Dans son dernier essai, Rendre le monde disponible, le sociologue et
philosophe allemand Hartmut Rosa se penche sur la quête moderne qui veut
contrôler et exploiter la nature, les individus et les choses. Une obsession
qui s'illustre notamment dans la gestion de la crise sanitaire liée à
l'épidémie de Covid-19 et qui implique un rapport agressif
au monde et empêche toute possibilité de résonance. Par Anastasia Vécrin 27
Avril 2020 Libération
Burn-out et «to-do list». Deux petits mots qui ont envahi nos vies et
qui disent beaucoup de la condition dans laquelle se trouve l’homme moderne,
rendu malade d’accélération d’une part, et obsessionnel du contrôle d’autre
part. Mais le tableau n’est pas si sombre. Si maux il y a, il faut en
comprendre les mécanismes et, après un examen minutieux, entreprendre, pas à
pas, l’élaboration de remèdes. Un programme ambitieux qui résume assez bien le
travail engagé depuis près de vingt ans par le philosophe et sociologue
allemand Hartmut Rosa. Si son nom est mal connu du grand public, il est
bel et bien l’un des intellectuels contemporains qui aident le mieux à penser à
notre époque. Dans la lignée de la théorie critique de l’Ecole de Francfort
(Max Horkheimer, Theodor W. Adorno…), le professeur à l’université
Friedrich-Schiller de Iéna et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt dissèque
la réalité sociale propre à la modernité capitaliste et propose des concepts
métaphysiques à même d’en soulager les pathologies.
C’est son premier diagnostic, Accélération. Une critique sociale du
temps (La Découverte), paru en France en 2010 mais dont la première
édition date de 2005, qui révèle Rosa sur la scène intellectuelle
mondiale. Une somme qui explore le phénomène d’accélération sous toutes ses
formes, technique et scientifique bien sûr, mais affectant aussi les rythmes de
vie comme les transformations culturelles et sociales. Le livre fait date car
il éclaire un paradoxe dont chacun peut faire l’expérience au quotidien, à
savoir : «Nous n’avons pas le temps alors même que nous en gagnons toujours
plus.» Les structures temporelles de la société essorent l’individu, le
poussant à suivre un train d’enfer où les synchronisations sont de plus en plus
difficiles. D’où cette impression de se débattre sans cesse avec le temps.
Alors que faire ? Ralentir ? Se mettre au yoga ? A la pleine conscience ?
Pour le théoricien allemand, la clé n’est pas dans la décélération mais dans la
relation aux autres et aux choses. Pour nouer un meilleur rapport au monde, Rosa
propose la notion de résonance au cœur d’un précédent essai prolifique (1).
Plus qu’une métaphore, le concept désigne une capacité à s’approprier le monde,
quand quelque chose, quelqu’un nous touche, fait vibrer corps et âme, et que le
monde et nous-mêmes en ressortons transformés. Une expérience qui nécessite une
forme d’indisponibilité dans une époque où tout est rendu disponible en un
clic…
C’est cette autre facette de la modernité que Rosa examine dans son dernier
essai, Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020) :
disposer, exploiter et contrôler la nature, les êtres et les choses demeure le
moteur de notre modernité et implique un rapport agressif au monde. A force de
«to-do lists», il est peu probable de vibrer !
«Pourquoi les gens vont voir un match de foot ? C’est que malgré tout ce
qu’on dit, les victoires ou défaites ne se laissent pas acheter, on ne peut les
rendre disponibles.»
Le drame de notre rapport au monde se situe, selon vous, dans une
contradiction entre désir infini de disponibilité et nécessaire
indisponibilité pour désirer, espérer, en somme vivre…
Ce qui qualifie notre modernité est le désir de rendre le monde disponible,
mais la «vie», l’expérience de vitalité naissent de la rencontre avec l’indisponible.
Un monde qui serait totalement connu, dominé, prévisible serait un monde mort.
La vie s’accomplit sur cette ligne frontière entre ce qui est disponible et ce
qui, tout en restant indisponible, nous regarde. Par exemple, pourquoi les gens
vont voir un match de foot ? C’est que malgré tout ce qu’on dit, les victoires
ou défaites ne se laissent pas acheter, on ne peut les rendre disponibles.
C’est ce combat et la tension sur cette ligne frontière qui entretiennent la
fascination exercée par le sport. Du jeu à l’amour, de la neige à la mort :
l’indisponibilité constitue la vie humaine et l’expérience humaine
fondamentale. Pourtant, nous visons la mise à disposition du monde sur tous les
plans : individuel, culturel, institutionnel.
Comment définir la notion de disponibilité ?
Elle comporte quatre aspects. Rendre disponible, c’est d’abord rendre visible.
On utilise des télescopes pour voir plus loin et des microscopes pour étendre
nos connaissances sur l’infiniment petit. Cela signifie aussi rendre accessible,
physiquement. L’idée de rendre maîtrisable, mettre le monde sous contrôle, est
un effort qui ne s’épuise pas. Enfin, rendre disponible, c’est rendre
utilisable, dominer le monde pour en faire un instrument de nos fins.
La modernité poursuit, selon vous, un «programme d’accès au monde
illimité». Comment cela s’organise-t-il ? Vous parlez de nécessité
institutionnelle…
Il s’agit d’un travail en symbiose entre des institutions et l’idée culturelle
sous-jacente selon laquelle le bonheur est lié à l’accroissement des possibles.
D’un point de vue institutionnel, la société moderne se caractérise par ce que
j’appelle la «stabilisation dynamique», c’est l’idée que toutes les
institutions politiques, économiques, culturelles, les entreprises comme les
administrations, ne peuvent se maintenir que par une augmentation constante, à
la condition d’aller plus vite et plus loin. La société moderne ne peut pas se
maintenir sans cette course en avant. Et pour cela, elle a besoin de la
croissance, de l’accélération et de l’innovation. Evidemment, c’est l’essence
du capitalisme d’accumuler, de s’étendre, mais cette logique s’est étendue à
toutes les institutions depuis le XVIIIe siècle. Dans la théorie de la
science, on passe à une logique de conservation d’un savoir sacré transmis de
génération en génération par des figures sacrées comme les prêtres à une
logique de la découverte et d’extension. Le problème, c’est que cette
logique d’augmentation passe peu à peu de la promesse à la menace
apocalyptico-claustrophobique : si nous ne devenons pas plus rapides, plus
efficaces, nous perdons nos emplois, nous ne pouvons plus maintenir notre
système de santé, notre niveau de retraites ou nos institutions culturelles. Au
niveau des individus, on ne peut pas dire que les gens sont seulement des
victimes de cette logique, à partir du XVIIIe siècle, ils ont commencé à
lier cette logique à la promesse d’une vie bonne, l’idée du bonheur devient
corrélée à l’idée d’extension des possibles et de notre accès au monde.
Avec le numérique, le smartphone, la disponibilité des choses et des
personnes est exponentielle. Comment cela modifie-t-il notre relation
au monde ?
La promesse d’extension du visible, de l’accessible et de l’atteignable se
retrouve dans toute l’histoire des techniques. L’extension de notre accès au
monde, c’est quelque chose de très concret et cela s’illustre par
l’élargissement du périmètre individuel par le biais des moyens de transport.
Pour les enfants, les premiers déplacements à vélo modifient leurs relations à
leur environnement, le rayon d’accès s’étend, puis avec une mobylette, une
voiture, on peut aller encore plus loin jusqu’à l’avion qui fait apparaître
Londres, New York, Rio à l’horizon. Rendues disponibles, ces villes
commencent alors à faire partie de notre monde. Avec le smartphone, il s’agit
d’une explosion inouïe de l’accessibilité, de la disponibilité : nos amis et
relations, tout un savoir mondial, toutes les données sont à portée d’un simple
clic. Nous portons le monde dans la main.

Paradoxalement, vous expliquez que, loin de nous simplifier la vie, cela
détermine un rapport agressif au monde… Et que le monde rendu disponible
devient curieusement muet, menaçant, voire indisponible !
Le monde rendu calculable et maîtrisable se refroidit, il perd son sens et sa
voie. Par cette stratégie de mise à disposition, nous sommes contraints
structurellement, de l’extérieur, et culturellement, de l’intérieur, à faire du
monde le point d’agression. Cela est dû à la pression économique, à l’extension
et l’accumulation de richesses et à l’accélération des rythmes de vie. Dès le
matin, on ne se réveille pas naturellement parce que le soleil se lève, ou
parce que l’on entend le coq chanter, on se réveille avec une alarme, donc on
est vraiment dans une situation alarmante chaque matin, une situation d’urgence
et qui ne correspond pas du tout à un cycle naturel biologique.
Il y a un deuxième aspect lié à l’auto-efficacité individuelle.
Toute cette mise à disposition étend notre efficacité sur nous-mêmes parfois
jusqu’à la toute-puissance. En un clic, je peux allumer, éteindre la lumière,
allumer, éteindre le chauffage à distance, ouvrir des portes. Cette
toute-puissance est parfois trompeuse car si le téléphone ne fonctionne plus,
je ne peux même plus ouvrir une porte, je ne peux joindre personne, je suis
perdu, coincé. Avec la technologie, il y a toujours le risque que
cette toute-puissance se transforme en impuissance. Ce qui définit notre
rapport moderne au monde, c’est justement ce constant renversement de la toute-puissance
à l’impuissance.
L’indisponibilité peut être bénéfique quand quelque chose nous échappe et
nous transcende, comme à l’écoute d’une sonate. Mais elle comporte quelque
chose de monstrueux dans l’indisponibilité de la technologie moderne, car en
principe elle devrait être disponible et quand en pratique elle ne fonctionne
pas, l’angoisse est terrifiante. Cela se traduit aussi dans un mode de vie
moderne. Par exemple, les élèves qui passent le bac en Allemagne ont à leur
disposition la meilleure vie possible en principe, en réalité ils doivent
choisir entre près de 19 900 formations post-bac. Quoi de plus
illisible et indisponible !
Dans le domaine politique, on observe le même phénomène, la souveraineté du
peuple et donc sa puissance sont au principe de nos démocraties, pourtant c’est
un sentiment d’impuissance qui domine. Les gens ont l’impression de ne rien
pouvoir faire contre le capitalisme, contre le réchauffement climatique.
D’où vient ce sentiment d’impuissance qui paralyse la vie politique ?
Peut-on en sortir ?
Ce sentiment résulte d’une fausse compréhension de l’auto-efficacité
individuelle dans le domaine politique. Il ne s’agit pas d’une manière
d’imposer mon intérêt particulier, mais de comprendre l’efficacité politique en
lien avec le concept de résonance, c’est-à-dire de faire entendre ma voix et
faire entendre collectivement nos voix pour faire avancer les choses. La
réussite politique ne consiste pas à imposer une voix particulière, mais à
faire au contraire résonner les voix ensemble. Il faut se départir d’une vision
de la politique qui est celle de Carl Schmitt, et qui consiste à distinguer
l’ami et l’ennemi, et au contraire organiser une action collective, un agir
ensemble.
On pourrait, pour cela, s’inspirer de la psychanalyste américaine
Ruth Cohen, qui distingue une voie médiane entre la toute-puissance et
l’impuissance, qu’on pourrait appeler une «semi-puissance». L’indisponibilité,
le fait que quelque chose n’est pas contrôlable, prévisible, peut devenir une
force, car elle seule permet une action en résonance, il faut pour cela laisser
place à l’imprévu sans pour autant être totalement impuissant. Dans la
modernité, presque tout s’oppose à cet imprévu, les fronts se sont solidifiés
et se font face de manière figée. Il est donc très difficile aujourd’hui de
renouer avec une idée de la politique qui permette l’imprévu et le nouveau.
C’est pourquoi je travaille sur un nouveau livre sur le concept de
«médio-passivité» qui vient de la linguistique. Dans certaines langues, comme
le grec ancien, il y a la voix active («je fais»), la voix passive
(«je suis fait») et il y a une voix médiane. En allemand, on dit
«médio-passif», mais c’est littéralement une voie moyenne entre l’activité et
la passivité.
Est-ce cette voix moyenne qui permet l’expérience de la résonance qui était
au cœur de votre précédent livre ? Comment définir la résonance ?
Ce concept est d’abord une critique du paradigme moderne de la vision où tout
est lié à ce que l’on voit, il s’agit de proposer un nouveau rapport au monde
basé sur ce que l’on entend. L’écoute est précisément une activité
médio-passive, on se rend disponible à quelqu’un passivement, on reçoit ce
qu’il a à dire, mais en même temps on est tout entier dans cette écoute, c’est
une activité. Plus qu’une métaphore, la résonance, c’est un rapport au monde,
qui comprend quatre aspects : le moment de l’affectivité, le fait de pouvoir se
laisser toucher par quelque chose ; le moment de l’effectivité, je me tourne
vers l’autre, c’est presque avoir les bras tendus vers les autres. Le troisième
moment, c’est le fait de se laisser transformer par la relation, par une
musique, un livre ou même par un travail. C’est quelque chose qui nous
transforme au moment où on l’effectue. Enfin, le quatrième moment, c’est
l’indisponibilité, d’abord le caractère imprévisible de la résonance, on ne
peut pas créer la résonance à coup sûr, et le résultat demeure ouvert, on ne
peut savoir vers quoi on va se transformer. Quand je joue au piano, j’appuie
sur des touches et un son en résulte, mais quand je travaille le piano, il se
passe quelque chose. On touche les autres et on se touche soi-même. Ce n’est
pas seulement réussir à faire quelque chose, cette chose me transforme et
devient quelque chose de plus grand.
Quelle place reste-t-il pour la résonance dans notre modernité ?
Le problème, c’est que le rapport agressif au monde qui domine dans notre
modernité laisse peu de place à la résonance. D’autant qu’elle ne peut avoir
lieu si on cherche à la créer artificiellement, à la rendre disponible. C’est
ce qui explique le succès de la pleine conscience qui essaie de créer une
disposition d’esprit qui rende possible la résonance. Il faut faire attention
avec ce mouvement qui part du principe que l’on peut entrer en résonance avec
tout, l’accent est mis sur l’individu, le sujet, alors que pour moi il s’agit
d’une relation, une sorte d’appel qui ne dépend pas que de nous.
Ce qui tue la résonance aujourd’hui, ce sont trois éléments que le
néolibéralisme a réussi à imposer : le manque de temps permanent, la mise en
concurrence constante des individus et l’angoisse existentielle qu’impliquent
les conditions sociales de ce néolibéralisme. Pour faire l’expérience de la
résonance, il faut être vulnérable, accepter la possibilité d’être blessé par
la relation. Le traumatisme, c’est justement cela, avoir été tellement blessé
par une expérience que l’on se coupe de toute possibilité de résonance. La
société présente comme fondamentalement irrationnelle cette vulnérabilité inhérente
aux expériences de résonance. Ce qui est valorisé est une optimisation de tous
les aspects de la vie.
Comment on résiste à cela ? On part en retraite dans un monastère ? On se
rend indisponible au monde ?
Je crois que c’est une fausse solution, prévue d’ailleurs par le système. Le
fait de se retirer pendant deux semaines est de l’ordre de la décélération
fonctionnelle : on part pour mieux revenir, pour être reposé et plus
compétitif, pour repartir de plus belle dans la course. Ce qui donne de
l’espoir, c’est le soubassement anthropologique selon lequel l’homme est par
nature un être de résonance. Peu importe la société dans laquelle il vit. Il
suffit de regarder les nourrissons qui ne sont ni des êtres de langage ni de
raison, en revanche ils cherchent constamment à entrer en résonance avec les
personnes et les objets qui les entourent. Il y a toujours deux aspects
dans nos relations, un aspect utilitaire et un aspect possiblement résonant.
Cette double dimension se retrouve à tous les niveaux de notre vie, quand on se
déplace dans une ville, c’est pour rejoindre un endroit mais il y a
toujours la possibilité d’une rencontre, d’un ciel qui nous touche… Ces espaces
de résonance peuvent se retrouver à l’école, dans la relation entre enseignants
et élèves, à l’hôpital entre soignants et patients, évidemment leurs rapports
sont conditionnés par des logiques d’efficacité mais à partir du moment où des
personnes entrent en contact, l’expérience de la résonance est possible. Tout
l’enjeu politique est de redécouvrir ces espaces de résonance comme espaces de
résistance. Il faut pour cela changer les institutions pour limiter au mieux
les exigences d’efficacité et ménager un espace et donc un certain rapport au
temps qui rende possible la résonance. Le danger est de pervertir la résonance
pour en faire quelque chose d’utilitaire, de disponible. C’est là la grande
difficulté de ce projet.
Traduit de l’allemand par Grégory Aschenbroich.
(1) Résonance, une sociologie de la relation au monde, Ed. La
Découverte, 2018.
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