Le management peut-il être
humaniste ? Par Jacques Lecomte
Juin 2017
De plus en plus de managers considèrent que la bienveillance est un ingrédient
tant du bien-être des salariés que de la performance de l’entreprise. Reconnaissance, leadership
bienveillant et coopération : tels sont quelques-uns des principes
directeurs d’un « management humaniste » qui tentent d’instaurer dans
les entreprises des pratiques respectueuses de la personne et cherchent à
prendre en compte le bien-être de la personne sans nuire, au contraire, à
l’efficacité. Mais n’est-ce pas là une douce utopie qui cadre mal avec les
contraintes qui pèsent sur les vieilles routines organisationnelles ? Une
enquête que j’ai menée auprès de plusieurs entreprises invite à penser le
contraire. Si le paradis n’est pas de ce monde, un monde meilleur est possible
en matière de vie au travail comme le montrent les expériences récentes.
La reconnaissance
Nous avons tous besoin de reconnaissance (1), non seulement dans nos relations privées, mais également au travail. Lors
d’une enquête française, 57 professionnels de différents secteurs ont été
interrogés sur ce qui leur donnait le sentiment d’être reconnus par leur
supérieur hiérarchique (2). Il en ressort que l’appréciation personnelle a plus d’impact que les
moyens financiers. Comme le disent certaines de ces personnes : « Le
salaire ne fait pas tout » ; « Des primes, c’est vrai, c’est
important mais moi j’attends plus, un remerciement, des choses simples »
; « Si j’avais à choisir, je préférerais une hiérarchie bienveillante,
un environnement de travail calme et des collègues avec qui on est en
harmonie » ; « Quand vous êtes avec un client et que votre
chef vous met en valeur, c’est essentiel et cela n’a pas de prix ». Une
équipe d’universitaires spécialistes du management a interrogé une centaine
d’étudiants de quatre universités américaines qui, au vu de leurs diplômes,
sont surtout « chassés » par des recruteurs (3). Avant leur premier entretien d’embauche, les facteurs les plus importants
qui pourraient les inciter à accepter un poste sont le travail lui-même, la
rémunération, les perspectives d’évolution de carrière, les bénéfices et la
formation. Mais la rencontre avec des recruteurs va radicalement modifier leur
hiérarchie des critères. Ce qui devient prioritaire, c’est l’attitude
manifestée par les recruteurs envers le candidat. 83 jeunes sur 96 ont estimé
que la façon dont ils étaient traités au cours du recrutement était importante.
Sur les 36 étudiants ayant signalé un traitement positif au cours du
recrutement, 31 ont accepté la proposition qui leur a été faite. Reconnaître et
valoriser ce qui se fait de positif au sein d’une organisation a conduit à une
méthode très judicieuse appelée « démarche appréciative » (appreciative
inquiry). Le cœur de cette approche c’est d’explorer (to inquire) ce
qui fonctionne bien et lui donner de la valeur, lui accorder de l’importance (to
appreciate). En France, elle a surtout été développée et diffusée par Jean
Pagès et Jean-Christophe Barralis, codirecteurs de l’Institut français d’appreciative
inquiry (4). Ce dernier a d’ailleurs créé le terme de management appréciatif, en
s’appuyant non seulement sur la démarche appréciative, mais également sur les
recherches actuelles en psychologie positive (5). Selon lui, un manager est « appréciatif » quand il a une vision
positive des êtres humains au travail et de leurs relations ; une vision qui le
porte à rechercher et à percevoir la bonté des personnes, leur générosité, leur
altruisme et leur solidarité. Prenons l’exemple de Laval Mayenne Technopole,
une association parapublique destinée à accompagner des entrepreneurs. Son
directeur, Christian Travier, apprécie ses salariés, est fier d’eux et n’hésite
pas à leur exprimer sa reconnaissance. « À mes yeux, chacun est
important et j’essaie que le travail de tous soit valorisé, m’explique-t-il.
En France, on est trop habitué à souligner le négatif, alors que c’est
l’inverse qu’il faut surtout faire : mettre en valeur les choses
positives. À la suite d’un événement organisé par l’équipe, il m’est arrivé de
passer trois heures à rédiger un mail collectif de remerciement. Je tiens à
remercier chaque personne pour son apport spécifique. Un mail général de
remerciement un peu flou, ça n’a pas de sens à mes yeux. C’est important que
chacun sente que j’ai apprécié ce qu’il ou elle a apporté dans l’œuvre
commune. » Au cours de ma rencontre avec ses collaborateurs, plusieurs
ont souligné à quel point ils étaient sensibles à cette marque de
reconnaissance. L’entretien annuel d’évaluation est un exemple représentatif de
cet état d’esprit. Alors que beaucoup de salariés redoutent cette expérience,
ici c’est au contraire l’occasion d’une valorisation de tout ce qui a été fait
et d’un encouragement pour améliorer ce qui peut encore l’être.
Le leadership serviteur
La plupart des théories du leadership ont été élaborées par des
universitaires, mais l’une d’elles déroge à cette règle : le leadership
serviteur, inspirée par l’expérience professionnelle de Robert Greenleaf et
d’autres cadres. Selon lui, « le bon leader est d’abord perçu
comme un serviteur, et ce simple fait est la clé de sa grandeur. (…)
Cela commence avec le sentiment naturel de vouloir servir, d’abord servir. Un
choix conscient amène ensuite la personne à désirer être leader. Cette
personne est très différente de celle qui est d’abord leader. (…) La
différence s’exprime dans le soin pris par le serviteur – d’abord de
s’assurer que les besoins prioritaires des autres personnes sont servis (6). » Le concept fait maintenant l’objet d’études universitaires. Des chercheurs
ont élaboré des questionnaires contenant des items liés à l’esprit de
service, la réponse aux besoins des collaborateurs et de l’organisation,
l’humilité, le désir d’aider les autres à croître, l’empathie, etc.,
questionnaires qu’ils font remplir à des collaborateurs de managers. Ces
recherches confirment que cette attitude est corrélée à divers aspects positifs
du fonctionnement organisationnel. Deux synthèses d’études empiriques (7) concluent que le leadership serviteur :
• crée un climat positif dans l’organisation et augmente la satisfaction et le
bien-être des salariés, ainsi que leur confiance envers le leader et
l’organisation ;
• favorise la coopération, l’aide réciproque et les comportements citoyens dans
l’organisation ;
• augmente la créativité et l’implication des salariés, ainsi
que l’efficacité des leaders et des équipes ;
• diminue le turn-over des salariés.
La coopération : Certains managers
pensent que la productivité est associée à la compétition entre les salariés ou
entre les équipes. C’est une erreur : c’est en fait une source de mal-être
et d’inefficacité. Sabine Sonnentag, professeure de psychologie à l’université
d’Amsterdam, a mené une série d’études sur les facteurs corrélés à la
performance chez divers professionnels (8). Elle a demandé à 159 informaticiens allemands et suisses de nommer
un collègue qu’ils considéraient comme un excellent professionnel, puis de
décrire pour quelles raisons ils pensaient cela. La plupart des
caractéristiques mentionnées entraient dans quatre catégories, dont les deux
premières étaient les connaissances techniques et informatiques (69 %) et
les compétences relationnelles (54 %) (coopération, communication,
direction d’équipe). S. Sonnentag a également interrogé 94 ingénieurs ;
cette fois-ci, ce sont la coopération et la communication qui arrivent en
premier (84 %), devant les connaissances et compétences techniques
(81 %) et le style de travail (41 %). Dans une autre
recherche, elle compare les modes de fonctionnement de 16 informaticiens
particulièrement performants et 20 autres moins performants, en fonction de
leur réussite respective à des tests informatiques. Elle constate une
corrélation entre coopération et performance ; ceci fonctionne comme une
spirale vertueuse, chacune entraînant l’autre.
« Soyons des anges gardiens les uns pour les
autres » : Dean Tjosvold est certainement le chercheur qui a le plus étudié la
coopération, dans des organisations et des pays très différents. Quelle que
soit l’organisation étudiée, ses résultats sont identiques d’une recherche à
l’autre (9). La coopération est systématiquement corrélée à la satisfaction et
l’implication des membres de l’équipe (et en est parfois la cause), au plaisir
de travailler ensemble, à la confiance dans les collègues, au désir d’améliorer
l’efficacité de l’organisation, de réduire les coûts de production, et, in
fine, à l’efficacité et à la productivité. C’est l’inverse qui se passe en
situation de compétition ou d’indépendance. Par exemple, les personnes
fonctionnant de manière coopérative ont tendance à parler ouvertement des
erreurs faites et en tirent une source d’apprentissage pour le futur.
Inversement, dans un contexte compétitif, reconnaître une erreur est dangereux,
car cela risque fort d’être interprété comme une marque d’incompétence, ce qui
limite les possibilités d’apprentissage organisationnel. Un bon exemple
de coopération réussie est Sagarmatha (du nom d’une région du Népal), une
agence de communication événementielle fondée en 1990 par Christophe
Larrenduche, où travaillent 40 salariés. Alors que ce secteur d’activité
est en baisse, Sagarmatha est en progression constante. C. Larrenduche,
fondateur et directeur, accorde une grande importance à l’entretien de
recrutement. Convaincu que « personne n’est compétent tout seul dans ce
métier », il s’intéresse particulièrement à la fibre humaniste et au
sens de l’équipe de la personne. « Je préfère ne pas recruter quelqu’un
de très compétent, mais qui ne joue pas collectif. J’ai adopté une
devise : “Soyons les anges gardiens les uns pour les autres.” »
Le plaisir de travailler ensemble ressort de tous les propos que j’ai
entendus. Ainsi, Manuel me dit : « J’adore mes collègues. Ici, on
crée les conditions de la fraternité ; il y a une énorme solidarité entre nous,
on s’entraide. L’intérêt général donne toujours plus de plaisir que l’intérêt
individuel. » Pour Sylviane, « personne ne sait tout dans
l’équipe et nous sommes très différents ; il y a donc nécessité de s’entraider.
Il y a une énergie positive dans l’équipe, de l’enthousiasme dans le travail,
le désir de bien faire. Et quand on fait une erreur, on en parle ouvertement
entre nous. On assume notre responsabilité personnelle. » Bonne
entente rime parfaitement avec exigence, comme me le fait remarquer
Sébastien : « Quand je suis arrivé dans l’entreprise, je me suis
tout de suite dit : “Ça va être cool de travailler ici.” Je ressentais de
la bienveillance, du respect et de la solidarité. Mais j’ai très vite constaté
qu’ils étaient aussi hyperprofessionnels. À mon avis, ces deux aspects sont la
clé de la réussite. Ici, nous avons d’excellentes conditions de travail, mais
aucune pression sur le chiffre. » Au final, les recherches
menées sur le management humaniste (10) montrent qu’il n’est pas une utopie mais une réalité déjà existante et aux
résultats positifs, tant pour les personnes que les organisations.
Au service du bien commun : Armor est un groupe
industriel français spécialisé dans la production de consommables pour
l’impression. Son palmarès est aujourd’hui éclatant : n° 1
mondial de la technologie transfert thermique ; n° 1 de la production de
cartouches jet d’encre en Europe ; n° 1 de la vente de cartouches laser en
France. Armor est aujourd’hui une entreprise florissante, avec 2
000 collaborateurs dans le monde. Son PDG, Hubert de Boisredon, a
rejoint l’entreprise en 2004, alors qu’elle connaissait une période difficile,
que ce soit sur le plan du dialogue social ou sur celui des résultats
économiques. Sa conception du management était bien ancrée : « J’invite
les gens à être leaders dans leur domaine. Je leur redonne le pouvoir.
Je pense que chaque fois qu’il y a une bonne idée, il faut l’encourager. Il
faut créer une ambiance où les gens se sentent valorisés et autorisés à prendre
des initiatives. Je demande à mes collaborateurs qu’ils m’apportent non pas des
problèmes mais des solutions, parce que je suis convaincu qu’ils peuvent
trouver eux-mêmes les solutions. Un chef d’entreprise m’a dit un jour deux
choses qui m’ont beaucoup marqué.
“Le patron, c’est le fil d’un collier. On ne le voit pas, mais c’est ce qui
tient toutes les perles ensemble.
Il faut recruter des personnes qui sont toutes meilleures que toi dans leur
domaine.” C’est ce que je m’efforce systématiquement de faire. Il n’y a que
comme ça que l’entreprise peut vraiment se développer. »
Pour H. de Boisredon, le redressement économique d’Armor est
essentiellement le fruit de la stratégie environnementale engagée, grâce aux
cartouches d’imprimante recyclées. Mais Armor va bien plus loin depuis quelques
années en se tournant vers l’énergie solaire. Son PDG veut en faire un groupe
industriel international à vocation environnementale.
Jacques
Lecomte est docteur en psychologie, président d’honneur de l’Association
française de psychologie positive, auteur de Les Entreprises humanistes.
Comment elles vont changer le monde, Les Arènes, 2016.
NOTES : 1. Axel Honneth,
La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000. 2. Franck Brillet,
Patricia Coutelle et Annabelle Hulin, « Proposition d’une mesure de la
reconnaissance : une approche par la justice perçue », Revue de gestion des
ressources humaines, n° 89, 2013/3. 3. Wendy Boswell et al.,
« Individual job-choice decisions and the impact of job attributes and
recruitment practices. A longitudinal field study », Human Resource
Management, vol. XLII, n° 1, printemps 2003. 4. http://ifai-appreciativeinquiry.com/ 5. Jean-Christophe
Barralis, « Management et appreciative inquiry », in Jean Pagès, Le
Coaching collectif avec la méthode appréciative inquiry. Conduire le changement
en s’appuyant sur les réussites, Eyrolles, 2014. 6. Robert K. Greenleaf,
Servant Leadership. A journey into the nature of legitimate power and
greatness, Paulist Press, 1977. 7. Denise L. Parris et Jon W. Peachey,
« A systematic literature review of servant leadership theory in organizational
contexts », Journal of Business Ethics, n° 113, 2013, et Dirk
van Dierendonck, « Servant leadership. A review and synthesis », Journal
of Management, vol. XXXVII, n° 4, 2011. 8. Sabine Sonnentag,
« Excellent performance. The role of communication and cooperation processes »,
Applied Psychology, vol. XLIX, n° 3, juillet 2000. 9. Voir
Dean Tjosvold, Zi-you Yu et Chun Hui, « Team learning from mistakes. The
contribution of cooperative goals and problem-solving », Journal of
Management Studies, vol. XLI, n° 7, novembre 2004. 10. Voir
Jacques Lecomte, Les Entreprises humanistes. Comment elles vont changer
le monde, Les Arènes, 2016.
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