Pour le néolibéralisme, la retraite ne peut être qu’un
archaïsme
Par Barbara Stiegler, professeur de
philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne
Pour le néolibéralisme, la retraite ne peut être qu’un archaïsme, une sorte de
déviance inadaptée, qui nous fait prendre du retard dans la compétition
mondiale, et dont l’État lui-même doit programmer la disparition progressive.
L’affrontement qui se met en place ces jours-ci dépasse donc les questions
techniques de « réforme systémique » ou d’« ajustement paramétrique » dont nous
parle le jargon des experts. Il oppose, bien plus profondément, deux visions
incompatibles de l’avenir du vivant et de nos rythmes de vie.
Vingt-cinq ans après mai 1968, les grandes grèves de 1995 furent un moment
historique dans la prise de conscience collective du
« néolibéralisme » et de son projet. On comprenait alors que son
objectif était le démantèlement de L’État social au profit d’une mondialisation
de l’économie fondée sur les marchés financiers. Vingt-cinq ans après 1995, et
alors que se prépare une nouvelle mobilisation de grande ampleur contre la
réforme des retraites, il se pourrait que l’on franchisse une nouvelle étape
dans la compréhension du projet néolibéral. Ce que toutes les classes sociales
et toutes les générations sont peut-être en train de réaliser, c’est que le
néolibéralisme ne se contente pas de servir les intérêts d’une économie mondialisée.
Pour réaliser ce programme, il impose aux populations un nouveau grand
récit sur le sens de l’histoire et sur la fin de l’évolution, qui n’hésite pas
à mobiliser le lexique biologique de l’adaptation, de la sélection et de la
compétition dans la lutte pour la vie. Mais à la différence du vieux darwinisme
social inspiré par Herbert Spencer, qui croyait qu’il suffisait de démanteler
l’État social et de laisser faire les interactions économiques pour que
se réalisent les prétendues lois de l’évolution, le néolibéralisme compte bien
sur une intervention continue et invasive de l’État et de ses politiques
publiques, dorénavant chargées de modifier en profondeur notre rapport au temps
et l’organisation de nos rythmes de vie. À la lumière de cet agenda, il
apparaît désormais clairement que le néolibéralisme s’en prend moins à
l’État qu’à l’évolution de la vie elle-même, dont il prétend connaître à
l’avance le sens et dont il s’arroge le droit de définir les rythmes.
Or il est clair que, pour cette nouvelle philosophie de l’histoire, le
temps de la retraite ne peut être qu’un archaïsme, une sorte de déviance
inadaptée, qui nous fait prendre du retard dans la compétition mondiale, et
dont l’État lui-même doit programmer la disparition progressive. Voici ce que
l’immense majorité de ceux qui défilent dans les rues depuis le 5 décembre
dernier ont probablement compris. L’affrontement qui se met en place dépasse
les questions techniques de « réforme systémique » ou
d’« ajustement paramétrique » dont nous parle le jargon des experts.
Il oppose, bien plus profondément, deux visions incompatibles de l’avenir du
vivant et de nos rythmes de vie et il résonne, à ce titre, avec l’ampleur de la
crise écologique qui ébranle toutes nos sociétés.
Car, au fond, qu’est-ce que la retraite ? Au XVIIIe siècle, le Supplément
Finances de l’Encyclopédie la définit ainsi : « En finance,
faire sa retraite, c’est se retirer des affaires pour vivre paisible et dégagé
de tous les soins qu’elles entraînent » (L’Encyclopédie méthodique, Paris
& Liège, Panckouke & Plompteux, 1787, vol. 3, p. 494). Les
Encyclopédistes reprennent ici la définition antique de l’otium, de ce
temps de loisir dégagé de la pression des affaires, de ce temps « dégagé
de tous les soins que [les affaires] entraînent ». Mais s’ils reprennent l’idéal
antique d’une vie libérée du négoce (ou de ce neg–otium, où l’on
n’a pas de temps pour l’otium), les Encyclopédistes décrivent une
retraite désormais envisagée pour les employés, plutôt que pour les quelques
élus des sociétés antiques dont le loisir était en réalité financé par
l’esclavage : « Demander sa retraite se dit d’un employé qui, après
avoir rempli les fonctions attachées à son titre pendant un long espace de
temps, désire jouir du calme de l’esprit et du repos du corps, qui sont si
nécessaires quand la vieillesse commence à appesantir toutes les
facultés ».
La retraite, dans son sens contemporain, est ici parfaitement bien définie :
elle est ce dernier temps de la vie, libéré de la pression du travail productif
et des rythmes accélérés du negotium. Justifiée par le ralentissement
naturel des facultés mentales et physiques, elle doit correspondre aussi à une
période suffisamment longue de jouissance : « jouir du calme de
l’esprit et du repos du corps ». Ce qui justifie la retraite, ce n’est
donc ni la maladie, ni la décrépitude, ni l’imminence de la mort, même si
la suite de l’article semble dire le contraire, évoquant le secours nécessaire
aux employés « devenus infirmes, incapables ou invalides ». La
retraite au sens plein n’est pas une assurance maladie ou une pension
d’invalidité. C’est l’expérience d’un autre temps et d’un autre rythme que
celui du travail productif. Et c’est là d’ailleurs le sens plus général du
terme de retraite.
De l’Antiquité à la modernité, tout le monde comprend que le temps du negotium
doit être bordé par un autre temps, libéré de la pression des affaires et des
rythmes de la production. C’est de ce temps de la retraite dont se prévalent
déjà, tout au long de l’histoire, ceux qui prient, mais aussi ceux qui éduquent
et ceux qui soignent, et qui ne peuvent le faire que s’ils sont protégés de la
pression des rythmes productifs. Tel fut pendant des siècles le sens de la
clôture des institutions, qu’il s’agisse de celle du cloître, de l’hôpital ou
de l’école : celle de protéger le temps de l’étude, de la formation ou du
soin de l’accélération des rythmes collectifs et de ses impératifs de
rendement.
Tandis que les sociétés anciennes faisaient de la retraite le privilège de
quelques-uns, financé par le travail des esclaves puis des classes laborieuses,
la modernité a cherché à étendre à tous ce temps de la retraite, entendu au
sens le plus large du terme : celui d’un rythme ralenti rendant possible
l’étude, la formation de soi ou le soin, mais aussi ce dernier temps de la vie
dans lequel le ralentissement des facultés peut être l’occasion d’expérimenter
une autre manière de vivre. À ce temps collectif marqué par l’hétérochronie,
c’est-à-dire par la composition nécessaire de rythmes divergents, et dans
lequel nos propres vies furent progressivement structurées par l’alternance
entre des phases de ralentissement et d’accélération, et entre des moments
d’exposition ou au contraire de protection vis-à-vis des exigences de la
production, le néolibéralisme oppose qu’il n’existe plus qu’un seul rythme
légitime : celui de l’accélération et de l’optimisation des rendements,
rendu impératif par le contexte d’une compétition mondialisée où nous jouerions
notre survie. À l’aune de cette conception du temps, la retraite dans son
sens le plus général ne peut apparaître que comme un archaïsme inadapté, qui
nous fait perdre un temps non seulement précieux mais vital dans la compétition
mondiale.
Et c’est là justement ce qui motive l’ensemble des réformes néolibérales du
monde de la santé, de l’éducation et de la recherche, en accélération constante
ces dernières décennies. Loin de permettre un temps de retraite et de
protection (des enfants, des malades, des handicapés, des étudiants, des
chercheurs), loin de les protéger des injonctions du travail productif, le
monde de l’éducation et de la recherche et le monde de la santé sont désormais
les deux secteurs prioritaires, désignés par le néolibéralisme, pour fabriquer
des populations adaptées à la compétition mondiale et à la course à
l’innovation. Par une sorte de retournement spectaculaire, dont il faudrait
chercher les racines dans l’utilitarisme libéral qui s’impose dès la fin du
XVIIIe siècle, santé et éducation deviennent un capital à optimiser : un
portefeuille de performances, de compétences et de crédits, censés nous rendre
plus aptes à la compétition et à l’adaptation au changement.
Du côté des personnels, cette mutation imposée du sens de leurs métiers
produit une souffrance au travail en constante augmentation qui conduit
elle-même à une crise massive des vocations, situation explosive qui explique
en partie l’ampleur de la mobilisation sociale actuelle. Parce qu’il détruit
méthodiquement, et depuis des années, toute possibilité de se retirer du rythme
du travail productif, on comprend dès lors très bien que, pour le
néolibéralisme, les conquêtes sociales récentes d’une retraite finale pour tous
ne puissent apparaître que comme une déviance tardive et inadaptée, que l’État
va devoir progressivement éliminer. L’idée est que, puisque la retraite des
sociétés anciennes est désormais archaïque, l’élargissement récent d’un droit à
la retraite pour tous est une déviation d’autant plus aberrante, qui contredit
le sens même de l’histoire.
Mais si l’élimination de toute forme de retraite est urgente, elle doit
néanmoins se faire en douceur, en essayant de fabriquer le consentement des
populations. Le premier levier de cette révolution culturelle, c’est le
discours sur la justice, l’équité et l’égalité des chances. Alors que
l’histoire et ses conflits nous lègue une diversité de régimes, de compromis et
de statuts, le nouveau jeu qu’il s’agit de jouer remet tous les compteurs à
zéro. Ce jeu universel, encadré par des règles loyales et transparentes, c’est
justement celui de la compétition de chacun contre tous. Comme sur un terrain
de sport, et puisque les règles sont les mêmes pour tous et appliqués par des
arbitres fair play, les inégalités de classement qui en ressortiront
seront du même coup légitimes. C’est ce que dit si bien Antoine Petit,
Président directeur général du CNRS, et qui a lui aussi pour mission d’attaquer
toute possibilité pour les chercheurs de se retirer dans le calme de la
recherche et de l’étude : « Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire
– oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les
scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à
l’échelle internationale » (pour une réaction des chercheurs à cette
déclaration, voir la tribune du Monde du 6 décembre dernier : « Le
darwinisme social appliqué à la recherche est une absurdité »).
Du côté de la réforme des retraites, le modèle est celui du jeu
vidéo : à chacun de gagner, dans tous les temps de son existence, des
« points » de vie ou de survie, et à chacun dès lors de s’en prendre
à lui-même si son score est trop bas. À ce premier jeu de la retraite par
répartition, dont les points devront « nécessairement », nous dit-on,
et étant donné la pyramide des âges, se dévaluer au cours du temps, s’ajoutera
d’ailleurs mécaniquement une autre partie, encouragée par la Loi Pacte et
inspirée par les systèmes de retraite des pays concurrents : celui de la
retraite par capitalisation, qui fait de tout rentier un acteur compétitif,
s’investissant sur le marché. Deux parties dont les règles seraient, à la
différence des héritages collectifs de l’histoire, parfaitement équitables et
transparentes, et dans lesquels chacun serait dès lors responsables de ses
performances et de ses échecs.
Le second levier découle du premier. Comment en effet supporter l’idée que
des hommes et des femmes « en forme » et « en bonne
santé », c’est-à-dire parfaitement aptes à la compétition, soit payés par
les autres membres de l’équipe pour se retirer du jeu ? Cette question
l’atteste : il y a une incompatibilité logique entre le projet politique
du néolibéralisme et le concept même d’une retraite universelle, qui propose
précisément que tous finissent par se retirer du jeu. Tout repose dès lors sur
l’idée que l’espérance de vie en bonne santé ne va pas cesser de s’allonger, et
que nous serons les premiers à nous battre pour rester des compétiteurs
performants, reculant indéfiniment la survenue de notre propre mort. Le rêve du
néolibéralisme, c’est au fond celui d’un monde où nous voudrons nous-mêmes
travailler jusqu’à la mort : « Rêvons d’un monde où les travailleurs,
salariés ou non, ne veulent pas prendre leur retraite. Rêvons d’un monde où
l’on travaille jusqu’à la mort car le travail fait reculer la mort » (Nicolas Bouzou, Le travail est l’avenir de l’homme,
Editions de l’Observatoire, 2017).
Dans le scenario néolibéral, ce rêve collectif aurait dû être la
base du consentement des populations à travailler toujours plus tard et
toujours plus longtemps. Mais il se fracasse aujourd’hui sur une nouvelle
conscience collective. Celle d’abord de l’explosion des inégalités face à la
pénibilité, à l’exposition aux risques sanitaires et à la souffrance au
travail, qui redouble toutes les autres inégalités sociales en termes de
revenus, d’éducation ou de santé. Celle ensuite d’une augmentation des risques
pyschosociaux (perte de sens, burn out, dépressions, suicides) dans tous
secteurs, non seulement chez les professionnels de santé et d’éducation, mais
aussi dans les entreprises privées et chez les cadres, dont les représentants
syndicaux se mobilisent désormais contre la réforme. Celle enfin d’une
explosion des maladies chroniques, sous la pression du stress et dans le
contexte d’un environnement industriel dégradé, annoncé et redouté par tous les
grands rapports internationaux sur la santé dans le monde.
Cette triple prise de conscience défait le grand récit du néolibéralisme, à
la fois sur le sens de l’histoire et sur la fin de l’évolution, mais aussi sur
la fin de nos vies. Ce que tout le monde pressent de plus en plus clairement,
c’est que le modèle de société qu’il cherche à nous imposer conduit à un
épuisement généralisé de toutes les ressources vitales : de celles des
écosystèmes, des espèces et des organismes, mais aussi de celles de nos propres
ressources somatiques et psychiques, nous condamnant à nous battre jusqu’à
l’effondrement de nos corps et de nos esprits. De ce point de vue, la
mobilisation en cours n’est pas seulement le signe d’une peur de la fin. Elle
est aussi le symptôme d’un courage nouveau, celui d’affirmer une autre vision
des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de l’avenir de notre vie sur
terre.
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