A la fin du
XVIIe siècle, dans la baie de Diego-Suarez, à Madagascar, flotte le
pavillon noir. Des pirates ont fondé là Libertalia, un éden de liberté et de
partage, une république au temps de la monarchie.
Il était une fois, sur une côte lointaine de l’océan Indien, une communauté
pirate bercée par les embruns et les vapeurs de rhum. Un lieu à part, façonné
par les rêves et les trésors. La fascinante Libertalia a-t-elle vraiment
existé, ou est-ce seulement une utopie, sauvage et romantique ? Son histoire
débute dans un livre, publié à Londres dans les années 1720 : Histoire
générale des plus fameux pyrates. Mais cette histoire commence aussi par un
mystère. Qui est le capitaine Johnson, qui signe de sa main experte cette bible
sur la piraterie ? Plusieurs chercheurs y voient la plume de Daniel Defoe. Le
style est identique, la thématique proche de ses sujets de prédilection.
L’auteur de Robinson Crusoé a déjà sillonné d’autres mers imaginaires,
et ne signe pas toujours ses œuvres… Pour nous raconter ces aventures pirates,
l’enfant rebelle aux idées humanistes aurait fréquenté les tavernes
londoniennes de Wapping, Stepney, Shadwell, ces quartiers marins, qui respirent
au gré des rumeurs de la mer.
Saisir la fortune
Sous sa plume,
Libertalia dessine ses contours. Une aventure éphémère, fondée par deux marins
: le capitaine Misson, un Français bien né «à l’humeur vagabonde», et
Carracioli, un prêtre débauché qui finira défroqué à force de libertinage.
Ensemble, préférant le tumulte à une vie bien ordonnée, ils embarquent à la fin
du XVIIe siècle sur le Victoire, un navire de commerce
français. Au cours d’une attaque anglaise, ils perdent leur capitaine et
décident de «saisir la fortune à bras-le-corps». Une nouvelle vie
commence, sous les couleurs du Jolly Roger, le mythique pavillon noir à tête de
mort. Des Caraïbes au golfe de Guinée, jusqu’aux côtes de l’Afrique australe,
après quelques abordages, ils trouvent à Madagascar leur éden pirate : une baie
au nom suave, assourdie de soleil, «Diego-Suarez», un lieu idéal pour jouir du
fruit de leurs rapines. Le capitaine poursuit : «L’île de Madagascar offre
tout ce qui est nécessaire à la vie. […] Les mers qui l’entourent sont
poissonneuses, les forêts giboyeuses et les entrailles de la terre riches de
mines d’un fer très pur.» Ici, leur gagne-pain est à portée de main : la
route des Indes et ses navires commerçants, chargés de soieries, d’épices, de
pierres précieuses ou de vins. Dans ce havre de paix, à l’abri du Vieux Monde,
les mutins s’organisent. Ainsi, nous détaille l’auteur, chaque groupe de
dix hommes élit un représentant à l’assemblée constituante, chargée de
voter des lois. Tout est mis en commun. Les butins sont partagés. Les retraites
et accidents de travail - nombreux chez les pirates, qui ont choisi une vie
dangereuse - sont couverts par la communauté. Comme un vrai père attentif et
soucieux, Misson, élu capitaine pour trois ans, promet de n’employer son
pouvoir que dans l’intérêt de tous. «Notre cause est brave, juste, innocente
et noble, car elle se nomme liberté.» A lire Johnson, ces pirates-là
n’ont rien de brutes sanguinaires. Sur les bateaux attaqués, ils pratiquent une
piraterie quasi philanthropique, confisquent les biens et le rhum, mais
laissent l’équipage libre de les rejoindre, décident du sort du commandant en
fonction de sa réputation auprès de ses hommes et libèrent les esclaves. A
Libertalia, après les périls de la mer, il fait bon vivre. L’alcool coule à
flots, la vie est joyeuse, mais courte. Les paradis subversifs ne sont sans
doute pas faits pour durer… Après quelques années, «au plus noir de la
nuit», le bastion est attaqué par «les naturels». «Hommes, femmes,
jeunes, vieillards, tout y avait passé avant d’avoir pu se mettre sur la
défensive», relate le capitaine Johnson. Triste fin pour de si beaux
idéaux. Libertalia aurait pu s’arrêter là. Anéantie à jamais au fond d’un
recueil ou enfouie sous les sables blonds de Madagascar. Mais c’était compter
sans le formidable pouvoir d’attraction du turbulent Jolly Roger… Pour
Pierre Van den Boogaerde, cette communauté alternative n’a rien d’un mythe. A
ses heures perdues, cet ex-représentant du FMI à Madagascar court après les
navires pirates. En 2010, plongeur passionné d’histoire, il publie un livre sur
les épaves de l’île et y consacre un chapitre entier aux bateaux pirates. Lors
de ses recherches, il consulte cartes et ouvrages anciens et, dans le grenier
des Archives malgaches, découvre un original du capitaine Johnson et fait
connaissance avec Libertalia. Méthodique, Pierre Van den Boogaerde revient sur
ce qui le pousse à y croire. D’abord, les dates concordent. Entre 1650
et 1730, c’est l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Les pirates
se comptent alors par milliers. Le XVIIe siècle et tous ses
conflits - guerre de Trente Ans - ont laissé une horde de mercenaires
désœuvrés. Mobilisés pour piller les navires ennemis, ces marins chevronnés ont
fait carrière dans la rapine. Lorsque les hostilités s’achèvent, ils deviennent
incontrôlables. Faute de débouchés, ils se mettent à leur compte et hissent le
pavillon noir. A cette époque, le commerce maritime s’accroît. Des convois
fabuleux arpentent les mers. Ils participent à la traite négrière, les soutes
emplies de bijoux et d’épices, voguant vers La Mecque ou vers les
colonies… De son côté, l’île rouge, elle, n’est pas unifiée. «A la fin du
XVIIe siècle, Madagascar appartient à une flopée de petits
roitelets. En s’alliant avec eux, les pirates pouvaient y jouir d’une paix
royale», détaille Pierre Van den Boogaerde. Proche des voies maritimes,
l’île est éloignée du pouvoir des grandes puissances. «Nous sommes certains
que des petites communautés pirates, sans doute très égalitaires, s’y sont
installées. Une dizaine d’entre elles, comme celle de Sainte-Marie, ont laissé
des traces, bien documentées.» Mais il y a aussi un personnage clé : le
capitaine Tew. Selon l’écrivain Johnson, ce pirate rejoint Libertalia après sa
fondation. C’est le seul protagoniste que Pierre Van den Boogaerde a trouvé
dans d’autres archives. Rentré en 1693 à Rhode Island, aux Etats-Unis, le
pirate demande son pardon devant la cour et évoque brièvement un séjour sur
l’île rouge. «Même si elles sont romancées, embellies, toutes les aventures
évoquées dans l’Histoire générale des plus fameux pyrates sont inspirées de la
réalité. […] Alors bien sûr, il y a cette histoire de paradis pirate, d’utopie,
mais il ne faut pas oublier que nous sommes au XVIIIe siècle,
au temps de Rousseau et des humanistes. Cette société idéale est un bon moyen
de dénoncer celle qui est en place.» Spécialiste du monde de la mer au
XVIIIe siècle, Marcus Rediker atteste lui aussi de l’existence
de bases autonomes à Madagascar à cette époque. Aux yeux de cet universitaire
militant - qui considère les pirates comme des précurseurs des mouvements
anticapitalistes modernes -, Libertalia n’a pas réellement existé mais
«incarne les pratiques et les traditions pirates du début du XVIIIe siècle».
Un monde inversé
Il les explique dans
son ouvrage, Pirates de tous les pays. La navigation est alors l’une des
professions les plus dangereuses. A bord des navires marchands, la vie est
dure, les marins souffrent de la faim, de la maladie, de l’arbitraire du
commandement. Les châtiments sont courants et odieux. En opposition, le navire
pirate est un monde inversé. Les mutins y sabordent l’autorité classique,
travaillent pour eux-mêmes, s’entraident, partagent les galères et les gains.
Les mauvais capitaines peuvent être destitués. Les décisions sont prises de façon
collective. Et Libertalia s’érige en «république à l’époque de la monarchie,
en démocratie à l’époque du despotisme.» Un lieu alternatif, où les
nationalités se mélangent, où tout est possible, surtout l’espoir. Mais le rêve
des uns se transforme en cauchemar pour les autres. Après bien des guerres, les
grandes puissances parviennent finalement à s’allier. Au milieu des
années 1730, elles anéantissent ces zones de non-droit pour assurer la
sécurité en mer. Ce sera la fin de la piraterie occidentale dans l’océan
Indien. Pourtant, le mythe libertaire pirate est loin d’avoir dit son dernier
mot… Nicolas Norrito fait partie de ses otages, consentant. Lui aussi a fondé
Libertalia, son îlot libertaire, à Montreuil, en 2007 : une petite maison
d’édition indépendante et anarchiste. «On cherchait un nom et on est tombé
d’accord sur Libertalia. Cette utopie solidaire et ces robins des mers nous ont
plu.» Sous les collections Terra incognita ou A boulets rouges, ils
publient des ouvrages militants sur les bagnes, les pirates, traduisent Marcus
Rediker et le capitaine Johnson, fascinés par toutes ces histoires de
contre-sociétés. «Régulièrement, des gens m’appellent. Ils veulent partir
sur les traces de Libertalia, me demandent des contacts. Je ne sais pas quoi
leur répondre…» A quelque 8 500 kilomètres, au nord de Madagascar,
Diego-Suarez existe toujours. Féru de culture locale, Cassam Aly, un Malgache,
connaît bien cette histoire de Libertalia, et confirme : «Aucune preuve
historique n’atteste son existence, pourtant la baie de Diego-Suarez est bien
là, quelque part entre Nosy Be et la baie des Pirates.» Mais à
Madagascar, les noms sont changeants et souvent trompeurs. Située au niveau du
cap d’Ambre, la ville abrite aujourd’hui un bar et une bière nommés Libertalia.
Une poignée de Malgaches ont même les yeux bleus. Et l’on raconte qu’ils
seraient des descendants des marins en fuite… ou de colons, selon les versions.
Alors, Libertalia a-t-elle existé ? Nicolas Norrito hausse les épaules. «Ce
qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi la piraterie fait rêver, car il
existe peu de domaines où la fiction occulte à ce point la réalité. Qu’elle ait
existé ou pas, après tout, peu m’importe. L’essentiel, c’est que les gens y
croient, car c’est porteur d’espoir.»
Sources : Histoire générale des plus fameux pyrates de Daniel Defoe
- Pirates de tous les pays de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2008
- Le Grand Livre des épaves de Madagascar de Pierre Van den Boogaerde,
éd. Orphie, 2010.
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