L’urgence de se hâter lentement : Les
Hommes lents de Laurent Vidal, Eloge du retard d’Hélène
L’Heuillet et Rendre le monde indisponible d’Hartmut Rosa. Par Roger-Pol
Droit Publié le 22 janvier 2020
Trois livres, l’un d’un historien, les autres de philosophes, invitent à
faire une pause pour réfléchir à la rapidité qui caractérise la modernité, et à
ses méfaits.

Le passage du Commerce-Saint-André, Balthus
Et si « ralentir » devenait le maître mot de notre
existence ? Si nous commencions à décélérer, ne plus courir à perdre
haleine, toujours plus vite et plus longuement ? Si nous retrouvions le
poids des heures, la saveur des jours, en résistant à l’injonction des
performances et des chronomètres, de la ponctualité ? Ce serait un
changement d’époque, et de monde. Car les temps modernes, bien avant le film de
Chaplin, s’ouvrent avec l’installation des horloges au cœur des villages, des
montres au fond des goussets, bientôt des pointeuses et des cadences au centre
du travail. Ensuite, le rythme s’est intensifié, aiguillonné par l’obsession du
rendement. « Mieux », désormais, signifie « plus vite ». En
tous domaines – pour produire, pour voyager, pour calculer et prévoir… – la
promptitude est devenue souveraine. Hors de l’accélération, point de salut. Il
y a longtemps que cet accroissement général du tempo a été mis en lumière. Marx
soulignait déjà combien il est essentiel au capitalisme. Plus près de nous,
Foucault a montré comment le contrôle serré des emplois du temps accompagne la
naissance de la discipline qui dresse les corps. Paul Virilio a fait de la
vitesse le critère majeur de la guerre comme de la domination politique et
technique. Récemment, dans « Il
faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique
(Gallimard, 2019), Barbara Stiegler a montré que le néolibéralisme s’accompagne
d’une incitation constante à se conformer à cette « accélération »,
dont le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a fait l’axe d’une
réflexion aujourd’hui décisive (lire ci-dessous). Ce ne sont, bien sûr,
que quelques repères, parmi bien d’autres.
« Slow food », lâcher-prise et silence
immobile
La nouveauté, c’est qu’un revirement s’amorce. De plusieurs côtés
s’élaborent des critiques inédites de cette course sans fin. Les méfaits du
temps qui manque – productivité sans frein, hâte sans limite, angoisse d’être
en retard – suscitent désormais des résistances. Des décrochages se mettent en place,
« slow food », lâcher-prise et silence immobile. Voilà qu’on
revient sur l’histoire et la place des « hommes lents », voilà qu’on
fait l’éloge du retard et de sa fécondité.
L’historien Laurent Vidal,
spécialiste du Brésil, professeur à l’université de La Rochelle, consacre
un essai à la fois alerte et savant, Les Hommes lents, à la mise en
place de la rapidité moderne et à l’exclusion corrélative de la lenteur
ancienne. Il décrit ce vaste tournant en voyageant dans les archives, de la fin
du Moyen Age à l’ère industrielle, attentif aux points de rupture et aux mots
qui les signalent. Le mot « lenteur » n’apparaît en français avec son
sens actuel qu’en 1355. Le latin « lentus » ne concerne
pas seulement un rapport au temps, mais indique aussi ce qui est mou, flexible.
L’essentiel, c’est le basculement du lent du côté du négatif, du mal, du vice.
En effet, à mesure que les Modernes, en Europe, se constituent en
travailleurs efficaces parce que prompts, à mesure que valeur et vaillance
consistent uniquement à tenir la cadence, on juge peu à peu les Anciens – mais
aussi les sauvages, les barbares, tous ceux du dehors… – apathiques, indolents,
donc paresseux. Tous sont inaptes par lenteur. Les Indiens, tels que les
perçoivent les conquistadors, « jamais ne se hâtent ». Ils
préfèrent leur hamac aux tâches constructives. Les Africains sont perçus par
les colons blancs comme inattentifs. Ces comportements dénotent une volonté
mauvaise, une nature inférieure, voire dangereuse. Le fil rouge de la
modernité, ce serait donc la guerre faite aux flâneurs, aux rétifs à
l’accélération, à tous ceux qui ne suivent pas le rythme. Incapables de s’adapter,
donc inefficaces, obstacles au progrès, ils deviennent la lie de l’humanité.
Mis à l’écart, au rebut, les lents sont inutiles, donc invisibles.
Se réapproprier le temps
« Tout rapport de force est un rapport de temps », note finement la
philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, maîtresse de conférences à la
Sorbonne, dans Eloge du retard. Sa méditation, conduite et formulée avec
élégance, s’inscrit elle aussi dans la perspective d’une critique de la société
où triomphent le fluide, le flexible et l’urgent. Mais elle déplace les axes de
la réflexion. Car le plus important n’est pas, pour elle, d’agir lentement
plutôt que rapidement. C’est avant tout de « prendre le temps » qu’il
est question, de le ressaisir en se le réappropriant. Ne pas respecter les
délais, ne pas tenir les cadences, assumer donc d’être « en retard »,
telle serait la clé. Mais de quoi ?
De la vie, tout simplement. Dans une époque où le temps manque partout – à
tel point que cette absence engendre insomnie, fatigue, ennui, mélancolie ou
burn-out… –, le retard devient en quelque sorte réparateur. Il fournit une
temporalité de rattrapage, rouvre le jeu, rend aux heures disponibilité,
présence et densité perdues. Le retard serait finalement l’accès au temps
retrouvé, suggère cet essai original, souvent subtil. Et parfois paradoxal,
puisqu’il conclut à la nécessité de « se hâter d’être en retard ».
Sans doute ne peut-on réfléchir sur le temps sans côtoyer des paradoxes.
Celui d’aujourd’hui : l’urgence de ralentir. « Dépêche-toi d’aller
moins vite » pourrait être sa maxime. Il suggère d’accélérer la
décélération, de nous presser à ne pas nous presser. Façon de changer d’époque,
ou de rester dans la même ? Rien n’est sans doute si tranché. De toute
évidence, nous vivons une transition, un changement de tempo, où
s’entrecroisent des impératifs contraires.
Hartmut Rosa express !
« Rendre le monde indisponible » (Unverfügbarkeit), d’Hartmut
Rosa, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, La Découverte, « Théorie
critique », 180 p., 17 €.
La neige n’est pas en notre pouvoir. Le résultat du match de foot non plus.
Ni même notre propre endormissement. Somme toute, le monde n’est jamais à
disposition, façonnable à loisir, malléable selon nos volontés.
Cette évidence, la modernité a eu fortement tendance à l’oublier, croyant
pouvoir tout contrôler, accélérant tout pour courir après une maîtrise
intégrale, rêvant d’éliminer le hasard aussi bien que la chair du monde. Cette
accélération sans fin se révèle non seulement irréalisable mais aussi décevante :
l’univers s’est fermé, est devenu indéchiffrable et inaccessible.
Le moment est donc venu de comprendre que ce projet de contrôle constituait
une impasse. Car l’important n’est pas d’exploiter le monde, mais bien d’entrer
en résonance avec lui, de nous laisser toucher, émouvoir, éblouir ou troubler
par ce qu’il renferme d’inattendu et d’immaîtrisable. Rendre le monde
indisponible au lieu de vouloir le transformer, voilà la tâche qui s’impose
désormais.
Tel est, très résumé, l’essentiel du nouveau livre du sociologue et
philosophe allemand Hartmut Rosa. Court et accessible, cet essai prolonge ses
deux ouvrages fondateurs, bien plus volumineux, Accélération.
Une critique sociale du temps et Résonance.
Une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2010 et
2018). Avant de faire un pas de plus, Rosa reprend, de manière synthétique et
nette, les éléments de son parcours. Ce qui fait aussi de ce livre la plus
exacte introduction à sa pensée. R.-P. D.
Extrait de Eloge du retard d’Hélène L’Heuillet :
« Faire bon usage du retard ne signifie donc pas ralentir, ou revenir
à la lenteur.
C’est un préjugé contre la durée que de confondre la lenteur avec le retard. La durée offre les occasions d’un bon usage du retard sans en passer par la lenteur. De même, un éloge du retard n’est pas un éloge de la patience, mais (…) d’une hâte qui n’a de lien qu’avec les échéances essentielles. Faire bon usage du retard, c’est expérimenter à quel point le temps passe vite quand il est vécu comme cette durée de vie qui est pour chacun de nous l’unique vrai don que nous ayons reçu.
La hantise du retard ne permet aucun vrai progrès personnel et collectif. Elle est conservatrice, car elle repose sur une conception conservatrice du progrès, celle qui consiste à l’assimiler à l’ascension d’un escalier. (…) Le temps subjectif est fait d’allers-retours, de suspens, de hâtes et de retards. »
Eloge du retard, page 172
C’est un préjugé contre la durée que de confondre la lenteur avec le retard. La durée offre les occasions d’un bon usage du retard sans en passer par la lenteur. De même, un éloge du retard n’est pas un éloge de la patience, mais (…) d’une hâte qui n’a de lien qu’avec les échéances essentielles. Faire bon usage du retard, c’est expérimenter à quel point le temps passe vite quand il est vécu comme cette durée de vie qui est pour chacun de nous l’unique vrai don que nous ayons reçu.
La hantise du retard ne permet aucun vrai progrès personnel et collectif. Elle est conservatrice, car elle repose sur une conception conservatrice du progrès, celle qui consiste à l’assimiler à l’ascension d’un escalier. (…) Le temps subjectif est fait d’allers-retours, de suspens, de hâtes et de retards. »
Eloge du retard, page 172
Lire un extrait de Rendre le monde indisponible d’Harmut
Rosa sur le site des éditions La Découverte :
Lire un extrait des Hommes lents de
Laurent Vidal sur le site des éditions Flammarion :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire