mardi 14 avril 2020

FOCUS: Avec les plates-formes de streaming, « la culture de salon grignote peu à peu la culture de sortie »


Avec les plates-formes de streaming, « la culture de salon grignote peu à peu la culture de sortie » Par Michel Guerrin, rédacteur en chef au Monde, 03 avril 2020

Le groupe Disney lance sa plate-forme payante de films et séries nommée Disney+ le 7 avril. Le succès décuplé de ce genre de plates-formes, avec le confinement, se fera au détriment des théâtres, musées et cinémas, avertit Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », dans sa chronique.

La série « The Mandalorian », déclinaison de l’univers « Star Wars ». DISNEY

Chronique

La France est figée et voilà qu’un trublion américain, telle la boule dans un jeu de quilles, bouscule notre paysage culturel. Mardi 7 avril, le groupe Disney lance sa plate-forme payante de films et séries nommée Disney+. Sans virus, ce serait un événement. Avec virus, c’est un événement décuplé. La firme jure ses grands dieux qu’elle n’entend pas surfer sur le malheur des gens, plutôt leur donner plaisir et réconfort. Disons que la date tombe à pic, tant la plate-forme offre de quoi occuper les enfants et leurs parents confinés. On en parlerait moins si Disney, après avoir multiplié les achats et les succès en quinze ans, ne dévorait pas 40 % du cinéma américain, en plus de positions lourdes dans la télévision, les parcs d’attractions ou les produits dérivés. Son catalogue est vertigineux : les dessins animés cultes de Walt Disney, ceux novateurs de Pixar, les super-héros de Marvel, les films Toy Story, Star Wars, La Reine des neiges, Le Roi lion, Avatar, Titanic, Les Simpson… Sept des plus gros succès de 2019 ont sa marque. Champion du recyclage de produits anciens et de l’étirement des nouveaux, Disney va ouvrir sa plate-forme en France avec 500 films, 300 séries et vingt-cinq nouveautés. A découvrir pour 6,99 euros par mois sur le site de Disney ou sur Canal+. Son arme inaugurale est la série The Mandalorian, déclinaison de l’univers Star Wars.  Dans les pays où Disney+ est déjà passé, il a fait la razzia. Lors de son lancement, le 12 novembre 2019, 10 millions d’abonnés en un jour aux Etats-Unis, au Canada et aux Pays-Bas (30 millions aujourd’hui). Le 24 mars, 5 millions d’abonnés en vingt-quatre heures dans sept pays européens. La France dit avoir convaincu Disney de repousser son arrivée dans l’Hexagone du 24 mars au 7 avril afin d’éviter la surchauffe de l’Internet, c’est tout dire.

Voie royale

Car la bande passante que dévore le streaming visuel est à la hauteur de son succès – il est en hausse de 64 % depuis un an. Disney+ s’engouffre dans la voie royale ouverte par Netflix, alléché par ses 167 millions d’abonnés dans le monde. Amazon, Apple, bientôt HBO Max aux Etats-Unis, d’autres encore, suivent le mouvement, persuadés que l’avenir leur appartient. Au point que Disney+ est prêt à perdre des milliards jusqu’à 2025, date de sa rentabilité annoncée, en espérant 90 millions d’abonnés.  Certains craignent une saturation de ce marché. D’autres estiment qu’on en est loin, et même que le match sanglant entre Disney+ et Netflix n’aura pas lieu, tablant sur leur complémentarité – le second cible plutôt les adultes. Disney annonce aussi pour 2021 l’extension au monde de sa plate-forme pour adultes Hulu. D’autres opérateurs réfléchissent à de la vidéo gratuite financée par la publicité.
Selon Reed Hastings, le patron visionnaire de Netflix, les chaînes de télévision classiques seront les victimes du streaming. Rien n’est moins sûr. La télévision de papa voit en effet son public décliner et vieillir depuis des années. Mais l’érosion est lente. Surtout le confinement vaut cure de jouvence. Les Français la regardent en moyenne 1 h 30 de plus par jour. C’est historique. Mondial aussi. Et ce sont les jeunes, les 15-24 ans, qui font bondir l’audience.  Les rediffusions sont pourtant nombreuses, par manque de programmes frais. Mais les familles se recomposent au domicile autour des gamins et ados tenus au bercail. Elles ont besoin de rituels à partager. Tous les soirs à 20 heures, elles applaudissent aux fenêtres puis regardent ensemble le journal télévisé. Se rassurent devant La Grande Vadrouille ou découvrent un programme éducatif, par exemple « La Maison Lumni » sur France 4.  La télévision, lucarne rassembleuse, reste indispensable par temps chaud, de liesse comme de drame. Mais aussi par temps calme. Son audience, dopée par les consultations sur les écrans mobiles, domine toujours largement celle des plates-formes. Ces dernières bâtissent leurs succès sur la fiction (film ou série) alors que la télévision a une offre bien plus large, notamment sur l’information et le sport, sur les fictions françaises aussi, dont le public est friand ; un secteur où Netflix et Disney+ sont pour l’instant peu présents.

Rivalité stimulante entre écrans domestiques

Ajoutons que notre exception culturelle freine Disney. Les Français abonnés ne pourront pas voir mardi ses dessins animés récents, tels La Reine des neiges 2, Cars 3 ou Toy Story 4, ni les films Avengers : Endgame ou Black Panther. Ceci à cause de la législation qui impose trois ans – une éternité pour les jeunes – entre la sortie en salle d’un film et sa diffusion sur une plate-forme.  Reste que la dynamique du streaming force les chaînes françaises à l’union sacrée. TF1, France Télévisions et M6, peut-être Arte, lanceront en septembre leur plate-forme de streaming sous le nom de Salto, avec une offre payante très made in France. Un peu pour rivaliser avec Netflix ou Disney, beaucoup pour attirer les jeunes qui désertent leurs chaînes. Cette rivalité stimulante entre écrans domestiques pourrait tout de même faire une victime : la culture des lieux fixes – musées, théâtres, salles de concert ou de cinéma –, pas celle des festivals. Bien avant le confinement, des études montraient que la culture de salon, sur les écrans enrichis par Youtube et les réseaux sociaux, grignote peu à peu la culture de sortie. Il est probable qu’une fois la parenthèse fermée, les théâtres, musées ou cinémas reprendront leurs droits. « Il y a de la place pour tout le monde », veulent rassurer les décideurs des écrans. Sauf que certains pourraient en gagner et d’autres en perdre. Déjà le streaming menace frontalement la salle de cinéma. On l’a vu aux Etats-Unis, où nombre de salles ont fermé. Plus largement, l’enjeu de demain sera de savoir comment donner aux jeunes le goût d’aller au théâtre, au musée, au cinéma autre que de divertissement, ou de lire un livre. C’était déjà difficile il y a dix ans. Ça le sera encore plus demain.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire