À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie Par Howard Becker, sociologue, Professor at
the University of Washington, revue AOC avril 2020
L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales
: nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San
Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie
comment la vie s’est ajustée dans son quartier.
J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou
Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du
séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a
été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a
laissé qu’un tas de cendres.
Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux
logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de
la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers
» comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines »
de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé
non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au
printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient
leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier
plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce
point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des
prix élevés que, nous, « Américains » offririons.
Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La
première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des
Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait
la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles
des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles
sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les «
Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement
intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de
réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à
dîner.
Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants,
dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident
dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la
rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par
un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies,
ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là
pendant longtemps.
Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin
américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de
quartier, bars et cafés.
Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies
installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les
nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants
de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés
dans les vastes bâtiments du Financial District de San Francisco. Avec
ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble
de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de
ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge.
Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de
logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de
Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à
pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.
Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville.
C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située
dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions,
d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent
de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais
il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements
sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y
habitent.
Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous
les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non.
Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les
accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le
monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont
fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.
San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le
coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts
que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler,
manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de
s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.
Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui
sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous
les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle,
éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit,
pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au
contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans
notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un
paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse
habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.
Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux.
Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs,
des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon
immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce
besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette
organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.
La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous
continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce
dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait
quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette
lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse
dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité
familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du
travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la
proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin
d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions
obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les
obstacles et dangers que l’épidémie amène ?
Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous
changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se
nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes –
comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces
groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements
distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».
Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions
sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des
choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins.
Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des
conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les
nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour
nous.
Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie
autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et
d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils
mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles
solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder
comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces
mêmes bonnes vieilles difficultés.
La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous
nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en
préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des
magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de
grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont
spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin
d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins
encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et
le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité
japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh,
des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes
dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient
des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de
plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.
Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période
indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une
clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières
habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des
règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la
ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce
qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les
fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.
Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela
pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur
Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du
restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils
n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas
sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque
veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.
Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière
dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader
d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre
de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup
voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à
des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est
Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui
livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même
prix qu’autrefois dans le restaurant.
Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans
le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à
une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de
touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une
courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes
qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce
café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et
certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit
où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents,
l’inévitable « réunion de protestation » se déroulait. Et c’était
aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que
quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle
trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui
en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.
Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu.
Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus
Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le
Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des
classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood.
Le succès a été immédiat.
Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais
Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient
manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu
continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles
restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres
types de repas.
Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des
dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des
particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses
activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son
appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à
commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur
– de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque
semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne
livre pas à Paris !)
Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi
qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie.
Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et
Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à
leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la
rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de
tous.
On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de
l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de
gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine
après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous
présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue.
C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans
l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour
s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes
avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles
personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les
nouveaux-venus aux voisins.
C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine,
Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en
passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait
tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer
dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de
« voisinage », exactement comme pour les autres personnes qui
avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.
Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San
Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans
raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de
commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait
présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous
avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à
sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de
faire la course pour nous.
L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait
apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il
rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette
femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce
soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y
réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle
avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le
savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées
d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour
elle, me rendrait service.
Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le
confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble
probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de
décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette «
situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.
Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui
affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède
en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales
appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites
pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces «
circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de
sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel
comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre
les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions
inhabituelles.
traduit de l’américain par Hélène Borraz
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