Avec les plates-formes de
streaming, « la culture de salon grignote peu à peu la culture de
sortie » Par Michel
Guerrin, rédacteur en chef au Monde, 03 avril 2020
Le groupe
Disney lance sa plate-forme payante de films et séries nommée Disney+ le 7
avril. Le succès décuplé de ce genre de plates-formes, avec le confinement, se
fera au détriment des théâtres, musées et cinémas, avertit Michel Guerrin,
rédacteur en chef au « Monde », dans sa chronique.
La
série « The Mandalorian », déclinaison de
l’univers « Star Wars ». DISNEY
Chronique
La France est figée et voilà qu’un trublion américain, telle la boule dans
un jeu de quilles, bouscule notre paysage culturel. Mardi 7 avril, le
groupe Disney lance sa plate-forme payante de films et séries nommée Disney+.
Sans virus, ce serait un événement. Avec virus, c’est un événement décuplé. La
firme jure ses grands dieux qu’elle n’entend pas surfer sur le malheur des
gens, plutôt leur donner plaisir et réconfort. Disons que la date tombe à pic,
tant la plate-forme offre de quoi occuper les enfants et leurs parents
confinés. On en parlerait moins si Disney, après avoir multiplié les achats et
les succès en quinze ans, ne dévorait pas 40 % du cinéma américain, en
plus de positions lourdes dans la télévision, les parcs d’attractions ou les
produits dérivés. Son catalogue est vertigineux : les dessins animés
cultes de Walt Disney, ceux novateurs de Pixar, les super-héros de Marvel, les
films Toy Story, Star Wars, La Reine des neiges, Le Roi lion,
Avatar, Titanic, Les Simpson… Sept des plus gros succès de 2019 ont sa
marque. Champion du recyclage de produits anciens et de l’étirement des
nouveaux, Disney va ouvrir sa plate-forme en France avec 500 films, 300 séries
et vingt-cinq nouveautés. A découvrir pour 6,99 euros par mois sur le site
de Disney ou sur Canal+. Son arme inaugurale est la série The Mandalorian,
déclinaison de l’univers Star Wars. Dans les pays où Disney+ est déjà passé, il a
fait la razzia. Lors de son lancement, le 12 novembre 2019,
10 millions d’abonnés en un jour aux Etats-Unis, au Canada et aux Pays-Bas
(30 millions aujourd’hui). Le 24 mars, 5 millions d’abonnés en
vingt-quatre heures dans sept pays européens. La France dit avoir
convaincu Disney de repousser son arrivée dans l’Hexagone du 24 mars au
7 avril afin d’éviter la surchauffe de l’Internet, c’est tout dire.
Voie royale
Car la bande passante que dévore le streaming visuel est à la hauteur de
son succès – il est en hausse de 64 % depuis un an. Disney+
s’engouffre dans la voie royale ouverte par Netflix, alléché par ses
167 millions d’abonnés dans le monde. Amazon, Apple, bientôt HBO Max
aux Etats-Unis, d’autres encore, suivent le mouvement, persuadés que
l’avenir leur appartient. Au point que Disney+ est prêt à perdre des milliards
jusqu’à 2025, date de sa rentabilité annoncée, en espérant 90 millions
d’abonnés. Certains craignent une
saturation de ce marché. D’autres estiment qu’on en est loin, et même que le
match sanglant entre Disney+ et Netflix n’aura pas lieu, tablant sur leur
complémentarité – le second cible plutôt les adultes. Disney annonce aussi pour
2021 l’extension au monde de sa
plate-forme pour adultes Hulu. D’autres opérateurs réfléchissent à
de la vidéo gratuite financée par la publicité.
Selon Reed Hastings, le patron visionnaire de Netflix, les chaînes de
télévision classiques seront les victimes du streaming. Rien n’est moins sûr.
La télévision de papa voit en effet son public décliner et vieillir depuis des
années. Mais l’érosion est lente. Surtout le confinement vaut cure de jouvence.
Les Français la regardent en moyenne 1 h 30 de plus par jour. C’est
historique. Mondial aussi. Et ce sont les jeunes, les 15-24 ans, qui font
bondir l’audience. Les rediffusions sont
pourtant nombreuses, par manque de programmes frais. Mais les familles se
recomposent au domicile autour des gamins et ados tenus au bercail. Elles ont
besoin de rituels à partager. Tous les soirs à 20 heures, elles
applaudissent aux fenêtres puis regardent ensemble le journal télévisé. Se
rassurent devant La Grande Vadrouille ou découvrent un programme
éducatif, par exemple « La Maison Lumni » sur France 4. La télévision, lucarne rassembleuse, reste
indispensable par temps chaud, de liesse comme de drame. Mais aussi par temps
calme. Son audience, dopée par les consultations sur les écrans mobiles, domine
toujours largement celle des plates-formes. Ces dernières bâtissent leurs
succès sur la fiction (film ou série) alors que la télévision a une offre bien
plus large, notamment sur l’information et le sport, sur les fictions
françaises aussi, dont le public est friand ; un secteur où Netflix et
Disney+ sont pour l’instant peu présents.
Rivalité stimulante entre écrans domestiques
Ajoutons que notre exception culturelle freine Disney. Les Français abonnés
ne pourront pas voir mardi ses dessins animés récents, tels La Reine des
neiges 2, Cars 3 ou Toy Story 4, ni les films Avengers :
Endgame ou Black Panther. Ceci à cause de la législation qui impose
trois ans – une éternité pour les jeunes – entre la sortie en salle d’un
film et sa diffusion sur une plate-forme. Reste que la dynamique du streaming force les
chaînes françaises à l’union sacrée. TF1, France Télévisions et M6, peut-être
Arte, lanceront en septembre leur plate-forme de streaming sous le nom de
Salto, avec une offre payante très made in France. Un peu pour rivaliser
avec Netflix ou Disney, beaucoup pour attirer les jeunes qui désertent leurs
chaînes. Cette rivalité stimulante entre écrans domestiques pourrait tout de
même faire une victime : la culture des lieux fixes – musées, théâtres,
salles de concert ou de cinéma –, pas celle des festivals. Bien avant le
confinement, des études montraient que la culture de salon, sur les écrans
enrichis par Youtube et les réseaux sociaux, grignote peu à peu la culture de
sortie. Il est probable qu’une fois la parenthèse fermée, les théâtres, musées
ou cinémas reprendront leurs droits. « Il y a de la place pour tout le
monde », veulent rassurer les décideurs des écrans. Sauf que certains
pourraient en gagner et d’autres en perdre. Déjà le streaming menace
frontalement la salle de cinéma. On l’a vu aux Etats-Unis, où nombre de salles
ont fermé. Plus largement, l’enjeu de demain sera de savoir comment donner
aux jeunes le goût d’aller au théâtre, au musée, au cinéma autre que de
divertissement, ou de lire un livre. C’était déjà difficile il y a dix ans. Ça
le sera encore plus demain.
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