient d’être envisagées du
point de vue des oiseaux. Car il n’y a nul doute sur le fait que les oiseaux
ont un point de vue sur la pandémie. L’anthropologue Frédéric Keck le
suggérait déjà dans le cas des grippes aviaires, remarquant que
microbiologistes et ornithologues avaient été d’autant plus contraints à
prendre « le point de vue des oiseaux sur l’avenir » que ceux-ci
constituaient justement une menace et qu’ils jouaient le rôle de sentinelles.
Certes, ils ne sont pas aujourd’hui une menace. Mais dans le cadre de la
pandémie actuelle, d’autres raisons nous invitent à interroger conjointement le
point de vue des oiseaux et le nôtre sur celle-ci — de voir, peut-être, où nos
points de vue si différents convergent.
Peut-être les entendons-nous mieux car nous sommes tous, oiseaux et
humains, en fait « libérés »
: nous du carcan des habitudes qui nous mettent dans un rapport d’automates
idiots à ce qui nous entoure et, eux, les oiseaux, libérés de cette
anthropo-cacophonie ; ils s’en donnent à cœur joie — eux-mêmes, cela ne
fait aucun doute, s’entendent mieux. Quant au sentiment qu’ils seraient maintenant
« plus » libres que nous, je n’irais pas trop vite pour l’affirmer.
Nombre d’entre eux sont à présent affairés au territoire, qui est une sérieuse
attache, un « chez soi » dont on ne s’éloigne pas facilement. Et à
partir duquel, justement, les oiseaux chantent, dialoguent, s’interpellent,
créent des liens entre voisins, existent, manifestent leur présence.
Alors, de tous ces balcons d’où chantent des personnes, un peu partout en
Italie, en Espagne en France et ailleurs, j’écoute et je découvre, avec une
émotion que je sais partagée, le devenir oiseau d’humains qui expérimentent la
formidable puissance des territoires chantés.
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