« Nous sommes tous sur le même bateau, et
son nom est Diamond Princess » Par Slavoj Žižek Publié le 14 février 2020
Le Diamond
Princess est ce bateau de croisière où 3700 personnes sont tenues en
quarantaine, près de Yokohama, à la suite de cas de coronavirus.
https://www.nouvelobs.com/idees/20200214.OBS24860/nous-sommes-tous-sur-le-meme-bateau-et-son-nom-est-diamond-princess-par-slavoj-zizek.html
TRIBUNE. Selon le philosophe marxiste, l’épidémie de
coronavirus est une version inversée de « la Guerre des mondes » de
H.G. Wells.
Li Wenliang, le médecin qui a, le premier, découvert l’actuelle épidémie de
coronavirus et qui a été censuré par les autorités chinoises, était un
authentique héros de notre temps, un genre de Chelsea Manning ou d’Edward
Snowden asiatique. Sa mort, fort naturellement, a provoqué la colère générale. La
réaction à cette gestion de l’épidémie par l’État chinois était prévisible et
c’est le
commentaire de la journaliste basée à Hong Kong, Verna Yu, qui le résume le mieux : « Si la Chine valorisait la liberté d’expression, il n’y aurait pas de crise du coronavirus ». « Tant que la liberté d’expression et les droits fondamentaux des citoyens chinois ne seront pas respectés, de telles crises se reproduiront. […] Les droits de l’homme en Chine peuvent sembler ne pas concerner le reste du monde, mais comme nous l’avons vu dans cette crise, une catastrophe pourrait survenir du fait que la Chine entrave les libertés de ses citoyens. Il est temps que la communauté internationale prenne cette question plus au sérieux. »
commentaire de la journaliste basée à Hong Kong, Verna Yu, qui le résume le mieux : « Si la Chine valorisait la liberté d’expression, il n’y aurait pas de crise du coronavirus ». « Tant que la liberté d’expression et les droits fondamentaux des citoyens chinois ne seront pas respectés, de telles crises se reproduiront. […] Les droits de l’homme en Chine peuvent sembler ne pas concerner le reste du monde, mais comme nous l’avons vu dans cette crise, une catastrophe pourrait survenir du fait que la Chine entrave les libertés de ses citoyens. Il est temps que la communauté internationale prenne cette question plus au sérieux. »
Multiplication des « disparitions »
Il est vrai que tout le fonctionnement de l’appareil d’État chinois
s’oppose à la vieille devise de Mao « Faites confiance au
peuple ! ». Sa façon d’agir repose sur la prémisse qu’il ne faut
PAS faire confiance au peuple : le peuple doit être aimé, protégé, pris en
charge… mais il n’est pas question de lui faire confiance. Cette méfiance n’est
finalement que l’ultime avatar d’une position systématiquement adoptée par les
autorités chinoises lorsqu’elles font face à des protestations écologiques ou à
des problèmes de santé des travailleurs. Celles-ci semblent, en effet, recourir
de plus en plus souvent au procédé suivant : une personne (un activiste
écologique, un étudiant marxiste, le chef d’Interpol, un prédicateur religieux,
un éditeur de Hong Kong, ou même une actrice de cinéma populaire) disparaît
totalement durant quelques semaines, avant de réapparaître en public en même
temps que des accusations ciblées contre elle. Et c’est cette longue période de
silence qui délivre le message clé : le pouvoir est exercé de manière
impénétrable, rien n’a à être prouvé, le raisonnement juridique n’intervient
qu’ultérieurement, une fois ce message délivré… Le cas des étudiants marxistes
disparus est néanmoins spécifique : si toutes les disparitions concernent
des individus dont les activités peuvent être en quelque sorte caractérisées
comme une « menace » pour l’État, les étudiants marxistes
disparus, eux, légitiment leur activité critique par référence à l’idéologie
officielle elle-même.
Silence et complotisme
Ce qui a déclenché une telle réaction de panique dans la direction du
Parti, c’est bien sûr le spectre d’un réseau autonome naissant, avec des liens
horizontaux directs entre des groupes d’étudiants et de travailleurs, basé sur
le marxisme, et s’attirant la sympathie de certains anciens cadres du parti et
même de certaines branches de l’armée. Un tel réseau vient directement saper la
légitimité du Parti unique et le dénonce comme une imposture.
Il n’est donc pas étonnant qu’au cours des dernières années, de nombreux
sites Web « maoïstes » aient été fermés et que de nombreux groupes de
débat marxistes aient été interdits dans les universités - la chose la
plus dangereuse à faire aujourd’hui en Chine, c’est de croire et de prendre au
sérieux l’idéologie officielle elle-même. La Chine paie désormais le prix d’une
telle position : « Si elle n’est pas maîtrisée, l’épidémie de
coronavirus pourrait se propager aux deux tiers de la population mondiale,
selon le principal épidémiologiste de la santé publique de Hong Kong, Gabriel
Leung. Les gens avaient besoin de croire dans leur gouvernement pendant
que la communauté scientifique s’employait à lever les incertitudes sur la
nouvelle épidémie, a-t-il dit, “mais avec les médias sociaux, où les
fausses et les vraies infos se mêlent, il y a zéro confiance, alors comment
lutter contre cette épidémie ?” Il faut au contraire une dose de confiance
supplémentaire, un sens de la solidarité surdéveloppé, un supplément de bonne
volonté, toutes choses qui ont été complètement épuisées. » Dans
une société saine, on devrait entendre plus d’une voix, a déclaré le docteur Li
de son lit d’hôpital juste avant sa mort, et ce besoin urgent de pluralité ne
signifie pas nécessairement qu’il faille copier le modèle occidental de
démocratie multipartite, il appelle simplement à l’ouverture d’un espace où les
critiques des citoyens puissent être entendues. La principale objection à
l’idée selon laquelle l’État doit contrôler les rumeurs pour éviter la panique,
c’est que ce contrôle propage lui-même la méfiance et crée ainsi encore plus de
rumeurs complotistes - seule peut fonctionner une confiance mutuelle entre le
peuple et l’État.
Discipline versus individualisme
Un État doit être fort en période d’épidémie, car des mesures à grande
échelle doivent être mises en place et appliquées avec une discipline militaire
(comme la quarantaine). La Chine a été capable de mettre en quarantaine des
dizaines de millions de personnes. Imaginons un instant une épidémie aussi
massive aux États-Unis, l’État pourrait-il appliquer les mêmes mesures ?
On peut parier que des milliers de libertariens armés forceraient la route, en
suspectant la quarantaine d’être une conspiration étatique… Alors, aurait-il
été possible d’empêcher la propagation du virus avec plus de liberté
d’expression, ou bien la Chine est-elle en train de sacrifier le Hubei pour
sauver le monde ? En un sens, les deux sont vraies, et ce qui aggrave les
choses, c’est qu’il n’y a aucun moyen évident de distinguer entre la
« bonne » liberté d’expression et les « mauvaises »
rumeurs. Lorsque des voix s’élèvent pour se plaindre que « la vérité
sera toujours traitée comme une rumeur » par les autorités chinoises,
il faut ajouter que les médias officiels et le vaste champ de l’information
numérique sont déjà pleins de rumeurs Channel One, l’une des principales
chaînes de télévision nationales russes, a montré comment on pouvait amplifier
des rumeurs, en ouvrant sur son principal programme d’information du soir,
Vremya (« Time »), un espace régulier consacré aux théories du
complot sur le coronavirus. Dans un style ambigu, les reportages semblent
démystifier les théories tout en laissant aux téléspectateurs l’impression
qu’elles contiennent un noyau de vérité. Le message (les élites de l’ombre
occidentales, et en particulier les États-Unis, sont en fin de compte
responsables des épidémies de coronavirus) se propage ainsi comme une rumeur
douteuse, contestable : c’est trop fou pour être vrai, mais néanmoins, qui
sait… Etrangement, le fait de suspendre la vérité n’annule pas complètement son
efficacité symbolique. De plus, nous devrions également arrêter de penser qu’il
est parfois préférable de ne pas dire toute la vérité au public pour empêcher
la panique, au prétexte qu’elle pourrait entraîner de nouvelles victimes. Au
stade où nous sommes, le problème est sans fin : la seule issue, c’est la
confiance mutuelle entre le peuple et les appareils d’État, et c’est ce qui
fait cruellement défaut en Chine.
La nouvelle « guerre des mondes »
Si une épidémie mondiale explosait, sommes-nous bien conscients du fait que
les mécanismes du marché ne pourront pas nous prémunir du chaos et de la
faim ? Les mesures qui apparaissent aujourd’hui à la plupart d’entre nous
comme « communistes » devront être envisagées au niveau
mondial : coordination de la production et de la distribution en dehors
des coordonnées du marché. Il faut rappeler ici la grande famine de la pomme de
terre qui a dévasté l’Irlande dans les années 1840, avec des millions de morts
ou de gens contraints d’émigrer. L’État britannique a conservé sa confiance
dans les mécanismes du marché, et l’Irlande a continué d’exporter des denrées
alimentaires alors que des millions de personnes étaient en grande souffrance…
Cette cruauté ne serait plus tolérable aujourd’hui. On peut voir l’épidémie de
coronavirus comme une version inversée de « la Guerre des mondes » de
H.G. Wells (1897). Le livre raconte la conquête de la terre par les Martiens,
puis, le héros-narrateur désespéré découvre que tous les Martiens ont été
exterminés par des microbes terriens contre lesquels ils n’étaient pas
immunisés : « tués, après l’échec de toutes les stratégies
humaines, par les choses les plus humbles que Dieu, dans sa sagesse, a mises
sur cette terre ». Il est intéressant de savoir que, d’après Wells,
l’idée de l’intrigue lui est venue d’une discussion avec son frère Frank à
propos de l’impact catastrophique des Britanniques sur les indigènes de
Tasmanie. Que se passerait-il, se demandait-il, si les Martiens faisaient à la
Grande-Bretagne ce que les Britanniques avaient fait aux Tasmaniens ?
(Mais les Tasmaniens ne possédaient pas les agents pathogènes mortels pour
vaincre leurs envahisseurs.) Peut-être que les épidémies qui menacent de
décimer l’humanité devraient en effet être considérées comme une version
inversée de l’histoire de Wells : « l’envahisseur martien » exploitant
et détruisant impitoyablement la vie sur terre, c’est nous-mêmes, l’humanité,
et, après l’échec de toutes les stratégies des primates les plus développés
pour nous combattre, nous sommes à présent menacés « par les choses les
plus humbles que Dieu, dans sa sagesse, a mises sur cette terre », des
virus stupides qui se reproduisent aveuglément - et mutent.
Usual suspects
Nous devons bien sûr analyser en détail les conditions sociales qui ont
rendu l’épidémie de coronavirus possible - il suffit de penser à la façon dont,
dans le monde interconnecté d’aujourd’hui, un Britannique peut rencontrer
quelqu’un à Singapour, revenir en Angleterre puis partir skier en France, y
infectant quatre autres personnes… Les usual suspects font la queue pour
être interrogés : le marché capitaliste mondial, etc. Nous devons
néanmoins résister à la tentation de vouloir trouver un sens caché aux épidémies
en cours : par exemple, la punition cruelle mais juste de l’humanité pour
son exploitation impitoyable des autres formes de la vie sur terre ou une
histoire de ce genre… Si nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher une
signification profonde à ces événements, c’est que nous restons au fond
prémodernes : nous abordons notre univers comme un partenaire ou un
interlocuteur. Car même si notre survie est menacée, il y a quelque chose de
rassurant dans le fait d’être punis - l’univers (ou même Quelqu’un qui est
là-bas) nous regarde… Le plus inacceptable, c’est que ces épidémies ne soient
que le pur produit de la contingence naturelle : cela s’est simplement
produit et ne recèle aucun sens caché. Dans le plus grand ordre des choses,
nous sommes une espèce sans importance.
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