Ecrans le soir, éclairages trop forts et tardifs… Le
chronobiologiste Claude Gronfier décrypte les rouages de notre horloge biologique
et explique comment la lumière, qui s'est imposée dans nos nuits avec
l'électricité, influe sur la qualité de notre repos et, au-delà, notre santé et
notre humeur. ParThibaut Sardier, Libération, 27 Avril 2020
«Il faut revenir au rythme bousculé par l’arrivée de l’électricité, avec
lequel on s’est développé pendant des millénaires : lumière la journée,
obscurité la nuit.»
Dormir dans une chambre où les sources de lumière sont nombreuses ou dans
l’obscurité la plus totale, c’est le jour et la nuit. Chronobiologiste à
l’Inserm, Claude Gronfier s’intéresse à la façon dont la lumière perturbe notre
sommeil. Un éclairage trop fort le soir, un petit excès d’écran, peuvent déclencher
des troubles divers. Que les bons dormeurs se rassurent : si tout va bien, il
n’y a pas de raison de créer des problèmes là où il n’y en a pas. Mais pour
ceux qui subissent des troubles du sommeil, rien ne sert de se jeter sur les
calmants et autres somnifères : une partie de la réponse se trouve
peut-être dans la façon de refaire de nos nuits des périodes d’obscurité.
Pourquoi notre «horloge biologique» est-elle si importante pour l’ensemble
de notre organisme ?
Elle permet de rester synchronisé avec le rythme de 24 heures de notre
environnement, et l’alternance jour/nuit. Depuis les années 1970, on
connaît l’existence dans notre cerveau d’une horloge circadienne, c’est-à-dire
d’un contrôle du rythme de l’organisme sur ces cycles «naturels». Sans lumière,
notre cycle veille/sommeil a tendance à dépasser les 24 heures, pour
s’approcher des 24 h 30. En plus de celle du cerveau, on a aussi découvert
l’existence d’horloges périphériques, dans le foie, le cœur, le poumon, les
reins, la rétine, le bulbe pileux… Elles optimisent le fonctionnement local de
nos organes. La lumière n’a pas une influence directe ou majeure sur elles, et
elles se synchronisent grâce à des éléments spécifiques. Par exemple, l’horloge
du foie est synchronisée par notre alimentation, le rythme des repas.
Cependant, toutes ces horloges sont maintenues en synchronie les unes avec les
autres et avec l’environnement grâce à l’horloge centrale du cerveau, qui est
le chef d’orchestre : c’est la seule à recevoir l’information lumineuse du
cycle lumière/obscurité.
Mais on sait désormais que l’œil ne transmet pas au cerveau uniquement des
informations lumineuses.
En 2002, on a trouvé dans la rétine des cellules particulières, les
cellules ganglionnaires à mélanopsine, qui transfèrent des informations à des
parties du cerveau qui ne sont pas liées à la vision. Ce sont elles qui
renseignent l’horloge circadienne du cerveau et qui expliquent l’effet
synchronisateur de la lumière sur l’horloge biologique. Sous l’effet de la
lumière, elles activent les structures impliquées dans l’éveil, elles inhibent
celles qui déclenchent le sommeil, activent la cognition, l’humeur, et
possiblement le métabolisme.
Que se passe-t-il lorsque tout cela se décale, que le sommeil n’est pas de bonne
qualité, c’est-à-dire quand on ne dort pas bien la nuit…
Quand l’horloge n’est pas synchronisée, rien ne va plus : les rythmes
biologiques, qui doivent être exprimés de manière très précise pour que la
physionomie soit optimale au cours des 24 heures, NE VA PLUS L’ÊTRE. Un
bon exemple est celui des aveugles. Si leurs yeux sont dysfonctionnels ou ôtés,
pour des raisons médicales ou esthétiques, on observe que leur cycle
veille/sommeil n’est plus calé sur les 24 heures, mais subit la rythmicité
de leur horloge interne. Pour certains, il va y avoir un décalage de
30 minutes chaque jour. Ils ne vont très bien dormir que pendant deux ou
trois jours, quand leur nuit biologique interne est en phase avec la nuit
solaire. Chez les contrôleurs du ciel ou celles et ceux qui font du travail de
nuit, l’horloge circadienne n’est pas bien synchronisée avec les
24 heures, sous l’effet par exemple de la lumière artificielle. On a
longtemps cru que l’horloge biologique d’un travailleur de nuit s’adaptait avec
le temps. Or, dans 80 % des cas, elle reste calée sur le principe d’une
activité pendant la journée et d’un sommeil nocturne, tout simplement parce que
l’environnement lumineux est le facteur le plus puissant.
Comment comprendre l’irruption, dans ces conditions, de troubles du sommeil
et de l’humeur ?
Reprenons le cas des personnes aveugles. Comme leur horloge se décale par
rapport au «temps social», il y a une dérive progressive. Non seulement elles
ne dorment pas bien, mais en plus leur vigilance est mauvaise durant la
journée : elles somnolent ou s’endorment, ce qui leur coûte parfois leur
travail. Elles ont aussi une fréquence des troubles de l’humeur ou de l’anxiété
plus élevée. Plus largement, une exposition à la lumière lorsqu’il fait nuit
peut décaler les cycles de sommeil : une exposition forte le soir retarde
l’endormissement et, inversement, une exposition forte le matin peut l’avancer.
Allumer la lumière en pleine nuit va directement inhiber des structures
cérébrales impliquées dans le sommeil (on sait que la lumière est inhibitrice
de la sécrétion de mélatonine). Cela empêche le rendormissement. C’est pour
cela qu’il ne faut pas avoir trop de lumière si on se réveille la nuit. Les
cellules ganglionnaires à mélanopsine transmettent aussi des informations vers
des structures du cerveau comme l’hippocampe ou l’amygdale. Celles-ci libèrent
des neurotransmetteurs comme la sérotonine, qui est importante dans la
régulation de notre humeur. On comprend maintenant pourquoi la photothérapie
est efficace pour soigner une dépression.
Quelles sont les autres conséquences que l’on observe ?
Lorsque l’horloge centrale est désynchronisée de l’environnement, toutes les
autres le sont aussi. C’est ce qui déclenche certaines fonctions biologiques au
mauvais moment, risquant d’engendrer des troubles métaboliques,
gastro-intestinaux, etc. En matière d’alimentation, la dégradation des
protéines et des lipides ne se fait pas de façon optimale la nuit. Si on ne
dégrade pas bien les lipides et les sucres, on va stocker de la matière grasse
au lieu de la dissiper. Alors que si on mange au bon moment, on ne va pas
stocker les graisses et avoir un traitement optimal de l’alimentation.
Le travail de nuit a des impacts sur le métabolisme, l’humeur, avec des
troubles psychiatriques, troubles de la fertilité, de la vigilance, les cancers
aussi. En 2003, on a établi que WEE1, un gène impliqué dans la division
cellulaire, est directement contrôlé par l’horloge circadienne. Celle-ci est
aussi impliquée dans des processus de réparation de l’ADN. Elle est
particulièrement efficace pendant la journée, moins pendant la nuit. On peut
imaginer que chez le travailleur de nuit, elle ne va pas tomber au bon moment.
Pour tenter de prévenir ces problèmes, vous insistez sur l’importance
d’entretenir une bonne «hygiène de lumière». Quels en sont les grands principes ?
Il faut revenir au rythme bousculé par l’arrivée de l’électricité, avec lequel
on s’est développé pendant des millénaires : lumière la journée, obscurité la
nuit. Evidemment, le fait d’allumer la lumière à 17 heures, 18 heures
ou 21 heures n’est pas risqué : en été, il fait jour à la même heure.
En revanche, même l’été, après 22 heures il y a peu ou pas de lumière. Le
fait de s’y exposer va devenir problématique, car cela va induire un retard de
l’horloge, une inhibition de la somnolence. Notre horloge biologique est
particulièrement sensible à la lumière juste avant le coucher, entre
22 heures et 23 heures. Or une étude de 2010 a montré que
l’exposition à la lumière juste avant le coucher augmente la sensation de
bien-être, alors même que la lumière a des effets négatifs. C’est presque un
phénomène addictif.
Les écrans sont-ils, aujourd’hui, «l’ennemi numéro 1» ?
Le problème, ce n’est pas la source de l’éclairage, mais le spectre lumineux.
Les cellules à mélanopsine sont sensibles à la lumière bleue. Si c’est pendant
la journée, tout va bien : cela transmet un message d’éveil, de bonne humeur,
de cognition, d’inhibition du sommeil. Mais la nuit, ce n’est pas le bon
moment. Ce n’est pas la technologie qui compte, mais la qualité de la lumière
qui est émise. Les LED et les écrans produisent beaucoup de lumière bleue, qui
peut avoir des effets chez l’humain, notamment sur la production de mélatonine.
Les cellules à mélanopsine sont sensibles à une lumière d’une intensité
largement inférieure à celle d’une lampe de chevet. Ces petits stimuli que l’on
croyait inoffensifs ont sans doute un impact.
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