BTS2 article : La solidarité, un « concept nomade » qui
permet de passer du sens juridique d’obligation au sens
sociologique d’interdépendance et au sens moral de devoir
Retour de la solidarité ou réveil du solidarisme ? Par Pierre Musso, philosophe, professeur
émérite à l’Université de Rennes II et à l’École Télécom Paris Tech
https://aoc.media/analyse/2020/03/29/retour-de-la-solidarite-ou-reveil-du-solidarisme/
Les récentes prises de paroles du président de la République sont- elles le
signe d’un retour à la solidarité, contre le dogme managérial de l’efficacité
jusque-là constamment évoqué comme valeur cardinale du macronisme ? Une brève
généalogie du concept de solidarité permet d’identifier ses marqueurs que le
macronisme tente de recycler en temps de crise.
À l’occasion de la crise sanitaire actuelle, le dogme managérial de
l’efficacité constamment évoqué comme valeur cardinale du macronisme est-il en
train de céder la place à la célébration de la solidarité jusqu’ici refoulée ?
Les récentes allocutions présidentielles annoncent-elle une inversion dans
la hiérarchie des valeurs du pouvoir, voire un retour aux sources du
solidarisme radical-socialiste ? La
solidarité serait désormais la condition de l’efficacité et l’État-providence
pourrait être de retour… Cette inflexion rhétorique invite à revenir sur ce
concept de solidarité si important dans l’histoire intellectuelle, sociale et
politique française depuis le XIXe siècle.
[…]
La formation du concept de solidarité
La problématique de la solidarité émerge avec la « Révolution
industrielle » qui d’un côté, met chacun à sa place dans l’usine par la
division du travail, et de l’autre, engendre le paupérisme et l’exclusion.
Joseph de Maistre aurait été le premier en 1821 à emprunter le terme aux
juristes. Chez les premiers socialistes, l’idée de solidarité est présente,
mais sous d’autres termes, comme ceux d’« association » chez
Saint-Simon ou d’« harmonie » chez Fourier. En 1840, Pierre Leroux
introduit le terme dans la philosophie et le revendique en distinguant la
solidarité comme interdépendance de la solidarité comme devoir :
« J’ai le premier emprunté aux légistes le terme de Solidarité pour
l’introduire dans la Philosophie, c’est-à-dire suivant moi dans la
Religion ; j’ai voulu remplacer la Charité du Christianisme par la
Solidarité humaine »[1].
De son côté, Louis Blanc réclame un régime qui « regardant comme
solidaires les membres de la grande famille sociale tendît à organiser les
sociétés, œuvre de l’homme sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu »[2].
La question est de savoir comment unifier une société d’individus et former
l’unité du « corps social » comme instance de représentation dans une
République laïque. Quel miroir donner à la société des individus pour qu’elle
se voit et se croit unifiée ? Le moment fondateur du concept en sociologie
se trouve dans l’œuvre d’Auguste Comte qui apporte à la notion
sociologique de solidarité son unité socio-biologique : le terme sert à
définir la dépendance réciproque ou l’interdépendance des êtres et des choses et
s’inscrit dans une vision totalisante et universelle de l’unité humaine. La
notion de solidarité est ainsi naturalisée, à l’instar de la société. Comte
introduit aussi la distinction entre solidarité et continuité : la
dépendance des générations entre elles ou « continuité », est
différenciée de la « simple solidarité » résultant de la
collaboration dans l’action présente. Durant la décennie 1840, l’idée de
solidarité s’impose. En 1842, Charles Renouvier salue « l’apparition de
l’idée de solidarité » et l’économiste Constantin Pecqueur introduit la
distinction entre deux types de solidarité : « la solidarité
naturelle, de fait », et la « solidarité volontaire, de droit »
qu’il associera au socialisme. En 1846, Proudhon fait à son tour de la société
un être vivant qu’il caractérise par la solidarité morale et intersubjective.
Et l’idéal républicain de 1848, souhaitant corriger les dégâts sociaux et
humains de la société industrielle, fait de la solidarité son emblème. Mais
avec le second Empire, la notion de solidarité est mise entre parenthèses
pendant une génération.
La formulation du concept de solidarité
Durant les années 1870, avec la révolution darwinienne, le paradigme
scientifique s’impose. Peu après la publication de L’Origine des espèces,
considérant cette loi d’évolution comme universelle pour tous les organismes
vivants, Herbert Spencer l’applique aux phénomènes sociologiques et politiques.
Dans son Introduction à la science sociale, il soutient que la société
est un « être véritable » et même un « superorganisme ».
Avec la référence aux sciences de la nature et à l’interprétation spencérienne,
la notion de solidarité connaît un renouveau. Le philosophe et sociologue
Alfred Espinas, confrontant les thèses naturalistes et artificialistes de la
société, pose la question de savoir si la société naît de la nature ou bien
d’un acte volontaire. Réponse : « Quelles que soient les sociétés,
elles reposent sur la solidarité et la conspiration des parties »[3].
Espinas distingue deux formes de solidarités : « le consensus
organique » et la véritable solidarité consciente. De son côté, le
philosophe Alfred Fouillée construit la formule hybride « d’organisme
contractuel »[4],
rejetant l’opposition entre les thèses de l’organisme et du contrat pour
définir la société. Il distingue la solidarité entendue comme une « réciprocité »
mécanique, de la « solidarité supérieure des êtres vivants » qu’il
nomme la solidarité « organique ». Cette distinction de deux
formes de solidarités sera développée, tout en inversant leur définition, par
Durkheim dans sa thèse de 1893, De la Division du travail social. À
cette contribution philosophique s’ajoute celle d’une nouvelle école d’économie
née en 1890, sous l’impulsion de Charles Gide qui défend l’association et la
solidarité en la liant au rôle de l’État. La solidarité est ainsi devenue le
concept-carrefour de toute une génération.
C’est Durkheim qui en fait la théorie sur le terrain de la
sociologie. Pour réagir à l’individualisme libéral spencérien, Durkheim livre
la première formulation sociologique de l’intégration sociale ; la
solidarité en est le concept fondateur. Il n’existe pas de société sans
solidarité entre ses membres. Ce concept est dédoublé en « solidarité mécanique »
et « solidarité organique ». Dans les sociétés inférieures, la première est
définie comme un lien de similitude établi entre les individus qui se
ressemblent et agissent dans le même sens. Dans les sociétés supérieures, la
seconde définit les liens des individus différenciés et associés par la
division du travail, comme les cellules d’un être vivant. Durkheim est
considéré comme le père de la théorie sociologique de la solidarité car il
répond au paradoxe suivant : « Comment se fait-il que, tout en devenant
plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment
peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? (…) Il nous a paru
que ce qui résolvait cette apparente antinomie, c’est une transformation de la
solidarité sociale, due au développement toujours plus considérable de la
division du travail. »[5]
À l’instar de Comte, Durkheim appuie son approche de la solidarité sur
deux références : l’une à la société industrielle et l’autre aux
« lois » de la biologie. « Partout où il y a des sociétés,
résume-t-il, il y a de l’altruisme, parce qu’il y a de la solidarité »[6]. À
peine formulée, cette « loi sociologique » construite par Durkheim
fut érigée en idéologie par la doctrine solidariste.
Les reformulations du concept
Peu après la publication de la thèse de Durkheim, le concept de solidarité
se transmute en « solidarisme » à l’initiative de l’homme politique
Léon Bourgeois qui publie Solidarité en 1896, le bréviaire fondateur du
radical-socialisme. Le solidarisme est d’ailleurs né de la prise de la
conscience de la contagiosité de la tuberculose et de l’attention portée aux
recherches de Pasteur sur la contagion microbienne. Avec le solidarisme, la
troisième République se dote d’un emblème et d’une doctrine : la
solidarité est consacrée comme valeur cardinale et associée à « l’État
social ». Elle se présente comme une troisième voie entre le libéralisme
individualiste et le socialisme autoritaire. Malgré cette consécration
républicaine, le concept de solidarité va être à nouveau oublié jusqu’à la
création de la Sécurité sociale en 1945.
Le concept [de solidarité] resurgit dans la sociologie durant les années
1980-90, à l’occasion de la crise de l’État-providence confronté aux
conséquences sociales de la mondialisation et du triomphe du néo-libéralisme.
La solidarité menacée par le développement du précariat et de diverses formes
d’ « exclusion », réapparaît sous les termes de «
nouvelle question sociale », de « cohésion sociale » et des
« nouvelles solidarités ». Selon Jacques Donzelot, la solidarité a permis
d’établir « le rôle social de l’État »[7],
afin de réduire la fracture interne au républicanisme par une
« réorientation de l’État-providence ». La solidarité visant le
maintien de la cohésion sociale est un révélateur de la contradiction de la
République tiraillée entre ses promesses de fraternité et la marginalisation
d’une partie de la population ouvrière. De son côté, Robert Castel
constate que le tapis
de la solidarité se dérobe avec la généralisation du précariat et tend à se
réduire à l’assistanat fait de « dépenses dites de solidarité »,
l’État-providence déstabilisé ne parvenant plus à résoudre « la question
sociale ». Pour sa part, Pierre Rosanvallon invite à réinventer
l’État-providence et à refonder la solidarité par une vaste reconstruction
intellectuelle visant à redéfinir le progrès social et à dépasser l’opposition
classique entre l’individuel et le collectif.
Conclusion
Cette brève généalogie du concept de solidarité permet d’identifier ses
trois marqueurs que le macronisme « de crise » tente de recycler
et de concilier avec le dogme managérial de l’efficacité qu’il manie en période
« de croisière » :
1) La solidarité est un concept fédérateur, un « concept
nomade » qui permet de passer du sens juridique d’obligation au sens
sociologique d’interdépendance et au sens moral de devoir.
2) Ce concept travaillé par des antagonismes permet de réunir –
« en même temps » – les extrêmes, comme le fit par exemple le
philosophe Jean Izoulet avec les oxymores de « liberté solidaire » et
de « solidarité libertaire », c’est-à-dire inégalitaire[8].
3) Ce concept désigne un être et un devoir-être, un fait et un idéal
sur lequel s’est construite l’idéologie solidariste de la troisième République,
mixte de libéralisme et de doctrine sociale.
[1] P. Leroux, La Grève de Samarez. Poème philosophique, Dentu, 1863,
I, p. 254 [2]
Cité par Célestin Bouglé, Le solidarisme. V. Giard & E. Brière,
1907, p. 11 [3]
A. Espinas, Des sociétés animales. Etude de psychologie comparée,
Baillière, 1878, 2e édition, p. 516-7 [4]
A. Fouillée, La science sociale contemporaine, Hachette, 1880 [5]
Idem, I, p. 46 [6]
E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, Ed. électronique
« Classiques des Sciences Sociales », Université du Québec, Reprod.
8e édition PUF, 1967, I, p. 180 [7]
J. Donzelot, L’invention du social : essai sur le déclin des passions
politiques, Le Seuil, 1994, p. 13 [8]
Jean Izoulet, La Cité Moderne. Métaphysique de la sociologie, Alcan,
1895, 2e édition, p. 647
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