Le sens de la
structure inégalitaire des sociétés Par Bernard Lahire, sociologue
https://aoc.media/analyse/2020/01/08/le-sens-de-la-structure-inegalitaire-des-societes/
La méconnaissance des inégalités participe de leur reproduction, il importe
donc aujourd’hui de sortir d’une vision artificialiste. Car
même quand on admet
l’existence des inégalités, ce qui est loin d’être toujours le cas, on en parle
comme si elles n’avaient au fond aucune espèce de conséquence sur ceux qui les
vivent. Vues à hauteur d’enfant, et singulièrement quand on regarde la question
scolaire, les effets cumulés des inégalités de toutes sortes apparaissent
pourtant nettement, des plus matérielles aux plus culturelles.
Revenu, logement, alimentation, santé, loisirs, pratiques culturelles,
langagières, éducatives, sont autant de domaines ou de dimensions de la vie
sociale où se constatent des inégalités spécifiques, notamment de classe et de
genre. Ces réalités sont pourtant assez systématiquement déniées ou déréalisées
dans le monde social par toutes celles et ceux qui ont intérêt, consciemment ou
inconsciemment, à ne pas les voir. Quand on admet l’existence des inégalités,
ce qui est loin d’être toujours le cas, on en parle comme si elles n’avaient au
fond aucune espèce de conséquence sur ceux qui les vivent.
Certains en effet ne veulent voir que des différences ou de la diversité et
jamais d’inégalités ou de dominations. Ils remettent en cause la vision
« caricaturale » du monde social que les chercheurs sont accusés de
produire, doutent de l’existence des déterminismes sociaux comme on doutait des
lois de la nature du temps de Kepler, et s’agacent devant le prétendu fatalisme
sociologique censé décourager les « initiatives » ou les
« bonnes volontés » et empêcher les parcours de réussite. Et pendant
ce temps-là, les inégalités se reproduisent quotidiennement dans un silence
étourdissant. La méconnaissance des inégalités participe pleinement à leur
reproduction.
Dans un récent ouvrage portant sur les inégalités de classe vues à hauteur
d’enfants âgés de 5 à 6 ans[1],
un collectif de dix-sept sociologues a voulu mettre au jour les effets
cumulés des inégalités de toutes sortes, des plus matérielles aux plus
culturelles. Ces réalités sont bien connues dans le monde de la recherche, même
si les chercheurs n’ont pas toujours une conscience très claire des effets
puissamment structurants que produisent ces inégalités dans toutes les parties
du monde social et sur tous les objets scientifiquement étudiés.
Relativisme et
inégalités
Mais un certain relativisme s’est emparé des chercheurs en sciences
sociales qui ont une vision trop souvent artificialiste des questions
d’inégalité. Celles-ci seraient une pure affaire d’arbitraire culturel, de
convention. Pourtant les inégalités économiques comme culturelles mettent en
jeu des pouvoirs et des gains tout à fait réels ou substantiels du point de vue
de la qualité des conditions mêmes de la vie humaine. Les dominants savent
s’approprier ce qu’il y a de plus avantageux à leur époque en termes de
conditions de vie, de confort, de protection, d’alimentation, de soin, de
sécurité, de bien-être, d’information, de culture, de savoir, etc. Réduire les
inégalités à de simples effets de classements ou à l’instauration purement
arbitraire d’une hiérarchie des valeurs et des légitimités, ce serait aussi
déréaliser la situation vécue par les dominants et les dominés.
Le monde ne se réduit pas à n’être qu’un grand jeu de classement purement
conventionnel dont il suffirait de changer les règles pour voir disparaître les
inégalités. C’est ce qu’ont toujours fait les sociologues relativistes ou
populistes qui vantent les beautés ou la richesse de la culture populaire, de
sa langue, de ses coutumes, de ses habitudes de vie, de ses manières d’habiter,
de manger, de ses résistances, etc. Tout se passe comme si, en changeant le
regard sur le monde on pouvait annuler les inégalités ; comme s’il
suffisait de transformer le sens des hiérarchies et des valeurs pour faire
disparaître ces inégalités.
Mais les faits sont têtus et résistent à ce conventionnalisme qui réduit
toute réalité à sa valeur relative ou à son degré de légitimité en déréalisant
les effets très pratiques de biens matériels ou symboliques sur les conditions
de vie quotidiennes ; biens qui sont, par ailleurs, inégalement classés et
classant. Comme le rappelait très justement Jean-Claude Chamboredon :
« Les différences entre classes sociales sont aussi des jugements de
valeur, mais inscrits dans des choses bien réelles[2]. »
Si la « vieille voiture Renault 4L et la Renault 25 ou la
Rolls-Royce » peuvent être classées du moins chic au plus chic, les
différences entre elles ne sont pas seulement de l’ordre du degré de
légitimité, mais concernent des vitesses, des conditions de sécurité et des
conforts très inégaux. Et l’on pourrait en dire de même des différences entre
la « première » et la « seconde classe », entre la
« business class » et la « classe économique », entre une
grande maison confortable et un appartement exigu, etc.
La vision artificialiste des inégalités ne tient pas très longtemps face
aux faits qui rappellent que ces inégalités touchent aux conditions de vie les
plus matérielles des individus, et jusqu’à leur espérance de vie, aux conditions de travail qui usent
inégalement les corps, aux conditions de logement plus ou moins salubres et
confortables, à l’alimentation de plus ou moins grande qualité, au temps plus
ou moins grand de loisir et de détente, aux moyens plus ou moins grands
d’accéder aux soins médicaux les plus sophistiqués, au volume plus ou moins
important d’informations et de savoirs maîtrisés permettant de s’orienter dans
le monde social, de maîtriser les situations et d’accéder à des positions
avantageuses, etc.
Réalité augmentée,
réalité diminuée
L’histoire de l’humanité est l’histoire de l’accumulation des produits
objectivés de la culture : savoirs, outils, machines, etc. Mais que
représentent au fond, anthropologiquement, tous ces savoirs et tous ces
artefacts inventés et fabriqués par des milliers de générations
d’individus ? Entourés par cette profusion de dispositifs objectivés et
porteurs de multiples dispositions et compétences incorporées, nous finissons par
ne plus voir ce que cela nous fait, ni en quoi nous en sommes intimement
dépendants. Et pourtant nous en sommes quotidiennement redevables du point de
vue de notre santé et de l’allongement de notre durée de vie, de notre capacité
à décupler nos forces et nos sens, de notre confort matériel, de nos plaisirs,
etc.
On entend beaucoup parler aujourd’hui de « transhumanisme ». On désigne
par là un mouvement qui prône le développement des techniques (mécaniques,
informatiques, robotiques, etc.) permettant d’augmenter les capacités physiques
et mentales humaines. Et d’aucuns croient voir dans ce transhumanisme l’avenir
de l’humanité. Pourtant, c’est bien l’humanité même qui, depuis ses lointaines
origines, est indissociable d’artefacts tels qu’outils, armes, vêtements,
habitats et techniques (de chasse, de pêche, de fabrication ou de préservation
du feu, de transformation des aliments, etc.) permettant l’extension de soi,
de ses capacités cognitives et de ses forces.
Aller plus loin, plus haut, plus vite, par la domestication du cheval, par
l’usage des chaussures, de la roue, de la voiture, de l’avion, de la fusée,
etc. ; mieux voir et mieux entendre grâce à la médecine, aux lunettes, aux
jumelles et aux prothèses auditives ; communiquer quand la voix naturelle
ne suffit plus par l’écrit, le télégraphe, le téléphone ou le courriel ;
creuser la terre avec des outils malgré l’absence de griffes ; vivre dans
les régions les plus froides grâce à des vêtements ou des techniques de
chauffage malgré l’absence de peaux épaisses et de toisons protectrices,
déplacer des poids lourds avec des machines en dépit de sa faiblesse
musculaire, etc. : voilà ce que l’humanité n’a cessé de rendre possible au
cours de son histoire. L’augmentation des capacités naturelles par la
fabrication et l’usage d’artefacts et l’élaboration de savoirs et de
savoir-faire n’est donc pas une perspective d’avenir pour l’homme mais bien la
définition même de l’humanité. La question se pose seulement de savoir de
quelle nature sont ces artefacts, par qui ils sont fabriqués et contrôlés, et
jusqu’à quel point ils peuvent être installés dans le corps humain.
Les possibilités d’augmentation de soi, et notamment de ses capacités, sont
simplement infiniment plus grandes aujourd’hui que par le passé, et seront,
selon toute probabilité, encore plus grandes demain. Dans le seul domaine
médical, on peut dire que les médicaments, les anesthésiques, les divers types
de prothèses, les lunettes, les lentilles de contact ou les interventions
chirurgicales au niveau de la cornée, les greffes de rein, de foie ou de cœur,
la neurochirurgie, etc., bref, l’ensemble des dispositifs et techniques médicales,
réparent les organes détériorés, éliminent les douleurs et augmentent
l’espérance de vie. Mais toutes ces avancées ne sont que le développement
historique d’une culture de l’artefact sans comparaison avec celle qu’on
trouve déjà présente chez nombre d’espèces animales, et qui commence avec les
formes les plus simples de pierre taillée, de lances, de massues, de vêtement,
de technique de production du feu ou d’habitat.
On peut même affirmer, avec Darwin, que la morphologie humaine que nous
connaissons aujourd’hui est le produit d’un long développement de ces artefacts
et de ces connaissances. Comme l’écrit le père de la théorie de
l’évolution : « Les premiers aïeux mâles de l’homme étaient
probablement […] pourvus de grandes dents canines ; mais à mesure qu’ils
acquéraient graduellement l’habitude de faire usage de pierres, de massues ou
d’autres armes pour combattre leurs ennemis et leurs rivaux, ils se servaient
de moins en moins de leurs mâchoires et de leurs dents. Dans ce cas, les
mâchoires, de même que les dents ont dû subir une réduction de taille, comme
nous pouvons en être assurés par d’innombrables cas analogues[3]. »
Le raisonnement est le même pour les poils remplacés par des vêtements,
notre faiblesse musculaire compensée par l’usage d’outils puis de machines
sommaires ou sophistiqués, notre faible vélocité augmentée par la domestication
des chevaux puis l’usage de moyens mécaniques de locomotion, et ainsi de suite.
C’est donc les caractéristiques mêmes du corps d’Homo sapiens qui n’ont
de sens qu’en rapport avec le développement inédit de cette culture objectivée,
accompagnée de toute la culture incorporée nécessaire à sa fabrication, son
usage et sa transmission, le distinguant du reste du règne animal.
L’appropriation des
moyens d’augmenter sa réalité
En parlant des luttes pour l’« appropriation privée des moyens de
production » – qu’elles concernent les matières brutes et les ressources
naturelles ou les outils et les machines –, Karl Marx traitait en fait
d’un cas particulier de conquête des positions sociales dominantes en vue d’un
meilleur accès à l’ensemble des produits matériels, culturels, techniques,
scientifiques, médicaux, administratifs ou bureaucratiques, de la civilisation.
Aux moyens de production s’ajoutent :
– les connaissances pratiques ou théoriques, et les dispositions incorporées qui permettent de concevoir, de fabriquer et de faire fonctionner les artefacts de toute nature. Ces connaissances s’acquièrent de plus en plus fréquemment dans des formations scolaires spécialisées de plus ou moins longue durée ;
– les dispositions permettant l’appropriation de ces connaissances dans des contextes d’apprentissage historiquement déterminés. Par exemple aujourd’hui, il est préférable de contracter les dispositions qui prédisposent aux bons comportements et aux bonnes performances dans le système scolaire, étant donné le fait qu’il est le principal transmetteur des connaissances et distributeur de titres monnayables sur le marché de l’emploi ;
– les dispositions nécessaires à la lutte même pour l’appropriation des différents genres de pouvoirs, de ressources ou de capitaux : dispositions combatives et compétitives, dispositions au leadership, estime de soi et confiance en soi, etc.
– les connaissances pratiques ou théoriques, et les dispositions incorporées qui permettent de concevoir, de fabriquer et de faire fonctionner les artefacts de toute nature. Ces connaissances s’acquièrent de plus en plus fréquemment dans des formations scolaires spécialisées de plus ou moins longue durée ;
– les dispositions permettant l’appropriation de ces connaissances dans des contextes d’apprentissage historiquement déterminés. Par exemple aujourd’hui, il est préférable de contracter les dispositions qui prédisposent aux bons comportements et aux bonnes performances dans le système scolaire, étant donné le fait qu’il est le principal transmetteur des connaissances et distributeur de titres monnayables sur le marché de l’emploi ;
– les dispositions nécessaires à la lutte même pour l’appropriation des différents genres de pouvoirs, de ressources ou de capitaux : dispositions combatives et compétitives, dispositions au leadership, estime de soi et confiance en soi, etc.
Les inégalités que les chercheurs en sciences sociales mettent en évidence,
qu’elles soient économiques, résidentielles, scolaires, langagières,
culturelles, médicales, alimentaires, vestimentaires, corporelles, etc.,
touchent toutes, d’une façon ou d’une autre, à la question fondamentale de l’accès
socialement différencié à toutes les extensions de soi possibles, à toutes
les formes d’augmentation de sa réalité ou de son pouvoir sur la réalité.
Disposer de plus d’espace, de plus de temps, de plus de confort matériel,
de plus d’aide humaine, de plus de connaissances, de plus d’expériences
esthétiques, de plus d’informations, de plus de soins, de plus de vocabulaire
et de formes langagières, de plus de possibilités de se vêtir, de se reposer ou
de se divertir, et bien sûr avoir plus d’argent – cet « équivalent
universel » (Marx) qui est au fond, dans les sociétés capitalistes, le
capital des capitaux – pour pouvoir accéder à toutes les formes possibles
de ressources, des biens matériels aux biens culturels, en passant par les
divers services domestiques, éducatifs, médicaux, techniques, etc., c’est avoir
plus de pouvoir sur le monde et sur autrui.
Pour celles et ceux qui cumulent tous les pouvoirs et toutes les ressources
ou presque, c’est le temps de vie qui s’allonge, l’espace disponible ou
accessible qui s’étend, le temps qui se libère grâce à l’aide d’autrui, le
confort qui s’accroît, l’horizon mental et sensible qui s’ouvre par
l’incorporation des connaissances scientifiques et des expériences esthétiques,
et finalement la maîtrise du monde et d’autrui qui s’affirme. C’est à cela que
renvoient les inégalités. Et celles et ceux qui prétendent vouloir les réduire
tout en menant des politiques qui les renforcent sont responsables de la
réduction, de la diminution des vies de ceux qui sont les victimes des
inégalités.
Et il serait scientifiquement faux de se contenter de dire, devant toutes
les différences observées, tous les écarts constatés, que ceux qui n’ont accès
à rien et ceux qui ont accès à tout représentent juste deux manières séparées
d’être au monde, qui ne dépendent pas l’une de l’autre et n’entrent pas en
conflit. Les pauvres ne forment pas des peuplades séparées de celles que
constitueraient les riches. Les riches ne sont riches que parce qu’il existe
des pauvres, les exploiteurs n’existent comme tels que parce qu’existent des
exploités, les vies infiniment augmentées n’existent que parce que d’autres
sont infiniment diminuées. Les individus comme les groupes devant se penser relationnellement,
le rapport entre les premiers et les seconds se présente sous la forme d’un rapport
de domination.
Les adultes n’étant pas égaux, leurs enfants ne le sont pas davantage. Dès
la naissance, les corps des enfants sont saisis par des inégalités de toute
sorte. Aux uns, la puissance optimale et la maîtrise des autres et du
monde ; aux autres, la fragilité, la précarité, l’accablement ou le
dénuement devant la puissance des puissants et la force des choses. La vérité
des inégalités réside donc bien là : dans l’inégal accès aux conquêtes
civilisationnelles et à tous leurs bienfaits. Et cet état de fait détermine la
coexistence, au sein de la même société, de réalités augmentées et de réalités
diminuées.
[1]
B. Lahire (sous la direction), Enfances de classe. De l’inégalité parmi
les enfants, Le Seuil, 2019. Ce texte s’appuie sur des éléments de la
première partie et de la conclusion de l’ouvrage. [2]. Jean-Claude
Chamboredon, « La sociologie comme théorie des cultures de classe », Revue
européenne des sciences sociales, n° 103, 1996, p. 116. [3]
Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe,
traduction de l’anglais coordonnée par Michel Prum, Honoré Champion, 2013,
p. 171.
Bernard Lahire: «Les enseignants n’arriveront jamais tout seuls à réduire
les inégalités» 5 sept. 2019 Par Faïza Zerouala - Mediapart.fr
Dans Enfances de classe – De l'inégalité parmi les enfants (éditions
du Seuil), le sociologue Bernard Lahire raconte avec précision ce qui se joue
dès le berceau. Grâce à de longs entretiens, dans toute la pyramide sociale, on
découvre à quel point les déterminismes en tout genre conditionnent la réussite
scolaire des petits et combien l’école ne peut pas tout. Quiconque s’intéresse
à l’éducation connaît le poids des déterminismes sociaux, familiaux ou
culturels, sur le destin scolaire d’un enfant. Encore faut-il objectiver ces
données pour en dessiner un tableau plus large et raconter comment deux enfants
peuvent évoluer dans deux mondes différents tout en étant nés au même endroit,
dans la même société. Le sociologue Bernard Lahire, professeur de sociologie à
l’École normale supérieure de Lyon, s’y est attelé avec talent et précision
dans un ouvrage baptisé Enfances de classe – De l'inégalité parmi les
enfants (éditions du Seuil). Il a choisi, assisté de seize autres
chercheurs, de consacrer une recherche d’ampleur aux inégalités dès le berceau
pour comprendre ce qui se joue « à la racine ». Dans cet
ouvrage-fleuve de plus de 1 200 pages, on suit les destins de dix-huit
enfants (trente-cinq cas ont été explorés à l’origine, entre 2014 et 2018), sur
la longueur et de manière microscopique via des centaines d'entretiens
très précis. Le lecteur sait tout du régime alimentaire de l’enfant, de sa
généalogie, ses pratiques de jeu, ses lectures, ses interactions, son logement,
ses loisirs, ses échanges, son sommeil, sa santé, etc. Parmi eux, Libertad
est une petite Rom dont les parents rêvent qu’elle devienne chanteuse, Balkis
dort dans une voiture avec sa famille. Thibault, le peu expressif fils
d’agriculteurs, incarne la classe moyenne. À l’autre bout du spectre, on
découvre Lucie, fille d’un écrivain, qui maîtrise déjà l’ironie et a écrit un
livre avec sa grande sœur de 7 ans. Le lecteur se plonge aussi dans les
existences de Yoann, le fils d’ingénieur, ou encore d’Anaïs, la petite fille
qui aime diriger, élevée par deux avocates aisées de Bordeaux. Cette recherche
sociologique précise, centrée sur l’enfant, permet alors de saisir quelques
clés et de s’interroger quant à la capacité et à la volonté de la société
d’agir sur les inégalités qui la rongent. Entretien.
L’école française agit comme une machine à reproduire
les inégalités, ce qui est largement documenté par la recherche et différentes
études. Que racontez-vous d’inédit sur cette question ? Bernard Lahire : En réalité, la
question centrale pour nous n’est pas l’école. Certes, l’école est très
importante. Elle est le premier marché dominant sur lequel sont jugés les
enfants. Cela arrive très tôt dans leur vie. On juge leurs performances et
leurs comportements, on les soumet à des évaluations, etc. Des enjeux forts s’y
nouent car les élèves sortent de l’entre-soi familial et intègrent cette
institution qui délivre les titres pour bien se placer sur le marché du
travail. Évidemment, tout cela joue un rôle central dans la vie des enfants,
mais si on avait voulu expliquer ou interpréter les échecs scolaires, on aurait
réduit l’enquête. Ici on a étudié autant l’alimentation, les loisirs, la santé,
le logement, les activités sportives que les pratiques culturelles, les
pratiques langagières ou les pratiques en rapport avec l’école. Nous sommes dix-sept
chercheurs qui avons voulu regarder l’ensemble des inégalités et repérer
comment celles-ci s’incarnent et se combinent dans la petite enfance.
Et donc ? Nous avons voulu voir
quel type de famille ça crée et dans quel univers sont plongés les enfants.
Est-ce que l’école peut faire quelque chose contre ça ? L’école, en
réalité, c’est l’expérience du choc, c’est la réalité socialement extrêmement
différenciée qui entre dans un univers particulier, lui-même déjà très
différencié. Il faut arrêter avec l’idée d’une école républicaine qui serait
partout la même, car ce n’est pas vrai. Les écoles sont en correspondance
sociologique avec la nature des quartiers dans lesquels elles se trouvent. Dans
les quartiers bourgeois ou populaires, l’école n’aura pas de mixité sociale. Et
quand bien même il y aurait de la mixité sociale, avec un enfant d’ouvrier qui
est à côté d’un camarade fils de commerçant, lui-même à côté d’une fille de
médecin, ils ne feront jamais la même expérience car ils sont rattachés à des milieux
très différents et n’ont pas été fabriqués de la même façon. C’est ça qui est
difficile à faire comprendre. Les enseignants font ce qu’ils peuvent, traitent
les enfants le mieux possible, mais ceux-ci n’arrivent pas tous et toutes dans
le même état.
La sociologie de l’enfant n’est pas une discipline
mise en valeur en France. Pour quelle raison ? Pierre Bourdieu
aurait-il tout dit sur les déterminismes ? Elle commence
depuis quelques années à se développer, mais c’est très récent. Il y a une
division scientifique du travail avec la psychologie, qui était là avant la
sociologie. Pour un sociologue de ma génération, l’enfance n’est pas un objet
sociologique évident car faire un entretien avec un enfant est difficile, voire
impossible pour les plus petits. Les enfants ne sont pas les meilleurs
ethnographes de leur vie, car ils n’ont pas encore les capacités langagières
pour raconter ou décrire ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, ce qu’ils
ressentent, et peuvent aussi « fabuler » de façon parfois un peu
délirante. Pourtant, si les sociologues avaient fait les choses dans l’ordre,
ils auraient commencé par les enfants. L’origine sociale est déterminante. Si
l’on prend des propriétés très grossières, comme la profession ou les niveaux
de diplôme des parents, et qu’on les croise avec des indicateurs des pratiques
alimentaires, culturelles, politiques, scolaires, sportives, etc., on constate
des corrélations fortes entre eux. Durkheim avait déjà mis en évidence le rôle
de la famille dans l’éducation, mais cela restait abstrait. Le ministre
Blanquer parle aujourd’hui de « vision doloriste » dans ce que
dépeint la sociologie, et je me dis qu’il faut ne jamais avoir connu une
condition défavorisée pour penser que nous faisons du dolorisme. La sociologie
montre l’état réel du monde et, oui, il y a des gens qui souffrent, c’est ça la
réalité. Il faut arrêter d’être abstrait. Un enfant ne décide pas du milieu où
il naît et il apprend à voir le monde, à sentir le monde avec des parents
donnés dans des conditions d’existence données. Tout cela pèse sur lui sans
même qu’il l’ait choisi. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient
théorisé tout ça dans La Reproduction ou Les Héritiers. Mais ce
sont des recherches qui parlent de l’université et ne donnent pas accès aux
réalités familiales. Les auteurs présupposaient le travail pédagogique dans la
famille dès la prime enfance, mais ne le décrivaient pas en détail. En nous
intéressant aux enfants, on reprend les choses à la racine et on examine les
prémices des mécanismes que Bourdieu et Passeron ont mis en évidence à propos
des jeunes adultes que sont les étudiants.
« Plus la
scolarisation est précoce, plus les enfants des milieux populaires en
bénéficient »
À vous entendre, le constat est pessimiste. Est-ce que
cela signifie que lorsque l’enfant arrive à l’école à 3 ans, tout est déjà
joué ? Non, car cela voudrait dire que tout est inscrit dans
le marbre, et que ce serait quasi génétique. Mais beaucoup de choses sont déjà
jouées. Certains partent avec de l’avance et d’autres ont déjà pris du retard
objectivement. Un enfant d’humain a besoin d’interaction, de relation à l’autre
et ne survit pas tout seul. Tous les jours, il interagit avec ses parents qui
ont des propriétés sociales données, parlent et exercent leur autorité d’une
certaine façon, ont du capital scolaire et culturel ou non. Ils ont aussi une
grande maison ou un petit appartement, des moyens financiers et culturels pour
voyager, découvrir le monde, connaître, etc., ou des absences de moyens. Et
surtout, ils ont un horizon très ouvert ou très restreint. Toutes ces
expériences-là se jouent dès la naissance, pendant trois ans avant de rentrer à
l’école.
Il faudrait aller plus loin et scolariser les enfants dès l’âge de deux
ans ? Plus la scolarisation est précoce, plus les enfants des milieux populaires
en bénéficient. Mais on voit bien qu’on bute sur la réalité des classes
sociales. La politique de lutte contre l’échec scolaire ne dépend pas que de la
politique scolaire. Si vous abolissez les classes sociales, vous avez réglé une
grande partie du problème. Il y a quelque chose d’hypocrite chez les ministres
de l’éducation nationale, qui promettent de faire des efforts mais qui
participent à des gouvernements qui retirent de l’argent aux plus pauvres. On
accorde aux plus riches des privilèges, alors qu’ils ont déjà tous les
privilèges.
Comment la scolarisation permet-elle de contrecarrer
les effets négatifs de la naissance dans un milieu défavorisé à plusieurs
égards ? Je ne veux pas désespérer les enseignants, mais il
serait honnête de dire qu’ils n’arriveront jamais tout seuls à réduire les
inégalités. Une partie du problème ne relève pas de l’école mais autant d’une
politique de répartition des richesses, d’une politique du logement, de la
santé, de la famille, etc. Il existe des enfants qui ont des problèmes de
santé, n’ont pas mangé correctement, ont des problèmes aux poumons, de vue, ont
des dents non soignées ou de la fatigue liée à des conditions de logement
difficiles, parce qu’ils dorment dans une voiture ou un foyer Sonacotra où il y
a du bruit et pas d’espace pour travailler ou jouer. Parfois, ils n’ont pas
d’adultes disponibles. La mère d’Ashan, par exemple, est un peu
« ailleurs », elle est prise par des soucis, même si elle a compris
aussi que l’école pouvait l’aider et qu’elle s’implique dans l’école de son
fils.
Tout relève du détail. Finalement, le parcours
scolaire est un jeu de piste, il faut faire le bon choix à chaque instant,
avoir la bonne attitude pour appréhender les difficultés ? Quand vous
avez une belle maison ou un grand appartement avec une femme de ménage que vos
parents payent pour faire des tâches un peu sales, pas intéressantes et
chronophages, cela leur dégage du temps pour lire, se cultiver, sortir au
cinéma ou au spectacle. Quand vous avez une résidence secondaire, que vous
faites des voyages à l’étranger, quand vos parents vous payent une jeune fille
au pair anglophone, quand vous avez une bibliothèque, des lectures le soir, que
vous avez des jeux pédagogiques, qui font travailler la mémoire, la
reconnaissance visuelle, la logique ou l’usage du langage oral ou écrit, que
vous allez voir des spectacles, etc., vous partez mieux dans la vie que si vous
n’avez rien de tout cela. Ces enfants privilégiés, quand on leur donne à faire
un exercice langagier à partir d’images, on constate qu’ils ont le vécu, le
vocabulaire et la syntaxe nécessaires pour nommer les choses, faire vivre les
images, donner des intentions aux personnages, etc. Ils ont aussi un capital
narratif parfois déjà considérable.
Ce qui est frappant dans cet ouvrage, c’est la
question des écrans. Est-ce que cela reste un marqueur entre les classes
sociales ? Oui. Il y a par exemple ceux qui ont choisi de ne pas
avoir de télévision ou qui essayent d’en limiter l’accès. Certains vont
chercher des films en médiathèque, qu’ils ont soigneusement choisis pour des
raisons esthétiques ou langagières. À l’autre bout du spectre, il y a ces
familles qui « consomment » une télévision de flux. Dans les milieux
populaires, souvent, elle est en bruit de fond. J’ai connu ça dans mon enfance.
Ma mère repassait devant la télé ou écoutait la radio. Quoi qu’on en dise, cela
entre en concurrence avec d’autres choses que certains estiment plus
importantes, lire, avoir des temps calmes à faire des jeux. On va chercher des
choses à plus-value culturelle, esthétique ou cognitive.
Les jeux ou la présence ou non de livres semblent
avoir aussi leur importance. On a l’impression qu’il suffit presque de couper
l’accès aux écrans et à la place de mettre des livres entre les mains des
enfants pour régler tous les problèmes. Est-ce aussi systématique que cela ?
C’est malheureusement loin d’être
aussi simple que ça. Le problème est plus massif et touche à des
caractéristiques centrales de nos sociétés. On peut dire que l’existence de
classes sociales engendre ces difficultés scolaires. Si l’on fait de la politique-fiction,
mais ce n’est pas mon rôle de faire de la politique, la première solution
radicale mais logique est donc de supprimer les classes sociales en
redistribuant massivement les richesses. Une autre solution, qui paraît plus
totalitaire mais c’est seulement une expérience de pensée comme peuvent en
faire les physiciens, c’est de se dire qu’étant donné que c’est dans les
familles que se jouent les transmissions matérielles et culturelles, il
faudrait donc une génération zéro où aucun enfant n’a le droit de rester dans
sa famille, mais appartient à l’État ou à la société, comme on voudra. Si vous
allez au bout de la logique, vous les prenez tous et vous les mettez dans une
institution homogène pour ne pas reproduire les différences. Cela donnerait des
enfants à peu près dans le même état cognitif, psychologique et culturel.
Ça créerait des enfants aux mêmes structures mentales, avec les mêmes goûts et
les mêmes possibilités. Pour que cela fonctionne, il faudrait dans le même
temps interdire totalement l’héritage matériel intergénérationnel. Ces
scénarios sont des provocations pour la pensée qui servent à faire comprendre
vers quoi il faudrait tendre pour aller vers une société plus égalitaire et
démocratique.
Comment faire alors ? Le grand
levier actuellement disponible est le service public. Plus vous attaquez les
services publics, plus vous mettez les plus démunis en difficulté, même si
aujourd’hui (mais pour combien de temps encore ?), il vaut mieux être
pauvre en France qu’aux États-Unis.
Des délits d’initié
permanents
Un paradoxe est très visible dans l’ouvrage. Ces
familles des classes populaires, malgré leurs travers éducatifs, culturels,
alimentaires, etc., semblent très investies dans l’éducation de leurs enfants
pour leur réussite. Est-ce le cas ? Depuis très
longtemps, on parle de parents « démissionnaires », qui sont
dans le « laisser aller ». Alors que dans mon travail
d’enquête, depuis la fin des années 1980, j’ai enregistré en permanence des
propos de parents qui disent : « Je ne veux pas que mes enfants
fassent un sale métier comme moi, je veux qu’ils s’en sortent, qu’ils se
comportent bien, je veux le mieux pour eux. » Les plus dominés ont
souvent conscience des enjeux de l’école. Ils savent qu’elle peut délivrer des
titres qui permettraient à leurs enfants de mener une vie meilleure. Mais tout
les éloigne des bonnes conditions et des bonnes façons de faire pour que leurs
enfants réussissent scolairement. Et de cet état de fait, ils ne sont pas
responsables.
Le langage apparaît aussi comme l'une des clés les
plus importantes. À quel point est-ce déterminant ? C’est
important scolairement, car ce qui se joue à l’école c’est la capacité d’entrer
dans le langage et de le maîtriser symboliquement, avec de la réflexivité, et
très rapidement. Il se joue effectivement des choses très importantes au niveau
des manières de parler. Est-ce que vous reprenez votre enfant quand il prononce
mal un mot ? Est-ce que vous avez recours à l’orthophonie si votre enfant
a des problèmes de prononciation ? Dans les milieux de classe moyenne
ou supérieure, on ne laisse pas passer cela car on sent, ou on sait, que plus
on a des difficultés à prononcer correctement des mots, plus on aura du mal à
écrire correctement.
On voit aussi que le bilinguisme est un atout à géométrie
variable… Absolument. Il est favorable quand
il se conjugue à du capital scolaire. Par exemple, le diplomate venu des
États-Unis est un immigré, mais personne ne pense à ces immigrés-là quand on
parle des « problèmes de l’immigration » car ils ont de l’argent
et des diplômes. Le problème linguistique n’est pas majeur, et même rapidement
surmontable pour des enfants. Ce sont déjà des dominants dans leur pays
d’origine et ils le restent dans le pays d’accueil. C’est un multilinguisme de
haut niveau.
Que sont les loisirs culturels légitimes ? Dans le
livre, la mère de Mathilde par exemple va au musée avec ses enfants et leur
parle de mythologie grecque ou de passages de la Bible pour leur faire
comprendre certaines toiles. Ce qui sera rentable scolairement à terme car,
dans une copie, il vaut mieux parler de Thésée que de Mickey et Donald. Les
livres comme les films doivent avoir pour certains parents un contenu culturel,
poétique, esthétique, politique. Aller vers La Reine des neiges, c’est
mal vu. Et il y a une dimension intégrée par les femmes des milieux supérieurs,
à savoir qu’elles ne veulent pas que leurs filles soient trop dans une culture
de fille. Elles savent que cela relève de la domination masculine et ne veulent
pas les enfermer dans ces références culturelles genrées. Il y a aussi une
hiérarchie dans les sports pratiqués (la danse classique ou le tennis restent
plus chics que le football), dans les sorties culturelles, etc. Tout cela est
bien informé par les travaux scientifiques depuis plus de quarante ans.
Les récits de transfuges sont très à la mode. Comment
faire pour que ces trajectoires n’occultent pas les déterminismes
sociaux ? Étant moi-même
un transfuge de classe, j’ai travaillé sur des questions proches. Il faut
toujours rappeler que ce sont des réussites statistiquement improbables. Mais
malgré ce rappel, les gens préféreront toujours entendre parler des success
stories. Enfances de classe donne à comprendre les grandes tendances
statistiques et explique pourquoi les inégalités se reproduisent. Et c’est ça
qu’on doit comprendre en tout premier lieu si l’on veut mettre en œuvre une
politique de démocratisation. J’ai essayé de montrer que même dans ces cas-là,
ce ne sont pas des enfants « géniaux » ou qui ont eu des bonnes fées
qui se sont penchées sur leur berceau. Là aussi, tout se joue dans le détail.
Parfois, ils sont issus de familles populaires qui ont été en déclassement et
rattrapent leur statut par leurs enfants. Certaines familles ont un ordre moral
domestique très fort et inculquent à leurs enfants l’importance de bien se
comporter à l’école. Ces enfants sont en état d’écouter, ce qui n’est déjà pas
si mal. Il y a aussi parfois des petits capitaux culturels militants,
religieux, qui jouent un rôle non négligeable. Les transfuges ont réussi autant
avec leur milieu que contre leur milieu.
Quel est le poids des origines migratoires dans la
réussite scolaire ? J’ai un
problème par rapport à cette question quand on la dissocie des propriétés
sociales telles que le capital économique, le capital scolaire, le genre,
l’origine rurale ou urbaine, etc. Si on ne couple pas le parcours migratoire
avec la classe sociale, on ne comprend rien. Le sociologue algérien Abdelmalek
Sayad n’oubliait jamais cela. Ces facteurs s’additionnent. L’immigration
maghrébine en France est constituée de travailleurs peu qualifiés qu’on est
allé chercher pour reconstruire le pays. Et il faut aussi considérer les
conditions d’accueil faites aux migrants.
La question de genre est importante aussi pour la
réussite scolaire, mais vous l’abordez peu. Pourquoi ? Quand on veut
traiter une question, il faut pouvoir construire la population enquêtée en
conséquence. Or tenir compte systématiquement des différences garçons/filles
dans toutes les positions de l’espace social a été impossible. Cela aurait
amené à doubler le nombre de familles enquêtées. Mais nous tenons compte en
revanche dans nos analyses des différences entre filles et garçons en fonction
des cas que nous avons. Les différences de genre sont plus complexes à saisir
que celles entre classes sociales. Quel que soit le domaine considéré, il vaut
toujours mieux être dans les classes supérieures que dans les classes
populaires. Ce qui n’est pas le cas pour les filles et les garçons. Il vaut
parfois mieux être une fille qu’un garçon. Par exemple, les filles de milieux
populaires bénéficient du fait d’être éduquées à plus de docilité et de
discipline que les garçons. Elles sont moins repérées comme caractérielles à
l’école, dissipées ou « à problèmes ». C’est un atout important, car
les enfants qui réussissent sont dociles, calmes, répondent aux questions, font
ce qu’on leur demande de faire, etc. L’autre aspect en milieu populaire, c’est
que les filles sont entourées de femmes s’occupant des papiers ou lisant et qu’elles
s’identifient plus tôt que les garçons à des rôles de scripteurs ou de
lecteurs. Certaines petites filles dont les parents sont analphabètes peuvent
aider à lire ou écrire les lettres, à remplir les papiers, et ça leur donne une
puissance et une fierté particulières au sein de leur famille. C’est un levier
important pour réussir ses études. Elles ont la fierté de savoir qu’elles vont
éviter la honte que leurs parents peuvent avoir en demandant l’aide d’une
assistante sociale ou en s’entendant dire au guichet de la poste que c’est à
eux de remplir un document. Ces phénomènes ne s’observent pas, ou un peu moins,
dans les classes moyennes et supérieures (il y a toutefois souvent plus de
lectrices que de lecteurs) et les avantages masculins sont parfois nets plus on
avance dans la scolarité, car les garçons ont l’assurance d’être bons à
l’école, s’autocensurent moins, ont de plus grandes ambitions.
On remarque aussi que les enfants riches présentent un
fort taux d’anxiété... Apprendre à être un dominant, ça se
« paye » un peu aussi, oui. Les classes préparatoires par exemple
sont des fabriques à épuisement, anxiété, dépression ou anorexie. On leur
demande un travail monumental et on leur demande en permanence de dépasser
leurs limites. Il ne faut pas imaginer qu’être dominant, c’est la fabrique du
bonheur. Mais c’est la fabrique de l’élargissement des possibles, de
l’extension de soi quasi infinie pour ceux qui arrivent à conquérir les
positions les plus rares. On a les moyens de bien se nourrir, de se soigner, de
vivre dans des espaces vastes et confortables, on bénéficie de tous les
loisirs, de tous les savoirs et de toutes les informations possibles pour vivre
mieux. Du point de vue des codes culturels nécessaires à la réussite scolaire
et sociale, ce sont des délits d’initié permanents qui s’observent.
Bernard Lahire :
« Les lycéens ont intégré les hiérarchies scolaires, et n’abordent pas les
études avec la même confiance » Propos recueillis par Jessica
Gourdon ? Le Monde, 05 février 2020
La confiance dans ses choix d’orientation et la réussite dans
l’enseignement supérieur est le résultat d’un long processus qui prend racine
dès l’école, explique Bernard Lahire, sociologue à l’Ecole normale supérieure
de Lyon.
Entre 2014 et 2018, un collectif de 17 chercheurs piloté par Bernard
Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, a mené
une enquête sur la reproduction des inégalités, en dressant le portrait de 35
enfants de 5 ans. Si Enfances de Classe (Seuil, 2019), un travail
sociologique d’une ampleur inédite, éclaire les déterminants de la réussite
scolaire, il permet aussi de comprendre les inégalités d’accès et de réussite
dans l’enseignement supérieur, comme l’explique Bernard Lahire.
Oser des choix
d’études ambitieux, ne pas « s’autocensurer », avoir confiance dans
ses possibilités : en quoi ces capacités individuelles sont-elles
influencées par les origines sociales ? Bernard Lahire : Le système
français est très hiérarchisé. Il existe d’importantes différences de
réputation et de « valeur » entre les filières de bac, entre les
mentions obtenues, entre les lycées d’origine… L’espace de l’enseignement
supérieur l’est aussi : des filières les plus « populaires » que
sont les BTS jusqu’aux classes préparatoires à l’autre bout du spectre,
avec au milieu l’université et les IUT. Tout cela est inégalement
« noble ». Quelqu’un qui a un bac général sait qu’il « vaut
mieux » qu’un bac techno et pro. Il sait aussi que s’il est en S, il est plus
« légitime » que quelqu’un qui est en ES ou en L. Ainsi, les
étudiants qui entrent dans le supérieur sont déjà remplis de ces différences,
ils ont intégré ces hiérarchies, et cela a des effets sur la perception qu’ils
peuvent avoir d’eux-mêmes, de leur avenir, de leurs possibilités. Ils
n’arrivent pas avec la même énergie scolaire, la même assurance… Pour certains,
il est évident qu’ils vont aller jusqu’à bac + 5, pour d’autres, l’horizon,
c’est péniblement deux ou trois années d’études. Quand vous vous sentez
dans une position dominante dans la société, rien ne vous semble impossible en
matière d’orientation. Et plus vous avez d’assurance, moins vous doutez de vos
capacités d’aller dans des filières d’études les plus prestigieuses. Récemment
j’ai mené un entretien avec un fils de gynécologue qui me disait : « Je
faisais le pitre, j’étais un élève moyen au collège puis assez catastrophique
au lycée, j’avais 6 de moyenne dans des grosses matières. Mais j’étais pourtant
certain de réussir médecine. » Il avait la confiance que lui
donnait son statut social. Et dans les faits, il a eu le bac avec une mention
assez bien, et médecine du deuxième coup. On ne retire pas à un enfant de la
bourgeoisie la certitude qu’il a en lui. Tout cela se conjugue à des
effets de socialisation genrés. Des travaux montrent qu’à un niveau de
performance égale, les filles s’autorisent moins que les garçons à aller dans
les filières les plus prestigieuses. Lors
d’une de mes dernières enquêtes, une jeune femme issue d’un milieu populaire
qui avait réussi le Capes, et qui était parmi les premières au niveau national,
continuait malgré tout à se sentir peu sûre d’elle, attribuait son succès à de
la « chance », et vivait le syndrome de l’imposteur. Cela en dit long
sur l’intériorisation de l’infériorité, et le complexe de réussite que peuvent
entretenir des jeunes femmes issues de milieux ouvriers.
Dans Enfances de
classe, vous montrez à quel point les enfants sont plus ou moins armés,
selon leur milieu social, pour endosser le « métier d’élève » – et
plus tard, le « métier d’étudiant ». Quels sont les facteurs les plus
déterminants ? De multiples facteurs entrent en jeu. Pendant les
premières années, les enfants acquièrent des rapports différents, selon leur
milieu familial, au langage oral et écrit, ce qui a un impact considérable sur
la réussite de leurs études. Cela s’étend à la capacité à jouer avec les mots,
à faire de l’ironie, qui sont des choses socialement plus développées dans les
familles de classes supérieures, et qui permettent de prendre de la distance
face au langage – une compétence que l’on demande à l’école. En outre, les
enfants de milieux aisés sont plus à l’aise avec la prise de parole. Nous avons
observé qu’ils sont plus à même de développer une certaine aisance sociale et
ont tendance à avoir une meilleure estime d’eux-mêmes. On voit dans Enfances
de classe des enfants qui sont déjà des leaders à 5 ans, alors que
leurs parents sont des leaders dans leurs métiers. Nous avons observé que plus
on monte dans la hiérarchie des capitaux scolaires, plus les enfants, même à
5 ans, sont invités au quotidien à développer leur esprit critique, à
déconstruire les croyances, à analyser. Cela concerne la publicité, la
politique, la religion, les histoires qu’on raconte aux enfants (le Père Noël
ou la petite souris). Or, la prise de distance argumentée face à des
situations, des images ou des textes fait partie des choses qu’on développe à
l’école et pendant les études. D’autres capacités ont un impact sur la réussite
à l’école. Le rapport au temps par exemple, qui est plus ou moins spontané ou
planifié. Certains enfants apprennent très tôt à se situer dans le temps, à
savoir lire l’heure et les jours, d’autres sont moins encouragés à le
maîtriser. Aussi, le rapport à la compétition est très marqué socialement. Cet
esprit se cultive dans certains loisirs sportifs ou culturels et s’étend à
l’univers scolaire. Les élèves de prépas et les gagnants des concours des
grandes écoles, issus de milieux favorisés, ont intégré l’idée qu’il fallait en
permanence être au top, toujours se dépasser, qu’on ne réussit pas sans un
surtravail et une pression permanente. A tout cela s’ajoutent les pratiques
culturelles des parents, plus ou moins éloignées de l’univers scolaire. Si le
week-end, votre seule sortie est la promenade au centre commercial, ce n’est
pas comme être allé dans un musée où on vous explique que tel tableau est tiré
d’une scène de la mythologie grecque ou de la Bible…
Vous parlez aussi du
rapport à la lecture… Pour les enfants des classes moyennes et supérieures,
le livre est une évidence : on leur lit des histoires chaque soir, il y a
des livres à la maison, on leur en offre en cadeau, on les abonne à des
magazines, les enfants voient leurs parents lire, ils fréquentent des
librairies et des bibliothèques. Tout cela fait que plus tard, un étudiant va
se sentir plus ou moins « bien » dans une bibliothèque. Il n’aura
aucun mal à y aller pour travailler ou emprunter des livres. Ce sont des
habitudes culturelles qui s’ancrent très tôt. Pour ma part, venant d’un milieu
populaire, je n’ai jamais réussi, même aujourd’hui, à me sentir complètement à
l’aise dans une bibliothèque.
Vous montrez que le
style d’autorité parentale a un impact sur la réussite dans un contexte
scolaire… Cela peut-il avoir une influence dans les études supérieures ? S’approprier
le savoir scolaire nécessite d’accepter une forme spécifique d’autorité. Plus
on monte dans la hiérarchie sociale, plus les parents pratiquent une forme
d’autorité basée sur l’explication des bons comportements, la justification des
règles – celles-ci sont même parfois affichées dans la maison, comme à l’école.
Les enfants apprennent qu’il est dans leur intérêt d’agir selon ces règles
explicites. Dans ces familles, on travaille sur l’autocontrôle des enfants, on
prévient que si certaines choses ne sont pas faites, cela aura telles
conséquences. A contrario, dans les familles plus populaires, nous avons
observé que les parents ont davantage tendance à imposer l’autorité de
l’extérieur. L’enfant fait ce qu’il veut jusqu’au moment où les parents disent
stop car il dépasse les bornes, mais l’enfant a peu conscience de la nature de
ces bornes. Certains ont ainsi du mal à intégrer les limites. L’autorité est
donc quelque chose d’extérieur plutôt qu’elle n’est intériorisée. Ces comportements se prolongent en classe. Or,
l’école ne fonctionne que sur le modèle d’autorité autocontraint. Par la suite,
cela fait que les étudiants n’ont pas tous le même degré d’autonomie et
d’autodiscipline. Pour réussir à l’université, en particulier, il faut pouvoir
se mettre au travail par soi-même Quand j’enseignais à des premières années, je
disais bien aux étudiants, en particulier ceux issus de milieux populaires, de
se faire des programmes de travail, de lire tous les jours, d’organiser leur
temps de manière cadrée. A la fac, personne ne va vous sursolliciter, il est
facile de se laisser couler. Il est capital de compenser par un travail
personnel tout ce qu’on ne va pas vous demander, et qui est pourtant
nécessaire. Et cela, c’est quelque chose pour lequel les étudiants sont très
inégalement préparés. Le problème, c’est que dans le système actuel, ce sont
les élèves de classes préparatoires qui bénéficient des meilleures conditions
d’encadrement. Or, ce sont aussi ceux qui savent déjà le mieux s’organiser, qui
sont les plus autonomes… A côté, dans les universités, il y a moins d’heures de
cours, moins d’encadrement, les étudiants ne sont pas évalués avant les
partiels de janvier… Ils ont du mal à savoir ce qu’ils valent, alors qu’en
prépa, les devoirs et les khôlles se succèdent chaque semaine, sans parler des
concours blancs.
Avez-vous observé d’autres facteurs qui pèsent sur la
réussite étudiante ? Le degré d’autonomie matérielle dont dispose un
étudiant joue un rôle considérable. Les parents les plus aisés peuvent aider
leur enfant à payer son loyer, ses repas, ses transports, son ordinateur, pour
qu’il puisse se consacrer uniquement à ses études. Ceux qui n’ont pas cette
chance doivent travailler, parfois à mi-temps. Non seulement ils sont moins
armés scolairement, mais ils vivent dans des conditions qui ne favorisent pas
la réussite. La nature des jobs joue aussi beaucoup. Les étudiants les plus
aisés mettent à profit leurs étés pour travailler, mais sous forme de stages ou
de jobs dans de grandes entreprises ou des institutions culturelles par
exemple, des choses que l’on peut plus facilement valoriser sur un CV qu’un
emploi étudiant à l’année dans un supermarché ou dans la restauration rapide.
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