Troubles dans le présentisme Entretien avec François Hartog Propos recueillis par Martine Fournier 07/04/2020
L’épidémie de coronarivus vient briser l’enchaînement des temps sociaux - temps
d’école, de travail, de loisir - et nous oblige ainsi à fabriquer un nouvel
horizon temporel. Avec quelles conséquences à long terme ?
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François
Hartog est historien. Il a occupé la chaire d'historiographie ancienne et
moderne à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est
l’auteur notamment de Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du
temps, édition augmentée, Seuil, 2012. Il publie ce printemps : Chronos,
L'Occident aux prises avec le temps, Gallimard à paraître.
En 2003, François Hartog livrait un essai historiographique passionnant sur
la manière dont les sociétés humaines appréhendent le temps et se pensent en
fonction de ce maître des horloges. Entre un passé conçu comme « champ
de l'expérience » et un avenir comme « horizon
d'attente », il décrivait la diversité des rapports au temps (ce qu'il
nomme les « régimes d'historicité ») qui ont existé dans
l'histoire. Depuis le 18e siècle, les sociétés européennes étaient
tournées vers un futur axé sur la croyance dans le progrès. Elles ont vécu sous
un régime futuriste d’historicité jusqu’à environ les années 1960, lorsqu’on a
pris conscience, après la Seconde Guerre mondiale, que progrès technique et
progrès de l’humanité ne marchaient pas toujours ensemble. Alors que les
régimes communistes, qui étaient les plus tournés vers le futur avec la lutte
des classes et le projet d’un avenir radieux, se sont effondrés, la chute
du mur de Berlin a sonné la fin de la perspective futuriste et, du même
coup, les sociétés occidentales ont vécu dans un régime
« présentiste ». Le présent serait devenu notre seul horizon. Est-ce
toujours le cas en ces temps de pandémie et de confinement de la moitié de la
planète ? Sciences Humaines est allé à la rencontre de cet
historien pour recueillir son analyse.
L’épidémie actuelle a conduit à l’instauration d’un temps nouveau, celui du
confinement : en quoi cela change-t-il le régime des temporalités
préexistantes ? Il faut préciser que depuis plusieurs années déjà, nous avons vécu des
remises en question du présentisme. On a commencé à dénoncer ce que l’on a
appelé « le court termisme ». Depuis une dizaine d’années en
outre, la prise de conscience du changement climatique a fait surgir un temps
complètement inédit, le temps de l’Anthropocène qui se mesure en millions
d’années, chamboulant nos visions de la vie au jour le jour, scandée minute
après minute par les chaînes d’information en continu. Mais la survenue de
l’épidémie actuelle a d’abord provoqué un arrêt des temps
ordinaires : temps scolaire, temps du travail, temps des loisirs… Le
confinement impose de vivre dans un présent qu’il faut aménager et se
réapproprier. D’où les conseils déversés sur toutes les antennes pour
organiser un emploi du temps, varier les menus, bref reconstruire un temps
socialisé. Cette forme de présentisme est renforcée par le fait que la plupart
d’entre nous sommes connectés grâce à nos tablettes, téléphones et autres, qui
nous permettent de « rencontrer » les autres et « d’aller
partout ». Mais c’est un présentisme axé sur l’horizon de la maladie.
Est-ce que l’espoir de trouver des traitements de la maladie et notamment
un vaccin, peut constituer ce que vous appelez dans vos travaux un nouvel
« horizon d’attente » ? Bien évidemment, il ne s’agit pas du même horizon
qu’avant la crise. À l’intérieur de ce présent du confinement, on se fabrique
un horizon immédiat qui pourrait permettre de trouver le médicament miracle qui
offre d’échapper à l’épidémie. On est dans une confusion des temps : celui
du virus et celui de la médecine sont tous deux irréductibles. Cette confusion est
d’ailleurs à l’origine de certaines manifestations d’hystérie. Alors qu’on ne
rêve que de se débarrasser au plus vite de cette épidémie, il nous faut
gagner du temps en la retardant par le confinement, ce qui est à première vue
paradoxal !
Cette pandémie peut-elle ouvrir de nouvelles perspectives et sonner la
fin du présentisme que vous déplorez ? Qui peut le
savoir ? Qu’allons-nous faire de cette crise inédite où la moitié de
l’humanité est confinée ? L’économie mondialisée va-t-elle continuer à
jouer le même rôle qu’auparavant ? Un scénario plus pessimiste serait
celui d’une explosion sociale mondiale comme le réclament les mouvements
populistes de toute obédience… Ou bien cette crise sera-t-elle l’occasion
d’un grand examen de conscience sur nos manières de fonctionner, de produire,
de s’inscrire dans l’Anthropocène? Le présentisme est décrié
aujourd’hui, mais les technologies digitales, foncièrement présentistes, sont
en train de prendre une place de plus en plus importante dans nos vies.
Télétravail, téléenseignement, téléconsultations accélèrent la mutation
numérique que nous étions en train de vivre. Alors télésociété ? La
question serait plutôt : que peut-on faire de ce présentisme numérique
pour ne pas vivre des vies totalement présentistes ?
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