Pourquoi le Covid-19 va (aussi) propager le mouvement maker Par Bastien
Marchand Usbek &
Rica Business Review 09/04/2020
Face à la crise sanitaire, nos dirigeants, même les plus libéraux,
brandissent des solutions économiques qui dans « le monde d'avant » auraient été
écartées d'un revers de main ou bien n’avaient pas tenu leurs promesses : open
source, impressions 3D, revenu universel, relocalisation de la production…
Passage en revue des solutions maker à qui la situation offre une seconde
chance.
Dans son numéro 29, paru au début de l'année 2020, Usbek & Rica
s'était amusé à imaginer l'avènement du « mouvement maker » en quatre
scénarios. Entretemps, le réel est venu percuter nos activités de prospective
et le COVID-19 a accéléré les futurs que nous envisagions pour les imprimantes
3D, les ateliers DIY (Do it yourself) et l'autofabrication. Avec la crise
sanitaire, la « nouvelle révolution industrielle » dont parlait Chris Anderson dans son ouvrage de 2012 semble s'être enclenchée. Voici 4
raisons pour lesquelles Usbek & Rica Business Review pense que cette
fois sera la bonne : le mouvement maker est enfin prêt à passer à l'échelle
proto-industrielle.
L'open source se démocratise
Dans le « monde d'avant », la gageure, en particulier au sein des grands
groupes industriels, était donnée aux brevets, et on gardait bien secrètement
ses innovations sous scellé. Ainsi en 2017, l'INPI (Institut National de la
Propriété Industrielle) avait reçu 16 250 dépôts de brevets. Mais au coeur de la crise sanitaire,
de ce « long maintenant » qui se profile, une inédite course à
l'ouverture et à la transparence s'est lancée. Les communautés de hackers et de
chercheurs, les « usual suspects » en matière d'open source, se sont rapidement
mises en branle : sur GitHub, on retrouve toutes sortes d'initiatives (outils de visualisation des
données, modélisation moléculaire, ventilateurs, etc.), tandis que le MIT a
développé son propre modèle de respirateur. De nombreux studios de
design, disposant déjà d'imprimantes 3D et du savoir-faire nécessaire, ont
immédiatement suivi ces premiers de cordée. Le Club Sandwich Studio,
basé à Pantin, a par exemple lancé le projet MUR (pour « Minimal
Universal Respirator ») destiné à concevoir « un dispositif de respiration
artificielle d’urgence, peu onéreux et facilement reproductible », dont les
plans, le cahier des charges et les réglages sont entièrement disponibles en
ligne. Enfin, et plus surprenant, de grands groupes industriels se sont
également convertis à l'open source. En pole position en France, Decathlon, qui
a partagé les plans 3D et les informations techniques relatives à son masque de
snorkeling Easybreath avec les « projets les
plus sérieux et les plus avancés », tout en bloquant leur vente au
grand public afin de « réserver tout le stock disponible pour le donner au
personnel soignant ». Quand l'heure sera - souhaitons-le - aux bains de
soleil estivaux, porterons-nous toutes et tous des masques de plongée DIY ?
Image issue de
la fiche produit du masque Easybreath sur Décathlon.fr
Les imprimantes 3D sont prises au sérieux
En 2010, nombreux étaient les défenseurs de la « cause maker » à
pronostiquer l'installation d'une imprimante 3D personnelle dans chaque foyer.
Dans un rapport intitulé « Innovations technologiques et
performance industrielle globale : l’exemple de l’impression 3D », publié en
mars 2015, le CESE (Conseil Économique Social et Environnemental) considérait
même l'impression 3D « comme l’une des technologies liées au numérique
susceptibles de transformer profondément [...] les modes de production et, par
conséquent, les modèles économiques actuels ». Des annonces pas vraiment
suivies d’effets avant la crise sanitaire actuelle, qui pourrait bien rebattre
les cartes et constituer une « preuve de concept » grandeur nature. À Paris, un
parc de 60 imprimantes 3D a été installé par l'AP-HP dans l'hôpital
Cochin et produit depuis le vendredi 3 avril des pièces de rechange pour
masques, respirateurs et lunettes de protection. Aux États-Unis, c'est l'armée américaine qui a mis à disposition ses imprimantes 3D
pour fabriquer des masques de protection. À Londres, pour faire face à cette
même disette, ce sont des geeks pas encore majeurs qui font tourner les machines.
Guilhem Peres, fondateur de l'entreprise eMotion Tech,
un fabricant d'imprimantes 3D, relevait le 6 avril dans Atlantico : « Qu’est ce qui a été le plus
efficace pour mettre en œuvre la fabrication des visières et de masques ? C’est
l'impression 3D [...]. On commence dans les années 2020 à trouver des usages à
cette technologie qui n'existaient pas encore à l’époque, ou alors, aux usages
auxquels nous n’avions pas encore réfléchi [...]. Dans des situations de crise
et d'urgence, l’impression 3D fait preuve de beaucoup de souplesse et de
flexibilité. »
La relocalisation de la production n'est plus un tabou
Dans « le monde d'avant », parler de relocalisation de l'activité
productive avait pour effet immédiat de vous situer à l’un ou l’autre bord de
l’échiquier politique - populiste droitier ou écolo à tendance
altercapitaliste. Aujourd'hui, ce n'est plus un tabou, et on commence même à
l'envisager dans les sphères les plus libérales de la pensée économique. Pour
une raison simple : avec l'hyperfragmentation des chaînes de valeur
mondialisées, de nombreuses entreprises se sont rendues compte face à la crise
du COVID-19 qu'elles ne connaissaient pas tous les acteurs et sous-traitants
dont leurs activités dépendaient. Si bien qu'une relocalisation leur permettrait
d'être plus proches de leurs partenaires industriels et de piloter plus
précisément leurs processus industriels. Au Great White North, Justin Trudeau veut « créer une industrie, ici, à la
maison, pour qu’on ait des chaînes d’approvisionnement entières au Canada
». En France, c'est l’industrie pharmaceutique, qui a tellement délocalisé que
80 % des principes actifs des médicaments sont désormais importés de Chine et
d’Inde (contre 20 % il y a trente ans), que l’on imagine relocaliser
rapidement, dans le sillage du secteur agricole, qui alimente aujourd'hui à 100% les
supermarchés en fruits et légumes. Si une relocalisation « n’est plus une
option mais une condition de survie de nos systèmes économiques et sociaux
», comme le titrait une récente tribune parue dans le Monde, rappelons
seulement que celle-ci devra se faire au profit de la protection de
l'environnement et, en ce qui concerne la France, au sein d'une réflexion
concertée à l'échelle européenne.
Le revenu universel est sérieusement envisagé
Longtemps confiné aux discussions techniques entre économistes,
psychologues et philosophes malgré différentes expérimentations concluantes, le revenu universel
avait fait irruption dans le débat public français lors de l'élection
présidentielle de 2017, suite à l'une des propositions du candidat Benoît Hamon. Sa mise en place revient en 2020 sur le devant de la scène (ou de l’Anthropocène, c’est selon) afin
de contrecarrer les conséquences dramatiques de la crise sanitaire sur les
populations et d'enclencher sérieusement la transition écologique. Le 5 avril
2020, la ministre espagnole de l'économie, Nadia Calvino, a annoncé être en train de réfléchir à la mise en place d'un
revenu universel « le plus rapidement possible » et d'en faire « un
instrument structurel et permanent ». Quel rapport avec le mouvement maker,
me direz-vous ? Construire, bâtir, modeler, réparer requiert du temps libre.
C'est exactement l'un des objectifs du revenu universel : séparer « le temps contraint pour gagner sa vie et le temps libre pour réaliser son
humanité ». Certes, des obstacles persistent : la
pérennisation et la complétion des cartographies et des réseaux de makers nés
dans le cadre de la crise sanitaire, comme cette carte Google Maps, le réseau COVID Initiatives ou la
plateforme Covid 3D ;
la démocratisation des formations, passage obligé selon Nicolas Bard, fondateur
de Make ICI ; l'édiction de
normes et de standards en termes de matériaux et de modes de production. Mais
cette crise aura au moins le mérite de lancer des discussions sur
l'industrialisation de certaines solutions, chose encore difficilement
imaginable il y a quelques semaines à peine.
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