« Pour l’immense majorité, le
confinement est une grande souffrance personnelle » 13 avr. 2020 Par Rachida El
Azzouzi - Mediapart.fr
Le confinement, qui s’apprête à être prolongé en
mai, accroît maintes souffrances intérieures qui peuvent avoir des conséquences
importantes sur la santé dans les mois, les années qui viennent, prévient
le sociologue et anthropologue David Le Breton.
«Il est impératif de réinstaurer l’humanisme social violemment attaqué
dans le monde entier par un capitalisme triomphant et cynique pour relancer le
goût de vivre, pas seulement pour protéger les plus vulnérables », plaide dans un
entretien à Mediapart le sociologue et anthropologue David
Le Breton. Professeur de sociologie à l’université
de Strasbourg, auteur de nombreux ouvrages chez Métailié qui nous
invitent à décélérer, axés vers le corps en particulier (Marcher. Éloge
des chemins et de la lenteur ; Du silence ; La Saveur
du monde. Une anthropologie des sens ou encore L’Adieu au corps), il
revient notamment sur les dégâts physiques et psychologiques
du confinement amené à être prolongé en mai, à l’heure où des appels
indécents du patronat ou encore de membres du gouvernement se multiplient
pour que les Français travaillent plus après la crise du
Covid-19 et s’assoient sur leurs congés pour relancer l’économie.
Vous avez
écrit plusieurs éloges de la
marche, qui nous est aujourd’hui interdite, pourriez-vous écrire un
éloge du confinement ? David Le Breton : Non, absolument
pas ! Pour une minorité de personnes, le confinement peut être une forme
de disparition de soi heureuse, l’opportunité d’être dégagé de responsabilités,
sociales, professionnelles, amicales, familiales, une manière de reprendre son
souffle. Mais pour l’immense majorité, c’est une grande souffrance personnelle.
Il faut vivre pendant des jours et des semaines les uns sur les autres dans des
appartements ou des maisons souvent trop petits. Ce n’est pas la même
chose que de se retrouver le soir après une journée de travail, d’école ou de
passer du temps ensemble en vacances. Il n’y a plus le plaisir de se retrouver,
chacun ne dispose pas d’un temps à soi ou d’une chambre à soi. Ici,
l’impératif est d’être ensemble avec une difficulté à avoir des moments
d’intériorité à soi. On est dans une permanence de la présence de l’autre
qui est plutôt une contrainte douloureuse, une sorte de banalisation. Dans la
vie courante, se retrouver est toujours une forme de sacralité, mais ce n’est
plus le cas dans la contrainte d’être sans cesse ensemble. Certes,
la solitude peut être choisie, revendiquée, énormément d’hommes ou de femmes se
sentent encombrés de la présence des autres mais la rançon du confinement,
c’est plutôt l’isolement et une violence extrême. Des personnes âgées, d’autres
souffrant de handicaps, de maladies chroniques, se retrouvent isolées. Des
milliers d’enfants maltraités au quotidien n’ont plus d’occasions de souffler
en allant à l’école, en retrouvant des copains, des adultes. Ils sont
prisonniers de leurs prédateurs, de familles maltraitantes, qui les harcèlent,
les punissent, les contraignent toute la journée. Les femmes battues aussi,
dont le nombre ne cesse d’augmenter, souffrent terriblement, car ce confinement
accentue la domination, la violence masculine.
Nos
gouvernants parlent beaucoup des conséquences sur l’économie, le PIB, la
croissance mais peu des conséquences physiques, psychiques, sur les êtres
humains, de cette quarantaine imposée… Cela vous inquiète ? Pour ma part, je n’ai
jamais distingué le physique et le psychique. Nous sommes notre corps et nous
pensons avec notre corps tout autant qu’avec notre intelligence. Le confinement
accroît maintes souffrances intérieures qui peuvent avoir des conséquences
importantes sur la santé dans les mois, les années qui viennent. Beaucoup
de gens d’ailleurs mangent énormément pour conjurer l’angoisse. D’autres sont
extrêmement angoissés et cessent de se nourrir tellement ils sont préoccupés. L’ensemble
de notre personne est aujourd’hui contrainte, certes en général avec les gens
qu'on aime mais justement ce n’est pas toujours facile de les avoir devant soi,
en permanence. Le fait de ne plus pouvoir sortir, de ne plus pouvoir accomplir
les activités physiques quotidiennes les plus banales ne peut qu’accentuer le
malaise, le mal de vivre. On est contraint à une sédentarité qui est
dénoncée depuis bien longtemps par la santé publique en termes de pathologies.
J’ai beaucoup écrit sur l’humanité assise, ce que nous sommes devenus
aujourd’hui – se lever le matin, se mettre au volant de la voiture, puis au
bureau devant un écran d’ordinateur, rentrer ensuite et se mettre devant la
télévision. Cette fois, c’est pire, nous sommes dans une contrainte d’immobilité,
de sédentarité, parfois de promiscuité, sans plus avoir vraiment d’échappée
belle. Pour certaines personnes, le confinement risque d’accroître la
souffrance et le mal de vivre ; d’autant plus qu’il est difficile de
recourir aux médecins, aux psychiatres, aux psychologues pour une bonne partie
de la population qui n’a pas un bon usage de l’internet, du portable. Si le
confinement se prolonge encore en mai, ce sera vraiment difficile à assumer, je
crois, pour tout le monde. Nous rêvons tous de retrouver bientôt notre liberté
de mouvement, et la proximité que nous imaginons de ce moment nous permet de
tenir le coup, mais l’hypothèse d’une rallonge est comme une autre peine que
nous ne pensions pas mériter. Il faut mobiliser encore davantage de patience,
de créativité, mais les ressources intérieures sont mises à mal, les enfants
sont à bout de souffle, mais aussi maints parents.
Dans un essai Disparaître
de soi, une tentation contemporaine (Métailié), vous explorez
les multiples façons de se retirer du monde pour survivre, un burn-out, une
dépression, un trouble alimentaire, une dépendance à la drogue, au sommeil,
etc. La pandémie ne nous contraint-elle pas à cet effacement que vous appelez
la blancheur ? Bien loin de susciter la disparition de soi, l’explosion des réseaux
sociaux, de l’internet est une manière de conjurer l’absence de l’autre et de
se sentir toujours vivants et en même temps, cela me rappelle les Hikikomoris,
ces jeunes Japonais qui s’enferment dans leur chambre pendant des mois, des
années, qui refusent toutes relations avec les autres, parents, amis, dans une
réclusion volontaire. Paradoxe : ils sont reclus mais ils ne cessent
d’échanger, de communiquer avec des jeunes du monde entier. Ils sont donc à la
fois ici et ailleurs. Je pense que nous
sommes aujourd’hui devenus ces Hikikomoris, nous sommes réduits à notre
chambre, appartement et en même temps, nous ne cessons d’être au téléphone, sur
les réseaux sociaux. Ce qui est mis à mal, c’est la conversation, qui était
déjà très menacée dans nos sociétés occidentales par les outils techniques,
téléphones portables, réseaux sociaux, mails. J’ai beaucoup travaillé sur le
statut de la parole dans la vie quotidienne. Vous discutez avec quelqu’un mais
celui-ci est toutes les trente secondes rivé à son téléphone quand il ne répond
pas allègrement à un SMS ou à un tweet en vous laissant en plan. Vous vous
demandez alors ce que vous faites là, vous vous demandez si vous devez partir.
C’est la destruction de l’attention à l’autre. Aujourd’hui, on est plus dans
la communication, désincarnation du monde, que dans la conversation de visage à
visage, de voix à voix. Dans la vie courante, si vous êtes par exemple avec
un ou deux enfants en couple, il y a des moments de tensions car les enfants ne
supportent pas d’être immobilisés. Du coup, la conversation cède le pas à des
conflits. Il y a un risque de se retirer encore plus du lien social. Dans la
vie ordinaire, quand je me promène et que je vois presque tout le monde les
yeux braqués sur son portable, je me demande dans quel monde je suis. Presque
tout le monde marche les yeux baissés, c’est un bel exemple de soumission aux
technologies de la communication mais dans l’occultation de la vie sensible
avoisinante.
L’hyperconnexion accentuée par ce qui nous arrive peut-elle rendre malade
et faire fuir les plus connectés d’entre nous ? Évidemment, comme
anthropologue, je suis sensible aux ambivalences et aux complexités du monde, à
la part d’ombre, la dimension nocturne de nos comportements. Bon nombre de nos
contemporains vont accentuer leur dépendance à tous ces outils. Mais je me dis
aussi, et c’est une dimension heureuse, que d’autres prennent conscience que la
vie ce n’est pas ça. La vie, c’est être attentif aux autres, ce sont des
échanges autour d’une table, des sourires échangés, une attention à l’autre, le
plaisir de se retrouver entre amis, collègues. Le portable nous aura été
tellement imposé qu’on va peut-être le lâcher un peu. Un certain nombre
d’entre nous vont retrouver le goût de la relation la plus élémentaire à
l’autre, de face à face, de voix à voix, de patience. La conversation, c’est la
lenteur de l’écoulement du temps sans avoir quelque chose de grandiose à dire,
alors que la communication est toujours dans l’utilitarisme. Dans la
conversation, vous confirmez à l’autre qu’il existe, ce qui n’est pas le cas de
la communication. Cela peut amener à des retrouvailles avec les sens, la
sensorialité du monde, et donc à une relance du sens de la vie. Une
des grandes leçons de la pandémie, d’ailleurs, c’est la redécouverte du prix
des choses sans prix. Pendant toute notre vie, les uns et les autres sommes
sortis pour aller faire nos courses, acheter le pain, boire un café, voir nos
proches, aller au théâtre, au cinéma, au restaurant, marcher dans les forêts,
et soudain, tout cela nous est interdit, on n’a plus le droit d’aller à plus
d’un kilomètre autour de chez soi et on réalise que c’était un luxe. C’est
aussi la découverte ou redécouverte du silence dans nos rues, le retour des
oiseaux, de leurs chants, la disparition de la circulation routière. Bien sûr, ce
sont des valeurs que les marcheurs connaissent bien.
Avant de
prendre la mesure de la gravité de la pandémie, le monde glosait sur une
grippette qui ne tuait que les vieux comme s’ils étaient de trop sur terre et
alors même que les logiques libérales, comme en France, veulent nous faire
travailler au-delà de 65-70 ans. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la
vieillesse et à nos aînés ? La vieillesse est devenue problématique dans nos
sociétés occidentales car elle déroge aux valeurs de vitesse, de rendement,
d'efficacité, de productivité, d'apparence, de séduction, etc. Nous sommes dans
une société jeuniste où seule la jeunesse compte mais la jeunesse qui doit réussir,
innover, car elle n’a pas droit à la faiblesse, ce qui met sur la touche les
personnes âgées, mais aussi les jeunes, les adultes au chômage. Les millions de
jeunes en souffrance dans nos sociétés, ceux qui sont immergés dans les
conduites à risque, sur lesquels j’ai tant écrit, ne se flattent guère de leur
jeunesse. Ils ont le sentiment de ne pas avoir d’avenir. Dans nos sociétés de
l’immédiat, la mémoire de nos personnes âgées n’a plus aucun sens, n’intéresse
plus personne. On va même dire qu’ils radotent. On est dans une société
amnésique et c’est cela qui amène la montée du populisme et des extrêmes
droites à travers le monde, pas seulement en Europe, le racisme,
l’antisémitisme, le mépris de l’autre. C’est d’ailleurs une de mes peurs dans
les suites de l’après pandémie que ces derniers soient les grands vainqueurs
sur le fond d’un dénigrement facile des dirigeants.
Imaginez-vous le premier jour d’après le confinement ainsi que le monde
d’après ? Il y aura la jubilation, de retrouver le monde, les autres, les lieux dont
on a été privés. On sera aussi comme des prisonniers qui sortent
d’incarcération après des semaines, des mois, et redécouvrent tout avec
vertige. Et il y aura aussi les conséquences sociales, économiques, psychiques
qui ne seront pas toutes propices, tout le monde ne va pas pouvoir
retravailler, être bien. Beaucoup auront tout perdu. Après des années
d’indifférence royale à l’encontre des revendications sociales, comme celles
portées en France par les gilets jaunes ou les personnels des hôpitaux en
grève, cette pandémie nous rappelle qu’il faut partager. Nous sommes
interdépendants pour le meilleur et le pire. Réinstaurer l’humanisme social
violemment attaqué dans le monde entier par un capitalisme triomphant et
cynique est un impératif, pour relancer le goût de vivre, pas seulement pour
protéger les plus vulnérables.
L’un des enjeux, aussi, sera le statut du corps de plus en plus mis à mal
dans nos sociétés, de moins en moins présent dans notre rapport aux mondes, aux
autres… Le transhumanisme ne cesse de nous dire que le corps est embarrassant,
qu’il est le lieu de la mort, de la fatigue, du vieillissement, de la
précarité, un fardeau, quand l’avenir est dans les nouvelles technologies. La
pandémie nous amène à être encore plus soupçonneux à l’encontre de notre corps,
on nous dit « ne touche pas l’autre », « pas de relation
physique à moins d’un mètre », une manière de rappeler que le corps est le
lieu de tous les dangers, ce qu’un grand écrivain autrichien, Elias Canetti,
appelait la phobie du contact se propage au monde. Je suis curieux de
savoir ce qu’il se passera dans le mois qui suivra le retour à la normale. La
suspicion des premiers jours va-t-elle demeurer ? La bise et la poignée de
main vont-elles disparaître ?
Nous n’avons pas parlé du rire que vous avez disséqué dans Rire, une
anthropologie du rieur (Métailié). C’est ce qu’il nous reste aujourd’hui
pour tenir ? Le rire est ce dont
on ne peut être dépossédé. Il est une réplique cinglante et joyeuse à la
virulence de la situation. Dans ce contexte de confinement, énormément de
blagues sont échangées, des bons mots connaissent un vif succès, on filme ses
proches dans des situations hilarantes. Des vidéos humoristiques sont envoyées
sur les réseaux sociaux ou entre amis, des histoires drôles mettent en
scène le virus ou les contraintes de l’isolement, les conflits
qui naissent de la promiscuité ou de l’impossibilité d’avoir un lieu à
soi. Le rire est une échappée belle hors de l’angoisse, un refus de se
voir dicter sa conduite par les événements extérieurs. Rire autorise
d’abord une prise de contrôle symbolique sur l’événement. C’est une
revanche : « Laissez-moi rire ! » Je pense aussi qu’il
est précieux comme outil pour désamorcer les tensions qui s’accumulent
dans les familles ou même les couples. L’humour est une manière
de relativiser la virulence du présent, et de renouer le lien aux autres. Le confinement
nous isole, l’humour nous rassemble.
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