mercredi 1 avril 2020

DES POEMES, BIEN SÛR


Henri Michaux : Nous autres


Dans notre vie, rien n'a jamais été droit.
Droit comme pour nous.
Dans notre vie, rien ne s'est consommé à fond.
A fond comme pour nous.
Le triomphe, le parachèvement,
Non, non, ça n'est pas pour nous.


Mais prendre le vide dans ses mains,
Chasser le lièvre, rencontrer l'ours.
Courageusement frapper l'ours, toucher le rhinocéros.
Être dépouillé de tout, mis à suer son propre cœur.
Rejeté au désert, obligé d'y refaire son cheptel,
Un os par-ci, une dent par-là, plus loin une corne.
Ça, c'est pour nous.
  

Dire que les sept vaches grasses naissent en ce
moment.
Elles naissent, mais ce n'est pas nous qui les
trairons.
Les quatre chevaux ailés viennent de naître.

Ils sont nés.
Ils ne rêvent que de voler.
On a peine aies retenir. Ça ira presque aux astres,
ces bêtes-là.
Mais ce n'est pas nous qui y serons portés.
Pour nous les chemins de taupe, de courtilière.
De plus, nous sommes arrivés aux portes de la
Ville.
De la Ville-qui-compte. 

Nous y sommes, il n'y a pas de doute.
C'est elle.
C'est bien elle.
Ce que nous avons souffert pour arriver... et pour
partir.
Se désenlacer lentement, en fraude, des bras de
l'arrière...
Mais ce n'est pas nous qui entrerons.
Ce sont de jeunes m'as-tu-vu, tout verts, tout
fiers qui entreront.
Mais nous, nous n'entrerons pas.
Nous n'irons pas plus loin.
Stop!
Pas plus loin.
Entrer, chanter, triompher, non, non, ça n'est
pas pour nous.


Léon Gontran Damas : Nous les gueux

NOUS LES GUEUX

nous les peu
nous les rien
nous les chiens
nous les maigres
nous les Nègres
Nous à qui n’appartient
guère plus même
cette odeur blême
des tristes jours anciens
Nous les gueux
nous les peu
nous les riens
nous les chiens
nous les maigres
nous les Nègres
Qu’attendons-nous
les gueux
les peu
les rien
les chien
les maigres
les nègres
pour jouer aux fous
pisser un coup
tout à l’envi
contre la vie
stupide et bête
qui nous est faite
à nous les gueux
à nous les peu
à nous les rien
à nous les chiens
à nous les maigres
à nous les nègres

Léon Gontran Damas (1912-1978), in Black-Label, Ed. Gallimard, 1956


Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort...
  

William Butler Yeats : The Lake Isle of Innisfree

I will arise and go now, and go to Innisfree,
And a small cabin build there, of clay and wattles made;
Nine bean-rows will I have there, a hive for the honey-bee,
And live alone in the bee-loud glade.

And I shall have some peace there, for peace comes dropping slow,
Dropping from the veils of the morning to where the cricket sings;
There midnight’s all a glimmer, and noon a purple glow,
And evening full of the linnet’s wings.

I will arise and go now, for always night and day
I hear lake water lapping with low sounds by the shore;
While I stand on the roadway, or on the pavements grey,
I hear it in the deep heart’s core.

L’ïle sur le lac, à Innisfree
 
Que je me lève et je parte, que je parte pour Innisfree,
Que je me bâtisse là une hutte, faite d’argile et de joncs.
J’aurai neuf rangs de haricots, j’aurai une ruche
Et dans ma clairière je vivrai seul, devenu le bruit des abeilles.

Et là j’aurai quelque paix car goutte à goutte la paix retombe
Des brumes du matin sur l’herbe où le grillon chante,
Et là minuit n’est qu’une lueur et midi est un rayon rouge
Et d’ailes de passereaux déborde le ciel du soir.

Que je me lève et je parte, car nuit et jour
J’entends clapoter l’eau paisible contre la rive.
Vais-je sur la grande route ou le pavé incolore,
Je l’entends au profond du coeur.

 Traduit de l’anglais par Yves Bonnefoy




Thomas Hardy : She, At His Funeral 

They bear him to his resting-place—
In slow procession sweeping by;
I follow at a stranger’s space;
His kindred they, his sweetheart I.
Unchanged my gown of garish dye,
Though sable-sad is their attire;
But they stand round with griefless eye,
Whilst my regret consumes like fire! 


Saint-John Perse - Éloges – XVIII

 A présent laissez-moi, je vais seul.
Je sortirai, car j´ai affaire : un insecte m´attend pour traiter. Je me fais joie
du gros œil à facettes : anguleux, imprévu, comme le fruit du cyprès.
Ou bien j`ai une alliance avec les pierres veinées-bleu : et vous me laissez également,
assis, dans l`amitié de mes genoux. 


T.S. Eliot: The Hollow Men


We are the hollow men
We are the stuffed men
Leaning together
Headpiece filled with straw. Alas!
Our dried voices, when
We whisper together
Are quiet and meaningless
As wind in dry grass
or rats' feet over broken glass
In our dry cellar

Shape without form, shade without colour,
Paralysed force, gesture without motion;

Those who have crossed
With direct eyes, to death's other kingdom
Remember us - if at all - not as lost
Violent souls, but only
As the hollow men
The stuffed men. 


Victor Hugo : Comment, disaient‑ils

Comment, disaient-ils,
Avec nos nacelles,
Fuir les alguazils ?
-- Ramez, disaient-elles.

Comment, disaient-ils,
Oublier querelles,
Misère et périls ?
-- Dormez, disaient-elles.

Comment, disaient-ils,
Enchanter les belles
Sans philtres subtils ?
-- Aimez, disaient-elles.

Confession, de Czesław Miłosz, extrait du recueil Chroniques (Fayard, 1990)
 
Seigneur Dieu, j'ai aimé la confiture de fraise Et la sombre douceur du corps féminin. Comme aussi la vodka glacée, les harengs à l'huile, les parfums : la cannelle et les clous de girofle.      

Quel prophète puis-je donc faire ? Pourquoi l'esprit Aurait à visiter quelqu'un de pareil ? Tant d'autres A bon droit furent élus dignes de confiance. Mais moi qui me croirait ?

Car ils ont vu comme je me jette sur la nourriture, vide les verres, Et regarde avidement le cou de la serveuse. En défaut et conscient de l'être.

Désireux de grandeur, sachant la reconnaître où qu'elle soit, Et pourtant d'une vue pas tout à fait claire. Je savais ce qui reste pour les moindres comme moi : Le festin des brefs espoirs, l'assemblée des fiers, le tournoi des bossus, la littérature.

Czesław Miłosz (1911-2004) est né en 1911 en Lituanie. Poète, écrivain, essayiste, traducteur, il a obtenu le Prix Nobel de littérature en 1980. Son œuvre a été traduite en quarante-deux langues. Il a grandi à Vilnius où il a également fait ses études de droit et ses premiers pas de poète. Durant l’occupation allemande, il était à Varsovie où il a apporté son aide aux personnes traquées par le régime nazi : le mémorial de Yad Vashem en Israël lui a attribué le titre de Juste parmi les Nations. Après la guerre, il a travaillé dans le service diplomatique de la république populaire de Pologne aux Etats-Unis et en France jusqu’en 1951, année où il a demandé l’asile politique à Paris. En 1960, il est parti en Californie où il a enseigné vingt ans comme professeur à la chaire de langues et littératures slaves de l’université de Berkeley. Il a adopté la nationalité américaine, en 1970.  En 1980, il reçoit le prix Nobel de littérature et ses poèmes sont enfin autorisés dans son pays d'origine. À partir de 1995, Czeslaw Milosz effectue des séjours de plus en plus fréquents en Pologne et s'y réinstalle finalement les dernières années de sa vie. Il est mort en 2004. Auteur d'une oeuvre considérable, Czeslaw Milosz a notamment publié La Pensée captive (1953) Sur les bords de l’Issa (1955) Visions de la Baie de San Francisco (1969)  La Terre d'Ulro (1977), Le Chien mandarin (1997). Très attaché à sa terre natale, son oeuvre poétique traite de l'exil, du déracinement et du souvenir, poursuivant sans cesse une quête "passionnée du réel".

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