Confinés en solitaire :
« Nous sommes des êtres sociaux, ce sera une épreuve » Par Aurélie Collas, 20 mars 2020
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Seniors isolés, couples en union libre, célibataires ou parents divorcés,
dix millions de Français vivant seuls se préparent à vivre plusieurs
semaines de confinement en tête-à-tête avec eux-mêmes. Témoignages.
Elle ne déambule plus devant sa maison. Elle ne croise plus ses voisins
pour parler du beau temps ou des premiers bourgeons sur les arbres fruitiers.
Elle n’a plus de visites, plus de petits ou arrière-petits-enfants à embrasser.
Comme dix millions de Français qui vivent seuls – qu’ils soient jeunes ou âgés,
célibataires ou séparés –, Suzanne Gournay commence à vivre une période
inédite, sans contact physique avec le monde extérieur. Elle ne sait pas encore
si le confinement est compatible avec la solitude, si cet isolement en
solitaire ne va pas finir par l’oppresser. Suzanne Gournay est la doyenne de
Pesmes, petit bourg de 1 000 habitants situé en Haute-Saône, entre
Besançon et Dijon. Elle fêtera ses 100 ans cette année. En 99 ans
d’existence, elle n’avait jamais rien vécu de pareil : « J’ai
connu l’Occupation, le rationnement, le couvre-feu… Mais même pendant la
guerre, on pouvait circuler. Le confinement est un mot que j’ignorais
totalement. » Après tout, quand
on a déjà vécu « la peur au ventre », l’effort demandé depuis
le 17 mars pour freiner l’épidémie de Covid-19 ne semble pas
insurmontable. Mme Gournay se passe de son aide à domicile qui
venait trois fois par semaine : « Tant pis si le ménage n’est pas
fait ou si le repassage s’accumule. Personne ne le verra ! » Quant
aux courses, la mairie a pris le relais ; c’est une conseillère municipale
qui lui apporte désormais ses provisions. Pour le reste, elle se débrouille.
Elle se contente depuis trois jours des coups de téléphone de ses enfants et de
quelques pas quotidiens dans son jardin. Mais combien de temps cela est-il
tenable ?
« Comme des lions
en cage »
Plus dures à vivre
sont les situations où le confinement provoque des séparations douloureuses.
C’est le cas de Xavier (le prénom a été modifié), 52 ans, qui vit seul en
région parisienne, loin de ses enfants restés en Charente après son divorce.
Pour éviter tout risque de les contaminer, il n’ira pas les voir ce week-end
comme prévu. Ni probablement au mois d’avril. « Quand on est papa
séparé, vivant à 500 kilomètres de ses enfants, et qu’on ne les voit qu’une
fois par mois, on attend ce week-end-là. C’est un moment rare et précieux. Nous
l’enlever, c’est dur… », confie-t-il. Certes, les nouveaux moyens de
communication permettent de garder le contact, mais pour Xavier, « ça
ne remplace pas les moments passés ensemble ». Mathilde, elle,
n’aurait jamais imaginé se voir un jour empêchée de voir son conjoint. Voilà
plus de quinze ans que cette Parisienne de 39 ans vit en union libre avec
son compagnon, chacun chez soi, d’un bout à l’autre de la capitale. Or, depuis
mardi, impossible de se retrouver. Leur situation ne rentre pas dans les motifs
figurant sur l’attestation de déplacement dérogatoire. « Nous n’avions
pas anticipé les choses de cette manière, nous ne pensions pas que le confinement
irait jusque-là », rapporte Mathilde, dépitée, pour qui une séparation
d’un mois paraît « inconcevable ». Seule dans son deux-pièces de 30 m2,
« oppressée » par l’idée même d’être privée de sa liberté de
mouvement, la jeune femme s’échappe en se laissant aller à des rêveries
romanesques, faites de rencontres clandestines avec son compagnon, même si, « en
pratique, dit-elle, je serais incapable de transgresser les règles, ce
n’est pas dans ma nature ». « On va peut-être tourner en rond comme
des lions en cage. Nous sommes des êtres sociaux. Ce confinement, ce
sera tout de même une épreuve », soupire-t-elle.
« Cette
expérience isole en même temps qu’elle fédère »
Il y a toutefois des
« solitaires » pour qui la solitude paraît être la meilleure des situations
en temps de confinement. Depuis quelques jours, Margot, 30 ans, enfermée
dans son petit appartement parisien, pense à ses amies contraintes de partager
leur espace et leur temps vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec leur
conjoint et/ou enfants. « Je me dis que ça doit être dur et je mesure
la chance que j’ai d’avoir un appartement pour moi toute seule, dans lequel je
peux faire ce que je veux, regarder le film ou écouter la musique que je
veux ! », témoigne cette célibataire, qui se décrit comme « assez
autosuffisante », « pas angoissée » par l’isolement. Outre
le télétravail, Margot occupe ses journées par des activités solitaires qui la « comblent
complètement » : lecture, musique, couture (ces derniers temps,
la confection de masques de protection). Elle passe aussi un certain temps à
échanger sur les réseaux sociaux avec sa famille et considère qu’« à
partir du moment où l’on dispose d’un téléphone et d’Internet on ne peut pas
vraiment se sentir seul ». A Saint-Pierre-Quiberon (Morbihan), Michel
Lozeris aussi vit bien, pour l’heure, son isolement. « Plutôt solitaire
de nature », ce célibataire de 51 ans dispose d’une maison et
d’un bout de jardin. Il bricole, jardine, pratique la mécanique et le
radioamateurisme. Vivre sans contact physique lui semble supportable un certain
temps. Jusqu’au jour où, sans doute, dit-il, « ne pas voir mes proches,
ne pas papoter avec les voisins et les commerçants, ne pas voyager et faire de
nouvelles rencontres, ne plus avoir de vie associative deviendra très pesant ».
« Nous vivons tous dans nos tracas quotidiens, dans nos existences
particulières et individualistes, et voilà que nous sommes en train de vivre
quelque chose de commun à tous, d’universel, observe Mathilde, philosophe. J’ai
le sentiment que cette expérience isole en même temps qu’elle fédère. »
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