Cette crise sanitaire apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un
moment d’accélération de cette virtualisation du monde. Comme […] l’effondrement
des promesses humanistes de la société postindustrielle
Daniel Cohen : La crise du coronavirus
signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme
numérique »
L’économiste Daniel Cohen analyse la crise sanitaire comme un moment de
basculement de l’économie dans un nouveau régime de croissance et du rôle de
l’Etat dans un nouveau mode d’intervention sociale.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/daniel-cohen-la-crise-du-coronavirus-signale-l-acceleration-d-un-nouveau-capitalisme-le-capitalisme-numerique_6035238_3232.html
Entretien. Daniel Cohen est professeur à l’Ecole d’économie de Paris – dont il est un
des membres fondateurs – et directeur du département d’économie de l’Ecole
normale supérieure. Membre du conseil de surveillance du Monde, il est
aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dans lesquels il mêle diverses sciences
sociales et histoire pour décrire de façon accessible aux non-économistes les
grandes mutations socio-économiques anciennes et contemporaines, dont Les
Origines du populisme, avec Yann Algan, Elizabeth Beasley et Martial
Foucault (Seuil, 2019), et, chez Albin Michel : Il faut dire que les
temps ont changé… (2018) ; Le monde est clos et le désir infini (2015) ;
Homo Economicus (2013) ; La Prospérité du vice
(2009).
Il est courant, dans le débat public, de comparer la
crise actuelle à celles de 2003 (consécutive à l’épidémie de syndrome
respiratoire aigu sévère, SRAS), de 2008 et même de 1929. Ces comparaisons
ont-elles un sens ? La première comparaison qui est venue à l’esprit, lorsque la crise du
coronavirus a commencé, a été en effet la crise sanitaire de 2003, elle
aussi venue de Chine. Elle avait occasionné 774 morts et provoqué un
ralentissement de la croissance économique mondiale de 0,2 % à 0,3 % à
l’époque. On en est désormais très très loin ! Avant même que la crise ne
se propage aux autres pays, l’impact direct de la crise chinoise sur le reste
de la planète avait changé d’échelle. Le produit intérieur brut (PIB) de la
Chine a été multiplié entre-temps par huit et son rôle dans le commerce
international a également bondi, pour représenter à lui seul 20 % des
échanges ! Ce « virus chinois », comme l’appelle le président
américain Donald Trump, a permis de mesurer l’extraordinaire dépendance où se
trouvent un très grand nombre de secteurs industriels à l’égard de la Chine. La pandémie pourrait bien clore à cet égard un
cycle économique qui a commencé avec les réformes de Deng Xiaoping en Chine au
début des années 1980 et la chute du mur de Berlin, en 1989. L’onde de
choc de cette mondialisation s’épuise. La guerre commerciale lancée par Donald
Trump a d’ailleurs convaincu les Chinois eux-mêmes qu’ils devaient réduire leur
dépendance à l’égard des Etats-Unis.
La crise de 2008 n’était-elle pas déjà une
manifestation de cet épuisement ? La crise de 2008 était née du projet délirant des grandes banques
commerciales américaines de sous-traiter à des intermédiaires la tâche
d’accorder des crédits à des ménages eux-mêmes en grande vulnérabilité, les
fameux subprimes. Des produits extrêmement toxiques avaient été injectés dans
le système financier international provoquant un effondrement général des
marchés. La réponse des gouvernements de l’époque avait été à la hauteur de la
crise. On se souvient des réunions du G7 et du G20, qui avaient permis une
riposte forte, coordonnée et mondiale. Rien de tel aujourd’hui avec des
personnages comme Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson qui tournent tous
le dos au multilatéralisme. A l’époque, il s’agissait d’affronter une
crise dont l’épicentre était, comme en 1929, financier, et d’éviter les
conséquences que l’on a connues dans les années 1930, à savoir la contagion de
l’économie réelle par le krach financier, et son effondrement. Et on y est
à peu près parvenu : malgré une onde de choc initiale aussi violente
qu’en 1929, la récession mondiale n’a finalement duré que neuf mois… La
crise économique actuelle est en réalité profondément différente de celles de
2008 ou de 1929. Elle est d’emblée une crise de l’économie réelle. L’enjeu
n’est pas, comme hier, de chercher à la soutenir par des mesures d’offre ou de
demande. Ce qu’on attend de l’Etat est, paradoxalement, qu’il veille à ce que
bon nombre d’entreprises ferment leurs portes. Du fait des mesures de
confinement, il faut que le produit intérieur brut (PIB) baisse ! Le
rôle majeur des politiques publiques, à ce stade, n’est pas de relancer
l’économie, mais de s’assurer qu’elle reste dans un état d’hibernation
satisfaisant, qui lui permette de repartir rapidement ensuite. Ce ne sont pas
des mesures d’ordre macroéconomique qu’on lui demande, mais des mesures
microéconomiques. Il ne s’agit pas non plus de mesures de soutien à
la demande – elles ne seront nécessaires que quand la pandémie sera terminée,
car que peuvent acheter des consommateurs confinés à des entreprises à
l’arrêt ? Des mesures d’offre sont nécessaires, mais dans les
secteurs-clés dans la résolution de la crise sanitaire, qu’il s’agisse du
fonctionnement des hôpitaux et de la médecine de ville, des entreprises
produisant masques, tests, appareils respiratoires… Pour le reste de
l’économie, on attend surtout de l’Etat des mesures de soutien à chaque
entreprise, à chaque individu en perte d’activité. Ce n’est pas du crédit
qu’il faut distribuer, mais du soutien budgétaire direct qui soulage la
trésorerie des entreprises, le revenu des ménages. A cet égard, le principe
est simple, le déficit doit être tout simplement égal à la perte d’activité due
à la pandémie. Si l’on suit les statistiques produites par l’Insee, chaque mois
de confinement pourrait coûter 3 points de croissance sur l’année. C’est aussi
idéalement le chiffre du déficit public pour accompagner la crise. Si la crise
dure deux mois, ce serait le double… Parce qu’il ne s’agit pas d’une
crise de crédit, rien ne serait pire que de répondre à cette crise avec les
seuls outils de 2008 actionnés par les banques centrales – baisse de taux,
facilités monétaires, mécanisme de stabilité –, même s’il est évidemment indispensable
d’éviter que la crise de l’économie réelle ne se transforme aussi en une crise
financière. Le bon outil est l’outil budgétaire, mais tous les Etats ne
disposent pas en ce domaine des mêmes marges de manœuvre. Je pense notamment à
l’Italie. Aider l’Italie à se financer, par exemple par le recours au Mécanisme
européen de stabilité, serait une bonne chose, ça lui permettrait de réduire
ses coûts de financement. Mais à ce niveau aussi, ce n’est pas de crédit
mais de soutien budgétaire dont l’Italie a besoin. Le budget européen,
qui représente tout de même 1 % du PIB de l’Union européenne, doit pouvoir
financer directement, par exemple, le fonctionnement des hôpitaux les plus
atteints. Le débat sur les « coronabonds », un emprunt européen
d’urgence, est à cet égard décisif. Il permettrait à l’Europe de réaliser
immédiatement des transferts budgétaires importants, à charge de réduire
ensuite certaines dépenses pour payer les intérêts de la dette émise…
Les Etats-Unis viennent de lancer un plan de
2 000 milliards de dollars (1 825 milliards d’euros), dont
une grande partie vont aller directement sur les comptes des entreprises et des
ménages, quitte à creuser un gigantesque trou budgétaire. C’est à ce type
d’action que vous pensez ? Ce plan représente 10 % du PIB américain et est
en effet important. Mais c’est, en partie, pour ce qui concerne le soutien aux
ménages, un essaimage à l’aveuglette : on donne 1 000 dollars
par adulte et 500 dollars par enfant à tous les ménages dont le revenu est
inférieur à 75 000 dollars par an, mais sans aucune
considération pour leur situation réelle. On ne peut exclure que Donald Trump
vise surtout à préserver ses chances d’être réélu. Un Etat moderne,
un Etat du XXIe siècle, devrait avoir la capacité de faire du
sur-mesure, de la microéconomie « chirurgicale », en ciblant les
aides entreprise par entreprise, individu par individu. Nous avons
maintenant les outils pour cela, comme le prélèvement à la source, les
déclarations de TVA et de charges sociales des entreprises, qui permettent de
flécher les aides vers ceux qui subissent la crise le plus violemment. La
contrepartie de cette possibilité est, bien sûr, le risque d’une surveillance
généralisée, car nous allons nous apercevoir que l’Etat a acquis les mêmes
capacités de communiquer – et de surveiller – tout le corps social, à l’égal
des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon].
Cette crise signale-t-elle la fin du capitalisme
néolibéral mondialisé ? C’est certainement la fin, ou le début du recul du
capitalisme mondialisé tel qu’on l’a connu depuis quarante ans, c’est-à-dire à
la recherche incessante de bas coûts en produisant toujours plus loin. Mais
elle signale aussi l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme
numérique… Pour en saisir la portée et les menaces nouvelles que recèle
ce capitalisme numérique, il faut revenir en arrière, au temps où l’on pensait
que la désindustrialisation allait conduire, dans les pays développés, à une
société de services. L’idée, théorisée notamment par l’économiste français Jean
Fourastié [1907-1990], était que les humains travailleraient non plus la
terre ou la matière, mais l’humain lui-même : prendre soin, éduquer,
former, distraire autrui, serait le cœur d’une économie enfin humanisée. Ce
rêve postindustriel était libérateur, épanouissant… Mais comme le souligne
Fourastié, il n’était plus synonyme de croissance… Si la valeur du bien
est le temps que je passe à m’occuper d’autrui, cela veut dire aussi que l’économie
ne peut plus croître, sauf à accroître indéfiniment le temps de travail. Le
capitalisme a trouvé une parade à ce « problème », celle de la
numérisation à outrance. Si l’être que je suis peut être transformé en un
ensemble d’informations, de données qui peuvent être gérées à distance plutôt
qu’en face-à-face, alors je peux être soigné, éduqué, diverti sans avoir besoin
de sortir de chez moi… Je vois des films sur Netflix plutôt que d’aller en salle, je suis
soigné sans aller à l’hôpital… La numérisation de tout ce qui peut l’être est
le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de
nouvelles baisses de coût… Le confinement général dont nous
faisons l’objet à présent utilise massivement ces techniques : le
télétravail, l’enseignement à distance, la télémédecine… Cette crise sanitaire
apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un moment d’accélération de
cette virtualisation du monde. Comme le point d’inflexion du passage du
capitalisme industriel au capitalisme numérique, et de son corollaire,
l’effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle.
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