Alain Damasio : « Pour le
déconfinement, je rêve d’un carnaval des fous, qui renverse nos rois de
pacotille » 28 avril 2020 / Extraits des propos
recueillis par Hervé Kempf pour Reporterre
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Comment penser les
conséquences politiques, collectives et individuelles de la pandémie de Covid-19
et du confinement ? Dans cet entretien, l’écrivain Alain Damasio remet
notamment le concept de biopolitique au goût du jour, s’intéresse à notre
rapport à la mort, vante le pouvoir de l’imaginaire et de l’expérience vécue,
indispensables pour envisager une autre suite.
Alain Damasio est
écrivain de science-fiction. Son dernier roman, Les Furtifs, a
été publié en avril 2019 aux éditions La Volte.
Reporterre — Les morts du coronavirus sont
relativement peu nombreux, si on met en rapport le chiffre avec le nombre
habituel de morts… Oui, il faut rester conscient des ordres de grandeur. Il y a eu par
exemple une grippe restée célèbre entre 1968 et 1970, avec 31.000 morts en France,
qui n’ont engendré quasiment aucune réaction dans le corps social à l’époque.
Le chômage est considéré comme causant, par mortalité indirecte, à peu près
15.000 morts par an. La grippe saisonnière il y a deux ans a fait 13.000 morts.
Donc, il y a de nombreuses causes de mortalité aussi puissantes et
statistiquement fortes. Et qui ne débouchent pas sur cette gestion militaire… À
partir du moment où un État, la Chine, a commencé à médiatiser le coronavirus,
la comparaison publique mondiale a fait qu’il n’était plus possible pour un
État de jouer l’immunité de groupe quand d’autres confinaient a maxima.
La visibilité médiatique des morts ne laisse plus le choix et c’est sans doute
tant mieux pour les vies sauvées. Ensuite, la biopolitique a fait le
reste : un État néolibéral est voué à préserver et développer ses
populations, qui sont sa force productive. Il doit « gérer la vie »,
comme l’a montré Foucault, même si ça doit tuer sa vache sacrée qui est
l’économie.
Vous évoquez l’exploitation de la peur et les
exigences d’une biopolitique pour expliquer le traitement confiné de cette
pandémie, soit. Mais quand on voit que quatre milliards d’humains sont
confinés, n’y a-t-il pas autre chose qui se joue ? Bien sûr, quelque chose de plus profond se
joue. Ce qui me semble passionnant est que de nombreux malades du Covid-19
ne meurent pas de la prolifération du virus en réalité mais d’une hypertrophie
de la réaction immunitaire. Cet emballement des défenses immunitaires, on la
retrouve par analogie dans l’hystérie de notre réaction politique et sociale,
qui trahit selon moi un refoulé majeur de nos civilisations actuelles : on
ne supporte plus ni la maladie ni la mort. On se rêve dans l’immunité absolue.
Ça pourrait être une bonne nouvelle, la preuve d’un amour pour la vie. Et ça
l’est sans doute pour ceux qui soignent. Moi, j’y lis plutôt en creux une perte
de vitalité latente dans nos sociétés. J’ai cette intuition qu’on a moins peur
de mourir, voire plus peur du tout, lorsqu’on a bien vécu. Plus on a le sentiment
d’avoir fait quelque chose de sa vie, d’avoir éprouvé et habité chaque instant « comme
si c’était le premier, comme si c’était le dernier », pour reprendre
Épicure, mieux on peut accueillir la mort. Après, un gouvernement, même
aussi sourd que le nôtre, prend ses décisions par rapport à une sensibilité
publique qui peut recevoir ou non ce qu’il propose. Le confinement est si bien
accepté parce qu’il reconduit cette illusion de la bulle immunitaire. Et il la
reconduit pour chaque individu, foyer par foyer, en la vitrifiant dans le
numérique, qui est le dispositif idéal de la « distanciation »
sociale.
« Pourquoi l’État surréagit-il face au
terrorisme, se demandait Foucault (PHOTO), alors que le terrorisme fait en
réalité extrêmement peu de morts ? Il a répondu que l’État se doit
d’apparaître comme le garant de notre sécurité existentielle. C’est ce pacte de
sécurité qui fait qu’on en accepte les disciplines et le contrôle. » Bref, notre
confrontation anthropologique à la mort a profondément muté sans qu’on en soit
vraiment conscient. On le découvre à travers cette pandémie rare. Pour prendre
un exemple : j’ai été sidéré que l’interdiction faite aux proches d’aller
soutenir leurs parents alors qu’ils sont en train d’agoniser, de « partir »,
ait été acceptée si facilement. À titre personnel, ça me paraît inadmissible et
scandaleux. Mon père ou ma mère serait en train de crever, j’entrerais de nuit
dans l’Ehpad, je sauterais les grilles avec mon frère, j’escaladerais la
façade, je ferais n’importe quoi mais je ne les laisserais jamais mourir seul
sous respirateur… L’accompagnement des vivants auprès des morts fait partie du
lien le plus fondamental. On se rend compte que le refoulement de la mort
est devenu tellement puissant, sa conjuration tellement ancrée dans nos
sociétés que, quand la mort ressurgit, qu’on nous la met devant les yeux, on la
fuit. On n’accepte au fond de l’affronter que sous forme de chiffres et de
courbes. Je suis d’ailleurs fasciné par un détail bizarre : à quel point
la courbe exponentielle des décès incarne finalement la courbe parfaite d’une
économie florissante. Je ne sais pas ce qu’il faut en tirer, mais c’est la
courbe de croissance dont rêverait tout entrepreneur pour son business…
Refoule-t-on la mort parce qu’on est coupé de la vie ? C’est ma conviction
et la source de mon combat depuis trente ans : cette sensation que notre
Occident est en voie de dévitalisation avancée. La plupart de nos relations au
vivant ont été coupées. En nous et hors de nous. On a tranché nos liens avec la
vie, avec les animaux, les maquis, les forêts, et même avec le cœur physique de
notre vitalité. Cette sensibilité du corps au monde, cette chair vibrante
désormais épaissie comme un mauvais cuir par nos technococons. On accède
au monde par une chrysalide de fibres optiques. Et on confond la vibration de
ses fils avec les vibrations du dehors. J’ai des amis qui ne sortent plus
depuis un mois. Pas une fois ! De quoi ont-ils peur exactement ? De
mourir ? De souffrir ? De la maladie ? De contaminer les autres ?
Est-ce qu’ils savent que vivre est une maladie mortelle ? Que le risque
est consubstantiel à la fragilité magnifique du vivant ? C’est le fond
ontologique du problème. Tout ce qui conjure le rapport à la mort est vécu
comme désirable. On peut applaudir des lois incroyablement liberticides si
elles prétendent sécuriser notre rapport à la mort. Un copain m’a même
dit : « On sera bien content d’êtres libres, tiens, quand on sera
mort ! » Pour lui, ça absout les pires lois d’avance. Pour moi,
il ne voit pas qu’on est déjà mort si l’on raisonne comme ça. Mort-vivant, oui.
Zombie quoi !
Dans cette logique, le seul critère de bon
gouvernement serait que le gouvernement assure la vie biologique de ses sujets
ou de ses citoyens ? Je reviens à l’analyse si forte de Foucault sur le terrorisme, dans un texte de 1977 :
pourquoi l’État surréagit-il face au terrorisme, se demandait-il, alors que le
terrorisme fait en réalité extrêmement peu de morts ? Foucault répond que
l’État se doit d’apparaître comme le garant de notre sécurité existentielle.
C’est ce pacte de sécurité qui fait qu’on en accepte les disciplines et le
contrôle. Il doit nous garantir que rien ne viendra déchirer la trame ordinaire
de nos existences protégées. Quand cette déchirure survient, par un attentat ou
une pandémie comme ici, l’État doit apparaître comme une sorte de Big Mother
de la sollicitude. Il doit se soucier de nous et nous préserver de tout risque
au maximum, afin qu’on puisse poursuivre nos existences hygiénistes et
calfeutrées, où la mort est toujours repoussée, toujours cachée, toujours
enfouie. Et tout ça finit avec des amis dont la mère a été mise dans un sac
plastique dans une chambre froide à Rungis, sans qu’ils puissent jamais lui
dire au revoir.
Si, en fait, c’est nous qui acceptons cette coupure
avec le vivant, est-ce que le gouvernement ne répond pas à un désir profond de
la société ? Je n’ai jamais cru que le pouvoir
tombe du ciel et nous soit purement imposé. Il a nécessairement une dimension « émergente »
issue des peuples, qui lui donne son assise et son efficacité. On a toujours
les pouvoirs qu’on mérite, qu’on espère secrètement ou qu’on consent à subir —
et aussi une faculté prodigieuse à la servitude volontaire. Oui, « les
masses peuvent désirer le fascisme », comme le rappelaient Deleuze et
Guattari. En 2020, nos sociétés européennes sont globalement sorties du régime
disciplinaire, même si on a un retour de la verticalité, un retour du répressif.
Mais, quoi qu’il en soit, ces politiques sécuritaires ne pourraient pas être
mises en place si elles ne répondaient pas à une demande sociale extrêmement
forte de contrôle, de réassurance et de « sérénité ». S’il y a
une responsabilité dans cette crispation sécuritaire, elle est pleinement
collective.
Comment sortir de là, alors ? Je suis tenté de
faire un parallèle avec le numérique : tu peux incriminer les Gafa [Google,
Apple, Facebook, Amazon], mais personne ne t’oblige à t’inscrire sur un
réseau social aussi fliqué que Facebook, à utiliser Google (la machine de
guerre du traçage) comme moteur de recherche, à laisser tes courriels être lus
par des collexiqueurs. Nous sommes parfaitement libres d’utiliser ou non
ces outils hautement tracés. Ces entreprises vont tout faire pour nous pousser
à la dépendance, bien sûr. C’est leur cœur de business : designer la
dépendance, revendre les traces. Mais il y a toujours moyen de refuser, d’y
échapper, d’utiliser Framasoft, des moteurs et des logiciels libres. De ne pas
avoir de smartphone. Ce combat est d’abord à mener entre soi et soi, pour
savoir jusqu’à quel point — au nom de la sécurité, du confort et de la paresse
— on est prêt à cesser d’être une femme ou un homme libre.
Comment changer le psychisme collectif ? Il y a un mot de
Péguy que j’adore, qui serait comme un virus pour faire muter nos
psychismes : « Ne pas vouloir être tranquille d’avance. »
Ça pourrait être une base éthique. Il y a aussi les sources d’information et de
réflexion : le travail fantastique qu’assure la presse indépendante comme Reporterre,
Mediapart, Socialter, Ballast, Terrestres… mais
aussi pleins de petits sites, de petits blogs rigoureux et profonds… À travers
leurs entretiens et leurs articles, ils vont en appeler à la pensée et nous
aider à déconstruire nos aliénations. Prendre du recul sur la peur, par
exemple… Sauf que cette approche rationnelle est vite asséchante si on ne
l’articule pas à des imaginaires « empuissantant ».
J’entends : des idées, des sensations, des perceptions qui nous arrachent
à nos habitudes, redonnent une puissance à nos désirs mutilés ; des
univers qui activent l’envie de vivre autrement en prenant ce monde-ci à bras-le-corps.
Cet imaginaire n’est jamais mieux porté à mon sens que par les récits. Parce
qu’un récit a cette faculté de mettre en scène des personnages auxquels on
s’identifie et qui deviennent des vecteurs affectifs qui nous engagent : à
partir du moment où l’on s’identifie à un personnage, on va ressentir ce que le
personnage éprouve. Et si ce personnage est une révoltée, qui se bat, une
héroïne qui construit une vie alternative, libre et collective, et que l’on met
ça en scène dans une histoire riche, où l’empathie et la générosité l’emportent
sur le survivalisme perso, qui n’aurait envie de s’en inspirer ? Un film,
une série ou un livre font traverser un vécu. Ce que tu vis avec les
personnages va rester en toi au même titre que ce que tu as vécu avec tes amis
ou ta famille. Ça crée une familiarité avec certaines situations hors
norme : la catastrophe, la guerre, une révolution. Quand surviennent ces
événements inattendus, ton comportement va s’appuyer sur tout ce qu’a nourri
cette mémoire. Yves Citton, qui a beaucoup travaillé sur la notion
d’imaginaire, dit : « Le récit préscénarise les comportements. »
Quel imaginaire joue quand, face à l’inattendu, la
société s’enferme ? C’est l’imaginaire de la peste, de la collapsologie, des explosions
nucléaires, du « post-apo » ! C’est ma came quoi ! [rires]
D’autres solutions étaient possibles mais on s’est rabattu sur une gestion
moyenâgeuse qui rassure car elle est ancrée dans nos mémoires collectives. Il « aurait
fallu » tester avant, remonter à la source de la diffusion, repérer et
isoler les foyers d’infection, etc. Je vois pourtant un côté positif dans la
plasticité de notre réaction collective. Nous nous sommes adaptés très vite à
la nouvelle configuration sociale. On sait très bien que le gouvernement a fait
de la merde, qu’aujourd’hui on n’a plus le choix et qu’on est obligé de se
confiner. Alors les gens jouent le jeu et mettent en place des solidarités
multiples. Ça, c’est très beau. Cette plasticité, je la trouve admirable quand
elle repense le partage. En même temps, la pandémie montre qu’on peut aussi
tolérer des restrictions monstrueuses de nos libertés extrêmement vite. L’empreinte
du confinement préforme un renoncement. Parce qu’on y expérimente une liberté
très restreinte, qu’on s’y sera plié par nécessité, puis par habitude. L’expérience
qu’elle tatoue en nous m’inquiète : la « distanciation »
sociale, se tenir loin des gens, ne plus se faire la bise, barrer son visage
par un masque comme on placerait un bâillon sur sa bouche, se méfier des autres
« par principe », « au cas où ». Et faire la
queue pour manger, écouter religieusement le Président nous parler tous les
quatre jours, n’avoir accès au monde qu’à travers les écrans, tenir son corps
immobile et voir son esprit happé par l’économie de l’attention… Plein de
perversions se mettent en place dont j’ai peur qu’elles suscitent, sur le linge
de nos peaux, des mauvais plis qui ne partiront pas. Ou mal.
Comment résister ? Comment faire dévier le cours disciplinaire de la
biopolitique mondialisée ? Parce que l’un des aspects essentiels de ce qui
nous arrive est que cela se déroule à l’échelle mondiale. Un ordre légal n’est pas forcément légitime.
C’est la clé de la désobéissance civile, qui vaut en crise sanitaire comme sous
attentat terroriste. On n’a pas à obéir à l’aberrant, voilà, c’est tout. L’État
pratique une infantilisation extraordinaire qu’on doit absolument refuser. En
Allemagne, on prend les citoyens pour ce qu’ils sont : des adultes. La
confiance qu’on leur fait suscite une solidarité sociale des comportements, pas
des soubresauts de moutons rétifs. Ensuite, il faut résister à la peur. Et pour
ça, ceux qui ont une parole publique — médias, politiques, artistes, penseurs —
ont la responsabilité de travailler sur ces imaginaires de la trouille et de
les inverser. Ce beau mot d’encourager : redonner courage. Dans les idées
sur l’après, il y a celle, prometteuse, de refonder un CNR, Conseil national de
la Résistance, sur de nouvelles bases. Pour le déconfinement, je rêve d’une
chose simple : un vrai carnaval des fous, comme au Moyen-Âge, qui renverse
nos rois de pacotille.
On continue la grève générale ? Oui, parce que
concrètement, on est très proche des effets d’une grève générale. Le
confinement a réussi ce qu’aucune lutte écologique, aucune lutte sociale n’avait
fait depuis cinquante ans. Le virus a stoppé l’économie pendant trois mois. Et
il n’y a aucune raison de redémarrer comme avant. On a trop appris. On voit
trop ce que ça apporte, de stopper cette course en avant, cette frénésie
d’activités, la consommation mécanique, ce que ça ouvre en possibilités, en
disponibilités.
Que pourrait-il sortir de bon du moment incroyable
qu’on est en train de vivre ? Un vrai resserrement des liens parce qu’on prend des
nouvelles de plein de gens, et plein de gens prennent des nouvelles de nous.
Dans l’état de vulnérabilité où nous nous trouvons se recrée beaucoup
d’empathie, de solidarité, d’attention à l’autre. On l’avait largement perdu.
Cette attention à l’autre, elle va rester, elle fera empreinte au même titre que
la privation de libertés. Autre chose positive : l’évidence que certains
métiers méprisés s’avèrent en fait les plus précieux : les soignants, mais
aussi les profs, les postiers, les manutentionnaires, les éboueurs, les
caissières… On se rend compte que ce sont eux qui assurent l’économie de
première nécessité, pas nos cadres sup’, qui sont essentiellement des
parasites, en réalité. Ça nous a sauté aux yeux et ça ne disparaîtra pas aussi
vite. Les premiers de corvée sont plus utiles que les premiers de cordée !
On retiendra aussi la réduction de la pollution en ville, un silence nouveau,
la disponibilité que beaucoup ont retrouvé en confinement, en levant le pied
malgré eux, les espèces qui reviennent occuper leurs biotopes… Une anecdote à
ce titre : je suis parti m’aérer, il y a quelques jours, et j’ai vu cinq
dauphins nager à deux cents mètres du rivage ! Cela ne m’était jamais
arrivé en douze ans de balade dans les Calanques. Des naturalistes ont repéré
des rorquals de dix-sept mètres de long ! En deux mois, on obtient déjà
des choses hallucinantes au niveau écologique.
On peut imaginer la ville sans voiture… Oui, plein de choses qu’on n’espérait plus. Nous
sommes un peu les cobayes d’un laboratoire d’anthropologie de science-fiction.
On y expérimente de nouvelles réalités en temps réel et au jour le jour !
Et dans ce laboratoire, les expériences qu’on subit révèlent aussi des
sensations perdues et des chocs nouveaux. Ces sensations resteront. Pour
tous les gens qui sont en activité réduite par exemple, tout d’un coup, il y a
cette chute du productivisme imposé, de l’injonction à faire toujours plus avec
toujours moins. Si bien que l’on se dit : « Ce mode de vie où je
travaille moins en ayant beaucoup plus de disponibilités sensibles, n’est-ce
pas le bon équilibre à trouver ? »
Il va y avoir quand même des millions de gens en
galère ! Bien sûr. Et je ne dis pas que tout le monde va se révolter et descendre
dans la rue. Ce serait trop beau. Mais une succession de chocs intérieurs, de
ras-le-bol, de prises de conscience, de déclics, peut faire que progressivement
nos modes de vie vont se métamorphoser. La pandémie ne va pas produire d’un
seul coup un changement immédiat et visible. Mais elle va inscrire énormément
de choses dans les corps, dans nos mémoires, et cela nous rendra disponibles
pour de vrais basculements intimes et collectifs. Regardez les Gilets jaunes,
dont certains ont dit : « Finalement, ça n’a servi à rien… tu
vois, ils ont disparu. » Ben non ! Le mouvement a politisé
beaucoup de travailleurs déclassés qui ne s’étaient jamais engagés auparavant,
qui n’avaient jamais fait de manifs, qui ne s’étaient jamais réunis pour agir
ensemble. Ça a créé aujourd’hui un terreau précieux pour que pousse ce nouveau
monde qu’on sent frémir. On ne va pas voir des arbres politiques monter très
haut en une seule nuit ni des buissons jaunes peupler tous nos espaces sociaux,
mais l’herbe drue pousse déjà dans les fissures et c’est cette herbe qui dit
notre avenir : une force horizontale, interstitielle, capable de fendre
les plaques de béton grâce à la pression osmotique des tiges, une force capable
de se répandre dans tous les milieux et d’y préparer l’émergence de nos maquis.
Je pense qu’un tiers de la population environ est déjà sensible à ces modes de
vie et prête à basculer. La décroissance devient un horizon moins théorique,
moins aberrant pour les petits capitalistes que nous sommes malgré nous !
Vous revendiquez-vous de la décroissance ? Oui, complètement. Mais ça reste un mauvais
mot, trop castrateur. Je préfère hacker le terme de croissance en
parlant d’une croissance de nos disponibilités, de nos lenteurs, de nos liens.
Je trouve dévitalisant de toujours se positionner en négatif. Prôner une pensée
« décoloniale » ou « démondialisée » ? Je
préfère porter le flambeau du « tout-monde », cette superbe
expression d’Édouard Glissant, que reprend aussi Chamoiseau. La guerre des mots
est importante, ce sont des graines, elle ensemence nos imaginaires. Tâchons de
privilégier les métaphores du vivant : le nid, la poussée, la croissance
d’un enfant ou d’une plante, le tissage des hyphes d’un mycélium, l’éclatement
en ombelle d’un collectif… Pour moi, dès qu’on place « anti- »,
« contre- », « dé- » devant un mot de
l’ennemi, on fait mal le travail.
Et le mot « capitalisme », est-il utile de
l’employer ou est-il mauvais ? C’est un mot très juste. L’accumulation du capital y
est contenue. Et cette accumulation morbide décide de tout. « Libéralisme »
a une souche étymologique encore trop positive.
Le capitalisme numérique profite bien de la situation,
les Amazon, Google, Apple. Comment les contrer ? En ce moment, on
n’éprouve nos relations qu’à travers le numérique : on va mesurer ce que
ça implique vraiment de boire un coup au café, se faire un petit restau
ensemble ou une bouffe à la maison, retrouver cette chair, ce magnétisme des
corps, cette vibration de l’échange incarné. Les gens prennent conscience
qu’aucune appli vidéo ne remplace le face à face. Les Gafa périront
d’elles-mêmes quand on aura compris qu’internet doit devenir un service public.
Du commun au même titre que l’air et l’eau. Un commun mondial. On doit
travailler à ça autant qu’à une économie solidaire.
Vous espérez que cette crise paradoxale nous ouvre
d’autres mondes ? J’aimerais que ça nous fasse basculer vers ce que j’appelle des Zag :
des zones autogouvernées. Des Zag à créer dans de multiples lieux et
territoires, partout où le foncier est accessible, des zones qu’on peut
acquérir au besoin, et sur lesquelles on va expérimenter d’autres formes de
vies ensemble. Ça existe déjà sous forme de Zad, de communautés, de
tiers-lieux, de fermes collectives, de friches autogérées, d’écoquartiers
ruraux… J’espère que ces îlots vont se déployer un peu partout en France et
ailleurs et qu’un archipel de combat va sortir de terre. Je ne crois pas au
retournement complet et global du capitalisme. Le capitalisme est trop inséré
en nous, il exploite trop bien nos désirs, on est trop construit à travers lui
pour pouvoir le renverser d’un coup. Il faut qu’on passe par des expériences de
vie autre : habiter, manger, travailler, échanger autrement comme sur
la Zad de
Notre-Dame-des-Landes. Éprouver au quotidien ce qu’est une économie
du gratuit. Ce que c’est de s’endormir au chant des grenouilles et de se lever
avec celui des moineaux. Il faut qu’on expérimente et que ça descende dans nos
corps. Je crois aux imaginaires, mais rien ne remplace l’expérience réelle dans
un cadre où l’on coupe son bois pour faire la charpente d’un hangar commun. Le
grand enseignement de la Zad, c’est qu’on a besoin d’un territoire, d’un
terrain où les gens puissent s’installer de façon relativement durable.
Alors, on peut faire changer les choses. Sédimenter des pratiques autonomes. Des
Zag d’où l’on sorte du système capitaliste, ne serait-ce que par une petite
porte. Montrer que c’est possible. Où les gens passent et disent : « Ah !
je me sens bien ici, et c’est fort. J’aimerais trop vivre comme ça. » C’est
le désir qui change le monde, plus que les idées, aussi belles soient-elles.
Ne plus passer par une utopie abstraite ? Surtout pas ! On nage aujourd’hui dans un
océan de fric liquide, et voilà que des îlots émergent ! Des myriades
d’initiatives qu’on voit à peine, dont très peu de médias parlent ou si vite !
Soyons-y attentifs au lieu de nous lamenter ! On peut accoster sur les
rochers, débarquer sur ces plages, contribuer à façonner l’île. Ces îles font
déjà archipel, modestement, quelque chose se met en place. Mais l’archipel doit
rester pluriel — pluriversel. Il ne faut pas essayer d’imposer un
modèle unique, tous les modèles virent à la catastrophe, toutes les
convergences dérapent en chefferies. Acceptons d’emblée cette pluralité,
que ces îlots soient « polytiques », fonctionnent selon des
règles et des envies différentes. Mais par contre, travailler intensément
sur les liens entre ces îlots, l’entraide constante, la fertilisation
croisée et les alliances, se dire qu’on a des façons différentes de construire
nos mondes, mais une masse énorme de choses en commun : « Toi tu
es anar, toi tu es communiste, toi tu es écolo, toi tu es terrestre, OK. Mais à
90 %, on partage la même conception de ce que devrait être une société
bonne et à 99 %, on a le même ennemi : ce technocapitalisme qui nous
tue. » J’aime l’idée qu’on puisse aller vers des sociétés
conviviales, au sens d’Illich [1] Qu’on reprenne la main sur nos vies, nos
espaces et nos outils.
[1] Sévère
critique de la société industrielle, Ivan Illich (1926-2002) est
l’auteur de La Convivialité, Seuil, 1973, réed.
2014. Dénonçant la servitude née du productivisme, le gigantisme des outils, le
culte de la croissance et de la réussite matérielle, il oppose à la « menace
d’une apocalypse technocratique » la « vision d’une société
conviviale ».
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