lundi 13 avril 2020

DECOUVRIR les robinsonnades de Marlen Haushofer et d’Olivier Cadiot



Robinsons à foison 10 avr. 2020 Par Lise Wajeman - Mediapart.fr

Robinsonnades, avec Marlen Haushofer et Olivier Cadiot.                                   

Marlen Haushofer, Le Mur invisible, éd.Actes Sud
Olivier Cadiot, Futur, ancien, fugitif, éd. P.O.L

Robinson Crusoe and his Pets, Currier & Ives, 1874.

En confinement, nous sommes tous des Robinsons en puissance : que l’on soit seul sur son île ou en famille, nous voilà reclus et contraints d’inventer un quotidien avec les moyens du bord. Personne ne peut savoir ce qui nous attend au sortir de cette expérience collective d’isolement, mais une chose est sûre : on a intérêt à bien choisir notre robinsonnade si l’on veut survivre à cette épreuve. Et mieux encore : alors que toute notre économie repose sur le fantasme de faire de nous des agrégats de Robinsons vieille manière – de parfaits petits entrepreneurs individualistes et autonomes –, le confinement peut au moins être l’occasion d’éclater ce vieux fétiche, pour lui préférer d’autres manières de survivre.

Robinson Crusoé est la rêverie capitaliste par excellence : le roman que Daniel Defoe publie en 1719 incarne l’épopée de l’individualisme bourgeois, qui croit qu’il suffit de se montrer économe et travailleur pour parvenir, que la nature est un ensemble de ressources au service de son maître et possesseur, et que les êtres humains d’autres civilisations (en l’occurrence, Vendredi) sont des forces que l’on peut à bon droit accaparer. Tout cela dépeint sous les couleurs idylliques d’un ordre du monde qui serait conforme à l’état de nature. C’est pour désigner ce mythe que Karl Max inventera le nom de « robinsonnade ». Puisque chacun, enfermé chez soi, dispose désormais du temps et de l’espace pour réinventer le monde, composer une genèse à son goût, s’auto-instituer seigneur de son intérieur, voici deux robinsonnades qui se penchent sur la survie en solitaire. Mais plutôt que de répliquer chez soi, en petit, le modèle qui régule nos vies en grand (organisation par objectifs, loi du plus fort travestie en dynamique vertueuse, etc.), ces livres en profitent pour composer d’autres mondes possibles, pour faire dérailler la planification Robinson.

Voici donc deux récits d’isolement, mais en plein air – parce que les intérieurs, ça commence à bien faire : si l’on ne peut pas sortir dans les faits, heureusement qu’on peut encore le faire en lecture : Le Mur invisible, de Marlen Haushofer, et Futur, ancien, fugitif, d’Olivier Cadiot.

Le Mur invisible appartient à la catégorie de ces livres qu’on se passe comme de petits trésors, entre amis – de ces chefs-d’œuvre pas tapageurs qui deviennent des compagnons pour la vie. Tout destinait pourtant l’auteure, Marlen Haushofer, à mener une vie rangée de femme au foyer : née en 1920 en Haute-Autriche, fille d’un garde-forestier et d’une femme de chambre, elle épouse un médecin, élève ses enfants. Mais ça résiste, ça dérape : elle divorce de son mari – qu’elle ré-épousera quelques années plus tard –, elle écrit des nouvelles, puis des livres, qui lui valent quelques prix prestigieux. Elle meurt trop tôt d’un cancer, en 1970, laissant une œuvre très singulière, qui allie la ligne claire d’une modernité rigoureuse et une grande simplicité formelle : son écriture parvient de manière quasi miraculeuse à être à la fois abstraite et furieusement sensible.

Tous ses textes parlent de femme et de survie : en milieu familial, comme dans Dans la mansarde, son dernier livre, qui évoque une femme qui cherche à s’isoler – trouver une chambre à soi, à la Virginia Woolf – pour échapper à ses tâches d’épouse et de mère ; ou débarrassée de toute l’humanité, comme dans Le Mur invisible, le plus étrange de ses récits, paru en 1963. C’est en lisant L’Étang, de Claire-Louise Bennett, autre histoire de femme et de survie, qu’on avait découvert l’existence du Mur invisible : l’héroïne, recluse dans son cottage isolé des confins de l’Angleterre, faisait du roman de Marlen Haushofer un de ses modèles, et la période nous invite à en faire autant à notre tour.

Dans Le Mur invisible, tout commence avec une apocalypse tranquille : alors que la narratrice est partie dans une maison à la campagne, elle découvre un jour qu’un immense mur de verre l’isole du reste du monde – et qu’au-delà personne ne semble avoir survécu. Entourée de quelques animaux – un chien, une vache, une chatte – qui sont autant de compagnons, elle organise son quotidien. Le récit ne verse ni dans l’exaltation d’un retour à la nature – ce n’est pas Heidi –, ni dans le désespoir de la vie solitaire – ce n’est pas Le Terrier de Kafka : la narratrice s’en tient avec rigueur à l’accomplissement des tâches quotidiennes, au rythme des saisons, à l’affection prodiguée aux animaux, qui par leur comportement manifestent combien ils ont conscience de dépendre les uns des autres. Il y a quelque chose d’une immense sagesse dans cette succession des travaux et des jours, ce refus de toute considération métaphysique : ni pourquoi, ni comment, seule importe l’attention prodiguée à chaque tâche, et aux vivants de toute espèce : l’héroïne se traite comme une habitante parmi d’autres de sa vallée, ni plus ni moins – le livre figure d’ailleurs désormais au panthéon écoféministe contemporain. Tant de douceur stoïque offre une lecture rassérénante à qui affronte les angoisses du confinement.

Lien extrait audio : https://soundcloud.com/actes-sud/extrait-le-mur-invisible-marlen-haushofer-actes-sud-audio

Mais pour qui a moins besoin de modeste discernement que d’un honnête délire, il faut un autre remède : avec Futur, ancien, fugitif, Olivier Cadiot posait en 1993 les jalons du « D. R. » ou « Dossier Robinson », qui occupe un grand pan de son œuvre : suivront Robinson majordome espion (Le Colonel des zouaves, 1997), Robinson au chalet (Un nid pour quoi faire, 2007), Robinson médium (Un mage en été, 2010). Futur, ancien, fugitif présente le problème dans son plus simple appareil, en quatre temps : le naufrage, l’île, le retour, pour finir par un « Zero-sum ». Le tout compose un ensemble de savoirs divers, notamment « des conseils précis pour la fabrication d’objets simples à réaliser soi-même. Une rétrospective des choses qui ont eu lieu. Des descriptions de vies quotidiennes différentes », dont le principe est très simple : « Le système Robinson est une technique très élaborée de dédoublement automatique, autonome, et perpétuel. » Autrement dit, c’est la solution incontournable pour ceux d’entre nous qui sont confinés tout seul : plutôt que de s’astreindre à la mesure, de s’adonner à la tempérance dans ses désirs, les faire proliférer : chercher à occuper toutes les positions possibles, être en même temps le créateur et la créature, le maître et l’esclave, le singulier et le pluriel, l’aventurier et le poète.

« Écoutez, c’est bien simple :
  1. J’arrive sur cette île et par pure convenance personnelle je commence à dialoguer à haute voix pour ne pas perdre l’usage de la parole.
  2. Je consulte d’anciens documents, lettres, etc., pour essayer de reclasser mes souvenirs.
  3. Pendant ce temps – et ce n’est pas facile – j’essaie de mener à bien les travaux nécessaires à ma survie – nourriture, habitation, défense et distractions – et ce n’est pas de tout repos si on regarde les conditions difficiles dans lesquelles je suis placé.
  4. Je fais un récit de tout ça le plus exact possible. »
Avec Haushofer et Cadiot, deux régimes de robinsonnade s’offrent à nous : l’un, mélancolique, passe par la soustraction – apprendre à faire avec peu –, l’autre, schizoïde, passe par la multiplication – apprendre à faire d’un seul beaucoup. Il est certain, en tout cas, que l’enfermement insulaire en appartement est le moment idéal pour en finir avec le régime de l’addition, celui de l’accumulation du capital.


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