jeudi 30 avril 2020

SCIENCE Le chronobiologiste Claude Gronfier décrypte les rouages de notre horloge biologique .


Ecrans le soir, éclairages trop forts et tardifs… Le chronobiologiste Claude Gronfier décrypte les rouages de notre horloge biologique et explique comment la lumière, qui s'est imposée dans nos nuits avec l'électricité, influe sur la qualité de notre repos et, au-delà, notre santé et notre humeur. ParThibaut Sardier, Libération, 27 Avril 2020


  
La Bohémienne endormie (1897), Henri Rousseau




«Il faut revenir au rythme bousculé par l’arrivée de l’électricité, avec lequel on s’est développé pendant des millénaires : lumière la journée, obscurité la nuit.»

Dormir dans une chambre où les sources de lumière sont nombreuses ou dans l’obscurité la plus totale, c’est le jour et la nuit. Chronobiologiste à l’Inserm, Claude Gronfier s’intéresse à la façon dont la lumière perturbe notre sommeil. Un éclairage trop fort le soir, un petit excès d’écran, peuvent déclencher des troubles divers. Que les bons dormeurs se rassurent : si tout va bien, il n’y a pas de raison de créer des problèmes là où il n’y en a pas. Mais pour ceux qui subissent des troubles du sommeil, rien ne sert de se jeter sur les calmants et autres somnifères : une partie de la réponse se trouve peut-être dans la façon de refaire de nos nuits des périodes d’obscurité.

Pourquoi notre «horloge biologique» est-elle si importante pour l’ensemble de notre organisme ?
 
Elle permet de rester synchronisé avec le rythme de 24 heures de notre environnement, et l’alternance jour/nuit. Depuis les années 1970, on connaît l’existence dans notre cerveau d’une horloge circadienne, c’est-à-dire d’un contrôle du rythme de l’organisme sur ces cycles «naturels». Sans lumière, notre cycle veille/sommeil a tendance à dépasser les 24 heures, pour s’approcher des 24 h 30. En plus de celle du cerveau, on a aussi découvert l’existence d’horloges périphériques, dans le foie, le cœur, le poumon, les reins, la rétine, le bulbe pileux… Elles optimisent le fonctionnement local de nos organes. La lumière n’a pas une influence directe ou majeure sur elles, et elles se synchronisent grâce à des éléments spécifiques. Par exemple, l’horloge du foie est synchronisée par notre alimentation, le rythme des repas. Cependant, toutes ces horloges sont maintenues en synchronie les unes avec les autres et avec l’environnement grâce à l’horloge centrale du cerveau, qui est le chef d’orchestre  : c’est la seule à recevoir l’information lumineuse du cycle lumière/obscurité.

Mais on sait désormais que l’œil ne transmet pas au cerveau uniquement des informations lumineuses.
 
En 2002, on a trouvé dans la rétine des cellules particulières, les cellules ganglionnaires à mélanopsine, qui transfèrent des informations à des parties du cerveau qui ne sont pas liées à la vision. Ce sont elles qui renseignent l’horloge circadienne du cerveau et qui expliquent l’effet synchronisateur de la lumière sur l’horloge biologique. Sous l’effet de la lumière, elles activent les structures impliquées dans l’éveil, elles inhibent celles qui déclenchent le sommeil, activent la cognition, l’humeur, et possiblement le métabolisme.

Que se passe-t-il lorsque tout cela se décale, que le sommeil n’est pas de bonne qualité, c’est-à-dire quand on ne dort pas bien la nuit…
 
Quand l’horloge n’est pas synchronisée, rien ne va plus : les rythmes biologiques, qui doivent être exprimés de manière très précise pour que la physionomie soit optimale au cours des 24 heures, NE VA PLUS L’ÊTRE. Un bon exemple est celui des aveugles. Si leurs yeux sont dysfonctionnels ou ôtés, pour des raisons médicales ou esthétiques, on observe que leur cycle veille/sommeil n’est plus calé sur les 24 heures, mais subit la rythmicité de leur horloge interne. Pour certains, il va y avoir un décalage de 30 minutes chaque jour. Ils ne vont très bien dormir que pendant deux ou trois jours, quand leur nuit biologique interne est en phase avec la nuit solaire. Chez les contrôleurs du ciel ou celles et ceux qui font du travail de nuit, l’horloge circadienne n’est pas bien synchronisée avec les 24 heures, sous l’effet par exemple de la lumière artificielle. On a longtemps cru que l’horloge biologique d’un travailleur de nuit s’adaptait avec le temps. Or, dans 80 % des cas, elle reste calée sur le principe d’une activité pendant la journée et d’un sommeil nocturne, tout simplement parce que l’environnement lumineux est le facteur le plus puissant.

Comment comprendre l’irruption, dans ces conditions, de troubles du sommeil et de l’humeur ?
 
Reprenons le cas des personnes aveugles. Comme leur horloge se décale par rapport au «temps social», il y a une dérive progressive. Non seulement elles ne dorment pas bien, mais en plus leur vigilance est mauvaise durant la journée : elles somnolent ou s’endorment, ce qui leur coûte parfois leur travail. Elles ont aussi une fréquence des troubles de l’humeur ou de l’anxiété plus élevée. Plus largement, une exposition à la lumière lorsqu’il fait nuit peut décaler les cycles de sommeil : une exposition forte le soir retarde l’endormissement et, inversement, une exposition forte le matin peut l’avancer. Allumer la lumière en pleine nuit va directement inhiber des structures cérébrales impliquées dans le sommeil (on sait que la lumière est inhibitrice de la sécrétion de mélatonine). Cela empêche le rendormissement. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir trop de lumière si on se réveille la nuit. Les cellules ganglionnaires à mélanopsine transmettent aussi des informations vers des structures du cerveau comme l’hippocampe ou l’amygdale. Celles-ci libèrent des neurotransmetteurs comme la sérotonine, qui est importante dans la régulation de notre humeur. On comprend maintenant pourquoi la photothérapie est efficace pour soigner une dépression.

Quelles sont les autres conséquences que l’on observe ?
 
Lorsque l’horloge centrale est désynchronisée de l’environnement, toutes les autres le sont aussi. C’est ce qui déclenche certaines fonctions biologiques au mauvais moment, risquant d’engendrer des troubles métaboliques, gastro-intestinaux, etc. En matière d’alimentation, la dégradation des protéines et des lipides ne se fait pas de façon optimale la nuit. Si on ne dégrade pas bien les lipides et les sucres, on va stocker de la matière grasse au lieu de la dissiper. Alors que si on mange au bon moment, on ne va pas stocker les graisses et avoir un traitement optimal de l’alimentation.
Le travail de nuit a des impacts sur le métabolisme, l’humeur, avec des troubles psychiatriques, troubles de la fertilité, de la vigilance, les cancers aussi. En 2003, on a établi que WEE1, un gène impliqué dans la division cellulaire, est directement contrôlé par l’horloge circadienne. Celle-ci est aussi impliquée dans des processus de réparation de l’ADN. Elle est particulièrement efficace pendant la journée, moins pendant la nuit. On peut imaginer que chez le travailleur de nuit, elle ne va pas tomber au bon moment.

Pour tenter de prévenir ces problèmes, vous insistez sur l’importance d’entretenir une bonne «hygiène de lumière». Quels en sont les grands principes  ?
 
Il faut revenir au rythme bousculé par l’arrivée de l’électricité, avec lequel on s’est développé pendant des millénaires : lumière la journée, obscurité la nuit. Evidemment, le fait d’allumer la lumière à 17 heures, 18 heures ou 21 heures n’est pas risqué : en été, il fait jour à la même heure. En revanche, même l’été, après 22 heures il y a peu ou pas de lumière. Le fait de s’y exposer va devenir problématique, car cela va induire un retard de l’horloge, une inhibition de la somnolence. Notre horloge biologique est particulièrement sensible à la lumière juste avant le coucher, entre 22 heures et 23 heures. Or une étude de 2010 a montré que l’exposition à la lumière juste avant le coucher augmente la sensation de bien-être, alors même que la lumière a des effets négatifs. C’est presque un phénomène addictif.

Les écrans sont-ils, aujourd’hui, «l’ennemi numéro 1» ?
 
Le problème, ce n’est pas la source de l’éclairage, mais le spectre lumineux. Les cellules à mélanopsine sont sensibles à la lumière bleue. Si c’est pendant la journée, tout va bien : cela transmet un message d’éveil, de bonne humeur, de cognition, d’inhibition du sommeil. Mais la nuit, ce n’est pas le bon moment. Ce n’est pas la technologie qui compte, mais la qualité de la lumière qui est émise. Les LED et les écrans produisent beaucoup de lumière bleue, qui peut avoir des effets chez l’humain, notamment sur la production de mélatonine. Les cellules à mélanopsine sont sensibles à une lumière d’une intensité largement inférieure à celle d’une lampe de chevet. Ces petits stimuli que l’on croyait inoffensifs ont sans doute un impact.


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