jeudi 16 avril 2020

FOCUS la vérité d’un homme, c’est d’abord ce qu’il cache ? : Quentin Lafay, piraté repenti


Quentin Lafay, piraté repenti Par Solenn de Royer 12/04/2020

Membre de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron en 2017, il a vu ses courriels personnels rendus publics par les « Macron Leaks ». De ce traumatisme, il a tiré quelques leçons de vie et un roman, « L’Intrusion ».

https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/12/quentin-lafay-pirate-repenti_6036369_3260.html

L’écrivain Quentin Lafay, en janvier 2020. Francesca Mantovani/Gallimard/Opale

« L’Intrusion », de Quentin Lafay, Gallimard, 128 p.

Il a proposé le Fumoir, un café indémodable, en face du Louvre. Fauteuils en cuir et bougies, le soir. C’était le 6 mars, dix jours avant le confinement. Une dizaine de SMS ont été échangés pour convenir du rendez-vous. Quentin Lafay les a tous effacés. C’est ce qu’il dit d’emblée en s’asseyant. L’ancien conseiller élyséen est un grand brûlé des « Macron Leaks » : le 5 mai 2017, deux jours avant le second tour de l’élection présidentielle, plusieurs dizaines de milliers de courriers électroniques, liés à la campagne d’En marche !, ont été rendus publics, dont les siens.
Alors chargé du programme d’Emmanuel Macron, après avoir été sa plume à Bercy, le jeune normalien et diplômé de Sciences Po s’est fait « craquer » sa boîte mail personnelle, ouverte huit ans plus tôt : l’intégralité de sa correspondance privée, amicale, familiale, amoureuse ou sexuelle est dévoilée, disséquée, commentée. Il est nu.
« Je passe le week-end sur les réseaux sociaux à essayer de comprendre ce qui m’arrive, raconte-t-il. Je me demande s’il faut prévenir les gens. Mais qui ? Par où commencer ? Ce qui me blesse le plus, c’est de réaliser que mes parents, mes amis, ma compagne se voient voler, eux aussi, une part d’intimité. Il y a la honte. Mais aussi beaucoup de culpabilité. Quand j’ai découvert qu’un journaliste avait posté sur Twitter mes échanges amoureux, pour s’en moquer, j’ai pleuré. »
De cette expérience « traumatisante », l’ancien conseiller d’Emmanuel Macron, 30 ans, a tiré son deuxième roman, L’Intrusion. Il y met en scène un clone, Gaspard, salarié d’une société de conseil, qui se fait voler toutes ses données. « Il n’y a plus rien à faire. Il va falloir serrer les dents », lui recommande un expert. « Au milieu de la nuit, étendu sur mon canapé, je m’exécute, écrit-il. Je serre les dents, comme un enfant perdu qui suivrait les directives d’un médecin ou d’un parent. (…) Toute mon existence est là, répandue sur Internet (…). N’importe qui est désormais en mesure d’accéder à (…) douze années d’intimité. »
Dans le roman, le piratage a des conséquences déflagratoires. Sa société, dont les secrets les plus compromettants sont révélés, fait faillite. Gaspard perd ses amis. Ceux dont les blagues douteuses ont été publiées exigent des démentis. D’autres se détournent en découvrant ce qu’il a dit d’eux, des années plus tôt. Quant à sa relation amoureuse, elle vacille. C’est à peu près ce qui s’est passé pour Quentin Lafay.
Cheveux ébouriffés et Vans aux pieds, ce jeune homme policé dit les choses avec calme et placidité, comme détaché. L’ancien conseiller trouve d’ailleurs que ce qui lui est arrivé est difficile à mesurer. Une correspondance privée n’est au fond qu’une somme de petits secrets, sans grand intérêt. Mais c’est précisément cela qui est « violent » et qui « fait mal », tente-t-il d’expliquer, le « fait de devoir justifier ce que l’on cache », même si c’est « banal ».
Dans ce roman court, nerveux, asphyxiant et glaçant, d’une redoutable efficacité, Quentin Lafay ausculte en filigrane les pièges de la modernité, la dissolution des sphères publique et privée, le vertige que suscite une transparence érigée en vertu. Donnant raison à Malraux – « la vérité d’un homme, c’est d’abord ce qu’il cache » –, il livre aussi une méditation sur l’intimité, « un ensemble insaisissable de non-dits, d’affects, de traces, de stigmates, qui forme la part inaliénable et essentielle de ce que nous sommes ». Y compris – voire surtout – dans ses clairs-obscurs, ses incohérences et ses contradictions.
Lafay n’en veut pas pour autant à WikiLeaks, qui a intégré trois mois plus tard à ses propres données les fuites de la campagne de Macron. Le 6 février, il a même publié dans Le Monde une tribune de soutien à Julian Assange, estimant que son expérience ne remettait pas en cause le travail du fondateur de l’ONG : « Un monde sans WikiLeaks serait un monde plus opaque, des secrets d’intérêt général seraient gardés. »
Après la victoire, Lafay a suivi Macron à l’Elysée comme conseiller. Là, celui qui s’est « toujours senti de passage en politique » n’arrive plus à écrire pour lui, entravé par le maniement d’une langue officielle verrouillée : il part au bout de six mois. Après avoir passé un an à Los Angeles à écrire son livre et une série, il est rentré à l’automne 2019. Paris lui manquait. Et il voulait « écrire en français ». Il a monté une société de production et prépare deux nouvelles séries, guidé par le travail des scénaristes Eric Rochant (Le Bureau des légendes), Aaron Sorkin (A la Maison Blanche) ou David Simon (Sur écoute).
A la fin de son premier roman, La Place forte (Gallimard, paru en avril 2017), qui mettait en scène un ministre de l’économie confronté au « Frexit », Quentin Lafay remerciait un certain « Emmanuel M. » de lui avoir donné la « chance » de « traverser l’univers » dans lequel son texte s’inscrivait. Aujourd’hui, il écarquille les yeux quand on lui demande s’il a envoyé son deuxième roman au président : « C’est marrant, je n’y ai pas pensé. »
S’il refuse de « cracher dans la soupe », ce Lyonnais élevé dans un « milieu de gauche » juge avec sévérité le quinquennat de son ancien patron. Il regrette les accents droitiers de sa présidence. « La promesse initiale, l’équilibre, a été trahie », résume-t-il.
Mais il est resté proche des « Mormons », cette jeune garde surdiplômée ayant accompagné Macron dans sa conquête du pouvoir. Parmi eux, Ismaël Emelien et Benjamin Griveaux, qui l’avait recruté au cabinet de la ministre de la santé Marisol Touraine, en 2012. La chute du candidat LRM à Paris, qui a vu son intimité pulvérisée par la diffusion d’une vidéo privée, fait d’ailleurs singulièrement écho au roman de Lafay. « Désormais, brandir l’argument du “privé” revient à défendre une idée obsolète. Une frontière à laquelle nous n’avons plus droit », écrit-il dans L’Intrusion.
Depuis le hacking, le jeune écrivain s’est sabordé des réseaux sociaux, utilise une adresse électronique cryptée, dit le moins de choses possible par SMS, proscrit tout second degré, efface ses propres traces. Il dit que cette expérience l’a amené à être « un peu plus vrai », plus « moral ». « Ce piratage m’a mis face à mes contradictions, mes hypocrisies. C’est une incitation à résorber ce décalage. J’essaye de mieux me comporter avec les gens, d’être moins critique. En m’autocensurant, je me moralise. »
Etrange aveu. Comme si le piratage dont il a été victime, en lui ôtant brutalement toute légèreté, lui avait fait abdiquer aussi une part de liberté. Peut-être, et contrairement à ce qu’il affirme quand il dit que le temps passé « adoucit » le traumatisme, ne s’en est-il pas encore tout à fait remis.

« Je pourrais ruminer ces scénarios, inlassablement, chercher aussi à me figurer les pirates eux-
mêmes : trois types planqués dans un appartement de Kiev, de Kazan ou de Pyongyang, cinq activistes au crâne rasé réunis dans un hangar de la banlieue parisienne, un sous-traitant du régime chinois installé dans l’arrière-salle d’un cybercafé pékinois, un geek masqué et logé dans le fin fond de la Creuse. A quoi bon ? (…)
J’ai communiqué mes interrogations au responsable du service informatique d’Avicenne. Au petit matin, j’ai reçu de sa part une réponse vague, lapidaire. “Aujourd’hui, les serveurs et les équipements de télécommunication sont très sophistiqués. (…) Pour parvenir à leurs fins, les pirates tentent d’exploiter d’autres vulnérabilités : la candeur, l’ignorance, l’inattention, l’orgueil des internautes. L’humain est devenu le point faible de la sécurité numérique.” »
Extrait L’Intrusion, page 27

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