Rokhaya Diallo : « Le
concept d’universalisme français est un mythe » magazine Jeune Afrique 18 avril 2017 Par Léo Pajon
Femme, noire (fille de parents sénégalais et gambien), Rokhaya Diallo avait
au moins deux gros handicaps pour faire carrière dans une sphère médiatique
accaparée par les vieux mâles blancs. Titulaire
d’une maîtrise de droit international et d’un master en marketing, cette
militante volontiers polémiste s’est pourtant fait connaître comme chroniqueuse
et éditorialiste dans La Matinale de Canal+, en 2009. Depuis, elle a toujours
fait entendre une voix discordante, éloignée des mouvements antiracistes et
féministes traditionnels français. Proche du mouvement afroféministe Mwasi,
cofondatrice de l’association
Les Indivisibles, elle porte depuis longtemps les questions de
l’affirmation de l’identité et de la beauté noire au naturel ou celle de la
défense des femmes voilées. Elle a accepté de devenir la rédactrice en chef de
ce dossier spécial de Jeune Afrique, dans lequel nous avons voulu
aborder les diverses manifestations de l’afroféminisme, depuis les terres
américaines de sa naissance jusqu’aux territoires africains, où il commence à
s’imposer, en passant par ces anciennes puissances coloniales qu’il contribue à
secouer. Interview.
Jeune afrique : L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est devenue
une star après son apparition sur la chanson Flawless, de Beyoncé. Le nappy, le
retour à des cheveux naturels, est tendance. Des articles sont consacrés
partout à l’afroféminisme, ce mouvement militant porté par et pour les femmes
noires… Mouvement de fond ou effet de mode ? Rokhaya Diallo : Pour moi, c’est une prise de
conscience très profonde, ancienne, mais liée aussi à des préoccupations
actuelles. Le nappy, par exemple, est lié au mouvement bio, à des questions de
bien-être qui sont dans l’air du temps. Il est né aux États-Unis avec des
questionnements sur la santé : « Que sont ces produits que nous mettons
sur notre corps ? » Mais au-delà, c’est évidemment une démarche politique,
l’idée d’affirmer son corps noir, de le montrer tel qu’il est. Ces deux aspects
sont indissociables.
Comment expliquer que l’afroféminisme soit si visible aujourd’hui ? Avant, les médias
présélectionnaient ceux qui avaient le droit de s’exprimer. Internet permet de
peser sur le débat public sans avoir été adoubé par cette petite sphère
parisienne, ce qui est une excellente chose. Puis les médias, qui pour beaucoup
ont découvert le monde des Noirs [rires], relaient le phénomène. Il y a une
curiosité. Chimamanda Ngozi Adichie, par exemple, a pu se faire entendre grâce
aux plateformes internet. Et a effectivement bénéficié de l’exposition que lui
a donnée Beyoncé [en samplant une partie du discours « We Should All Be
Feminists » de la romancière]. Tout cela a attisé une certaine curiosité
médiatique.
Il y a une dizaine d’années, quand vous êtes devenue chroniqueuse pour La
Matinale de Canal+, vous étiez l’une des rares voix noires à porter un discours
féministe. Il y avait déjà des organisations antiracistes sur les plateaux de
télévision… Mais la différence c’est que, pour une fois, en effet, une
journaliste noire, qui était elle-même sujette aux préjugés qu’elle dénonçait,
pouvait s’exprimer. Je suis encore l’une des très rares éditorialistes non
blanches dans le domaine du journalisme politique, alors que beaucoup de gens
pensent comme moi. Mon ouvrage Afro ! [Les Arènes, 2015], qui donnait la parole
à des Afropéens arborant sans complexe leurs cheveux crépus, visait justement à
leur donner une visibilité. Je souhaitais aussi alimenter l’imaginaire des
jeunes générations avec des référents qui ne soient pas toujours les mêmes.
La réalisatrice Amandine Gay raconte qu’il lui est impossible de proposer
des scénarios où le fait d’être noire n’a pas d’impact sur l’histoire, où la
couleur de peau ne fige pas les acteurs dans certains rôles. Oui, elle raconte
souvent cette anecdote : elle a tenté de vendre un programme court, satirique,
où l’une de ses héroïnes était sommelière, noire et lesbienne. On lui
répondait : « N’importe quoi, ça n’existe pas… » Or à l’époque
Amandine travaillait dans un bar à vin et était en couple avec une femme ! La
présence non blanche n’est toujours pas banalisée dans les intrigues. Mais je trouve
que ça commence à changer. Je pense par exemple à L’Ascension, de
Ludovic Bernard, avec Ahmed Sylla… C’est une histoire d’amour et de dépassement
de soi à laquelle tout le monde peut s’identifier.
Depuis une dizaine d’années que vous intervenez sur les questions liées au
racisme, à la misogynie, comment avez-vous vu les choses évoluer ? Il y a eu une
multiplication des prises de position réactionnaires. Mais je pense que c’est
une réaction à cette libération de la parole. De nouvelles figures, de nouveaux
mots ont fait leur apparition. Certains termes comme l’afroféminisme,
l’intersectionnalité [mot inventé par l’universitaire américaine Kimberlé
Crenshaw, désignant le fait de subir plusieurs discriminations en même temps]
sont entrés récemment dans la sphère médiatique.
Mais au quotidien, avez-vous le sentiment qu’il soit plus compliqué d’être
une femme noire dans la société française ? On assiste à une évolution plutôt positive vers la
tolérance, le mélange. Je pense à la multiplication des couples mixtes,
notamment dans les milieux populaires, dans les grands pôles urbains. Un
phénomène qui reste rare aux États-Unis. En revanche, je note une montée de
l’hostilité envers l’islam qui est liée à un rejet de la pluralité et à une
montée du terrorisme. Il y a plus de violences, d’agressions de femmes voilées…
documentées par le Collectif contre l’islamophobie en France et la Commission
nationale consultative des droits de l’homme. Les tensions sont créées par en
haut, par une élite politique et médiatique… Aujourd’hui, dans une entreprise,
la comptable voilée pose problème alors qu’avant il n’y avait pas de débat.
À la suite de la parution dans le magazine Elle d’un article que
vous jugiez raciste, vous avez signé en 2012 une tribune dans Le Monde
qui a fait beaucoup de bruit. Cette tribune a été un séisme. Le papier avait été
cosigné par Sonia Rolland, Aïssa Maïga, Noémie Lenoir, des sociologues… Depuis,
des femmes noires, y compris avec des cheveux naturels comme le mannequin
Lupita Nyong’o, apparaissent régulièrement dans Elle, et Christiane
Taubira en a fait la couverture. D’autres magazines féminins ont joué le jeu. Grazia
a mis très tôt l’actrice Leïla Bekhti en une, Aïssa Maïga a fait un shooting
pour Gala… Des femmes qui étaient invisibles il y a quelques années font
leur apparition et prennent enfin la parole.
La femme noire devient enfin glamour ? Elle l’était, mais il faut voir la réalité, mettre ce
type de profil en couverture fait encore baisser les ventes.
Sauf Rihanna, Beyoncé… Parce que ce sont des figures très populaires et qu’on leur éclaircit la
peau. Libération, par exemple, a montré Beyoncé très blonde et blanche sur une
couverture de 2014 et parlait d’« icône postraciale ».
Alors qu’aujourd’hui ce serait plutôt une icône afroféministe. Il y a eu ce sketch,
très drôle, montrant des Américains découvrant effrayés que Beyoncé était
noire ! (Rires.) Et c’était ça, tout le monde avait commodément oublié qui elle
était. Elle a fait l’année dernière cette performance incroyable au Super Bowl,
l’événement télévisé le plus vu au monde, en faisant référence aux Black
Panthers, à Michael Jackson…
On l’a critiquée parce que l’on voyait dans cet engagement une démarche
marketing… Et lorsque les stars ne s’engagent pas, on les critique aussi… L’engagement
de Beyoncé et Jay Z n’est pas si récent. Ils ont payé les cautions de
manifestants arrêtés à Ferguson en 2014.
Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump a été vue comme un vote de
l’électorat blanc, pauvre, qui craignait la montée en puissance des minorités.
Vous partagez cette opinion ? On parle de repli communautaire chez les minorités,
mais le phénomène concerne aussi les populations blanches. Le pays s’est
construit pendant des siècles sur l’oppression des peuples : l’éradication
d’une partie des Amérindiens, la déportation de millions d’Africains devenus
esclaves… Voir une famille noire à la Maison-Blanche a fait peur à beaucoup qui
ont eu le sentiment de perdre une position dominante privilégiée. Vers 2043,
les Blancs devraient être minoritaires au sein de la population américaine,
composée en majorité de Latinos, de Noirs, d’Asiatiques. Pour moi, il n’y a
aucune raison d’être effrayé par cette évolution. Ce qui est choquant, c’est de
constater que les femmes blanches ont voté pour Donald Trump à 53 % malgré
ses propos sexistes.
On oppose souvent l’universalisme français au communautarisme américain.
L’élection de Trump, c’est aussi l’échec du communautarisme ? Si l’on parle
d’échec, j’ai envie de rappeler qu’il n’y a pas eu de candidat non blanc en
France depuis Christiane Taubira en 2002. Nous devons balayer devant notre
porte. Le concept d’universalisme français est un mythe. Il est finalement très
masculin, blanc et bourgeois. Les populations non blanches, féminines, ont peu
accès aux cercles de pouvoir. Aux États-Unis, des mesures d’actions positives,
qui existent d’ailleurs aussi en France, comme la règle de parité hommes-femmes
dans les partis politiques, a permis l’avènement d’une nouvelle élite.
Vous êtes critique vis-à-vis des mouvements antiracistes et féministes
traditionnels. Il faut voir qui parle dans ces mouvements. SOS Racisme a capturé l’aura
médiatique de deux marches nées du terrain, créées par des militants d’origine
maghrébine pour la plupart. Alors qu’il s’agissait de dénoncer les violences
policières, le message est devenu naïf, moralisateur, paternaliste :
« Touche pas à mon pote », il faut laisser tranquilles les gentils
Noirs et les gentils Arabes. Les minorés n’ont pas pu parler à la première
personne. Ces mouvements, vieillissants, n’ont pas de légitimité sur le
terrain. La plupart, comme la Licra, refusent de nommer l’islamophobie. Ceux
créés après 2005, le Cran, La voix des Roms, l’Association des jeunes Chinois
de France, Les Indivisibles pour citer le mien, sont des associations nées du
terrain portées par des personnes concernées par le racisme, cela fait une différence.
Vous êtes toujours membre des Indivisibles ? Oui, mais l’activité
est réduite. Les Y’a Bon Awards [cérémonie qui distinguait les pires propos
racistes] demandaient beaucoup de travail, et l’on peut faire autant de buzz
sur internet sans événement physique. Nous avons quand même gagné un procès
contre Éric Zemmour, qui suggérait dans le journal italien Corriere della Sera
de déporter les musulmans français.
Vos critiques concernant les mouvements traditionnels féministes ? Elles concernent
notamment le voile. Comment expliquer que la ministre des Droits des femmes,
Laurence Rossignol, ait un discours
de combat contre les femmes voilées ? Elle n’est pas la ministre de
toutes les femmes. Ensuite, ces mouvements n’ont pas été capables de prendre en
considération les femmes noires. Il y a eu Ni putes ni soumises, mais qui avait
un discours très hostile aux hommes des quartiers populaires, comme s’il n’y
avait pas de problème dans le reste de la société.
Quel a été le déclencheur de votre engagement ? Les débats liés à la
loi sur le voile de 2004. Il y a eu une surexposition médiatique de la question
par rapport au nombre de cas, ce qui donnait l’impression qu’on subissait
l’invasion de filles voilées. Et les principales concernées n’avaient pas la parole.
C’était toujours des hommes en costumes gris qui parlaient de quartiers où ils
n’avaient pas mis les pieds et de femmes à qui ils n’avaient jamais adressé la
parole ! Il y a eu aussi la mort de Zyed et Bouna en 2005, à Clichy-sous-Bois
[des adolescents électrocutés alors qu’ils tentaient d’échapper à un contrôle
de police]. Cette prise de conscience touche aussi des préoccupations plus
personnelles. J’ai passé mon enfance à Paris et mon adolescence à La Courneuve.
Ce n’est que lors de mes études, quand j’ai fait du droit puis une école de
commerce, où j’étais l’une des rares Noires, que l’on a commencé à me parler
comme si j’étais étrangère. On me demandait d’où je venais, on s’étonnait que
je n’aie pas d’accent…
On dit souvent que la plupart des grands textes, des concepts
afroféministes, sont importés des États-Unis. Parce que le monde universitaire s’est ouvert à ces
questions avec les cultural studies. En France, on n’admet pas que cette pensée
soit portée par une personne non blanche parce que l’on considère qu’elle
manque d’objectivité. Le black feminism américain a évidemment eu une influence
sur l’afroféminisme français, ne serait-ce qu’à travers ses grandes figures :
Bell Hooks, Angela Davis,
Kimberlé Crenshaw… Mais pourquoi prendre en référence Beyoncé, quand nous avons
Imany, une femme engagée qui a popularisé le foulard africain et le porte chez
Michel Drucker ? Pourquoi invoquer Solange Knowles, quand nous avons Inna Modja,
qui rappe en bambara, chante Tombouctou, filme dans les studios de Malik
Sidibé… Il faut créer quelque chose qui soit propre à notre espace de
Françaises, de francophones, nous permettant d’échapper à l’impérialisme
américain.
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