La petite Bouilloux
Colette a 16
ans au début de cette nouvelle et 38 à la fin. Elle évoque la beauté de la
petite Bouilloux, cette fille du village qui, habituée aux hommages et oubliant
sa condition modeste, dédaigne tous les partis, et finalement se retrouve seule comme un fruit
sec.
Colette (1873-1954) âgée de 15 ans dans le jardin familial de
Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne, France).
La Petite
Bouilloux (Colette, La Maison de Claudine)
Cette petite
Bouilloux était si jolie que nous nous en apercevions. Il n’est pas ordinaire
que des fillettes reconnaissent en l’une d’elles la beauté et lui rendent
hommage. Mais l’incontestée petite Bouilloux nous désarmait. Quand ma mère la
rencontrait dans la rue, elle arrêtait la petite Bouilloux et se penchait sur
elle, comme elle faisait pour sa rose safranée, pour son cactus à fleur
pourpre, pour son papillon du pin, endormi et confiant sur l’écorce écailleuse.
Elle touchait les cheveux frisés, dorés comme la châtaigne mi-mûre, la joue
transparente et rose de la petite Bouilloux, regardait battre les cils
démesurés sur l’humide et vaste prunelle sombre, les dents briller sous une
lèvre sans pareille, et laissait partir l’enfant, qu’elle suivait des yeux, en
soupirant :
— C’est
prodigieux !…
Quelques années
passèrent, ajoutant des grâces à la petite Bouilloux. Il y eut des dates que
notre admiration commémorait : une distribution de prix où la petite
Bouilloux, timide et récitant tout bas une fable inintelligible, resplendit
sous ses larmes comme une pêche sous l’averse… La première communion de la
petite Bouilloux fit scandale : elle alla boire chopine après les vêpres,
avec son père, le scieur de long, au café du Commerce, et dansa le soir,
féminine déjà et coquette, balancée sur ses souliers blancs, au bal public.
D’un air
orgueilleux, auquel elle nous avait habituées, elle nous avertit après, à
l’école, qu’elle entrait en apprentissage.
— Ah !…
Chez qui ?
— Chez Mme
Adolphe.
— Ah !…
Tu vas gagner tout de suite ?
— Non, je
n’ai que treize ans, je gagnerai l’an prochain.
Elle nous
quitta sans effusion et nous la laissâmes froidement aller. Déjà sa beauté
l’isolait, et elle ne comptait point d’amies dans l’école, où elle apprenait
peu. Ses dimanches et ses jeudis, au lieu de la rapprocher de nous, appartenaient
à une famille « mal vue », à des cousines de dix-huit ans, effrontées
sur le pas de la porte, à des frères, apprentis charrons, qui « portaient
cravate », à quatorze ans et fumaient, leur sœur au bras, entre le
« Tir parisien » de la foire et le gai « Débit » que la
veuve à Pimolle achalandait si bien.
Dès le
lendemain, je vis la petite Bouilloux, car elle montait vers son atelier de
couture, et je descendais vers l’école. De stupeur, d’admiration jalouse, je
restai plantée, du côté de la rue des Sœurs, regardant Nana Bouilloux qui
s’éloignait. Elle avait troqué son sarrau noir, sa courte robe de petite fille
contre une jupe longue, contre un corsage de satinette rose à plis plats. Un
tablier de mohair noir parait le devant de sa jupe, et ses bondissants cheveux,
disciplinés, tordus en « huit », casquaient étroitement la forme
charmante et nouvelle d’une tête ronde, impérieuse, qui n’avait plus d’enfantin
que sa fraîcheur et son impudence, pas encore mesurée, de petite dévergondée
villageoise.
Le cours
supérieur bourdonna, ce matin-là.
— J’ai vu
Nana Bouilloux ! En « long », ma chère, en long qu’elle est
habillée ! Et en chignon ! Et des talons hauts, et une paire de…
— Mange,
Minet-Chéri, mange, ta côtelette sera froide.
— Et un
tablier, maman, oh ! un si joli tablier en mohair, comme de la
soie !… Est-ce que je ne pourrais pas…
— Non,
Minet-Chéri, tu ne pourrais pas.
— Mais
puisque Nana Bouilloux peut bien…
— Oui, elle
peut, et même elle doit, à treize ans, porter chignon, tablier court, jupe
longue — c’est l’uniforme de toutes les petites Bouilloux du monde, à treize
ans — malheureusement.
— Mais…
— Oui, tu
voudrais un uniforme complet de petite Bouilloux. Ça se compose de tout ce que
tu as vu, plus : une lettre bien cachée dans la poche du tablier, un
amoureux qui sent le vin et le cigare à un sou ; deux amoureux, trois
amoureux… et un peu plus tard… beaucoup de larmes… un enfant malingre et caché
que le busc du corset a écrasé pendant des mois… C’est ça, Minet- Chéri,
l’uniforme complet des petites Bouilloux. Tu le veux ?
— Mais non,
maman… Je voulais essayer si le chignon…
Ma mère
secouait la tête avec une malice grave.
— Ah !
non. Tu ne peux pas avoir le chignon sans le tablier, le tablier sans la
lettre, la lettre sans les souliers à talons, ni les souliers sans… le
reste ! C’est à choisir !
Ma
convoitise se lassa vite. La radieuse petite Bouilloux ne fut plus qu’une passante
quotidienne, que je regardais à peine. Tête nue l’hiver et l’été, elle
changeait chaque semaine la couleur vive de ses blouses. Par grand froid, elle
serrait sur ses minces épaules élégantes un petit fichu inutile. Droite,
éclatante comme une rose épineuse, les cils abattus sur la joue ou dévoilant
l’œil humide et sombre, elle méritait, chaque jour davantage, de régner sur des
foules, d’être contemplée, parée, chargée de joyaux. La crêpelure domptée de
ses cheveux châtains se révélait, quand même, en petites ondes qui accrochaient
la lumière, en vapeur dorée sur la nuque et près des oreilles. Elle avait un
air toujours vaguement offensé, des narines courtes et veloutées qui faisaient
penser à une biche.
Elle eut
quinze ans, seize ans — moi aussi. Sauf qu’elle riait beaucoup le dimanche, au
bras de ses cousines et de ses frères, pour montrer ses dents, Nana Bouilloux
se tenait assez bien.
— Pour une
petite Bouilloux, ma foi, il n’y a rien à dire ! reconnaissait la voix
publique.
Elle eut
dix-sept ans, dix-huit ans, un teint comme un fruit abrité du vent, des yeux
qui faisaient baisser les regards, une démarche apprise on ne sait où. Elle se
mit à fréquenter les « parquets » aux foires et aux fêtes, à danser
furieusement, à se promener très tard, dans le chemin de ronde, un bras d’homme
autour de la taille. Toujours méchante, mais rieuse, et poussant à la hardiesse
ceux qui se seraient contentés de l’aimer.
Un soir de
Saint-Jean, elle dansait au parquet installé place du Grand-Jeu, sous la triste
lumière et l’odeur des lampes à pétrole. Les souliers à clous levaient la
poussière de la place, entre les planches du « parquet ». Tous les
garçons gardaient en dansant le chapeau sur la tête, comme il se doit. Des
filles blondes devenaient lie-de-vin dans leurs corsages collés, des brunes,
venues des champs et brûlées, semblaient noires. Mais dans une bande
d’ouvrières dédaigneuses, Nana Bouilloux, en robe d’été à petites fleurs,
buvait de la limonade au vin rouge quand les Parisiens entrèrent dans le bal.
Deux
Parisiens comme on en voit l’été à la campagne, des amis d’un châtelain voisin,
qui s’ennuyaient ; des Parisiens en serge blanche et en tussor qui
venaient se moquer, un moment, d’une Saint-Jean de village… Ils cessèrent de
rire en apercevant Nana Bouilloux et s’assirent à la buvette pour la voir de
plus près. Ils échangèrent, à mi-voix, des paroles qu’elle feignait de ne pas
entendre. Car sa fierté de belle créature lui défendait de tourner les yeux
vers eux, et de pouffer comme ses compagnes. Elle entendit : « Cygne
parmi les oies… Un Greuze !… crime de laisser s’enterrer ici une
merveille… » Quand le Parisien en serge blanche invita la petite Bouilloux
à valser, elle se leva sans étonnement, et dansa muette, sérieuse ; ses cils,
plus beaux qu’un regard, touchaient, parfois, le pinceau d’une moustache
blonde.
Après la
valse, les Parisiens s’en allèrent, et Nana Bouilloux s’assit à la buvette en
s’éventant. Le fils Leriche l’y vint chercher, et Houette, et même Honce, le
pharmacien, et même Possy, l’ébéniste, grisonnant, mais fin danseur. À tous,
elle répondit : « Merci bien, je suis fatiguée », et elle quitta
le bal à dix heures et demie.
Et puis, il
n’arriva plus rien à la petite Bouilloux. Les Parisiens ne revinrent pas, ni
ceux-là, ni d’autres. Houette, Honce, le fils Leriche, les commis voyageurs au
ventre barré d’or, les soldats permissionnaires et les clercs d’huissier
gravirent en vain notre rue escarpée, aux heures où descendait l’ouvrière bien
coiffée, qui passait raide avec un signe de tête. Ils l’espérèrent aux bals, où
elle but de la limonade d’un air distingué et répondit à tous :
« Merci bien, je ne danse pas, je suis fatiguée. » Blessés, ils
ricanaient, après quelques jours : « Elle a attrapé une fatigue de
trente-six semaines, oui ! » et ils épièrent sa taille… Mais rien
n’arriva à la petite Bouilloux, ni cela ni autre chose. Elle attendait,
simplement. Elle attendait, touchée d’une foi orgueilleuse, consciente de ce
que lui devait un hasard qui l’avait trop bien armée. Elle attendait… ce Parisien
de serge blanche ? Non. L’étranger, le ravisseur. L’attente orgueilleuse
la fit pure, silencieuse ; elle dédaigna, avec un petit sourire étonné,
Honce, qui voulut l’élever au rang de pharmacienne légitime, et le premier
clerc de l’huissier. Sans plus déchoir, et reprenant en une fois ce qu’elle
avait jeté — rires, regards, duvet lumineux de sa joue, courte lèvre enfantine
et rouge, gorge qu’une ombre bleue divise à peine — à des amants, elle attendit
son règne, et le prince qui n’avait pas de nom.
Je n’ai pas
revu, en passant une fois dans mon pays natal, l’ombre de celle qui me refusa
si tendrement ce qu’elle appelait « l’uniforme des petites
Bouilloux ». Mais comme l’automobile qui m’emmenait montait lentement —
pas assez lentement, jamais assez lentement — une rue où je n’ai plus de raison
de m’arrêter, une passante se rangea pour éviter la roue. Une femme mince, bien
coiffée, les cheveux en casque à la mode d’autrefois, des ciseaux de couturière
pendus à une « châtelaine » d’acier, sur son tablier noir. De grands
yeux vindicatifs, une bouche serrée qui devait se taire longuement, la joue et
la tempe jaunies de celles qui travaillent à la lampe ; une femme de
quarante-cinq à… Mais non, mais non ; une femme de trente-huit ans, une
femme de mon âge, exactement de mon âge, je n’en pouvais pas douter… Dès que la
voiture lui laissa le passage, la « petite Bouilloux » descendit la
rue, droite, indifférente, après qu’un coup d’œil, âpre et anxieux, lui eut
révélé que la voiture s’en allait, vide du ravisseur attendu.
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