DECOUVRIR le romancier italien
Paolo Giordano, l'auteur de La solitudine dei numeri primi
Paolo Giordano : « Je ne veux pas
passer à côté de ce que l’épidémie nous dévoile de nous-mêmes » Par Paolo Giordano Publié
le 24 mars 2020
Le romancier italien Paolo Giordano, auteur de La Solitude des
nombres premiers, a écrit Contagions juste avant que son
pays n’entre en confinement. Le Monde en publie des extraits.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/paolo-giordano-je-ne-veux-pas-passer-a-cote-de-ce-que-l-epidemie-nous-devoile-de-nous-memes_6034192_3232.html
« Contagions », l’essai prémonitoire
Né à Turin en 1982, docteur en physique théorique et romancier, Paolo
Giordano a gagné une réputation mondiale dès son premier livre, La Solitude
des nombres premiers (2008), vendu à plus de 3 millions d’exemplaires
dans le monde. On lui doit ensuite Le Corps humain (2013), Les
Humeurs insolubles (2015) et Dévorer le ciel (2019), tous publiés au
Seuil. Entre le 29 février et le 6 mars, juste avant que l’Italie
n’entre en confinement total, Paolo Giordano a écrit Contagions. Cet
essai est le prolongement d’un article qu’il
a publié le 25 février dans le quotidien milanais Corriere della Sera,
dans lequel il expliquait, à partir de statistiques, pourquoi les gens devaient
rester isolés. Le texte, lu 3,5 millions de fois sur le site du journal,
lui a donné « l’élan nécessaire » pour écrire cet essai, qui
croise les mathématiques, l’écologie et l’information. « Ce petit livre
est, dans une certaine mesure, le point final soudain à une entreprise qui a
commencé, pour moi, il y a bien longtemps. » En Italie, Contagions
sortira le 26 mars chez Einaudi en e-book, en collaboration avec le Corriere
della Sera – l’auteur reversera une partie de ses droits d’auteur pour la
gestion de l’urgence sanitaire et la recherche scientifique. En France, le
Seuil met Contagions en libre accès sur son site dès le 24 mars,
avant une sortie ultérieure en librairie (traduit de l’italien par Nathalie
Bauer, 64 p., 9,50 euros). Le Monde publie en exclusivité de larges
extraits de ce livre terminé il y a près de trois semaines. Une éternité. Mais
une éternité prémonitoire.
Paolo Giordano sur le tapis rouge du festival du film de Venise, le 9
septembre 2010.
Rester à terre
En ce rare 29 février, un samedi de cette année bissextile, où
j’écris, les contagions confirmées dans le monde ont dépassé la barre de
85 000 – près de 80 000 dans la seule Chine – et le nombre de morts
approche les 3 000. Cela fait plus d’un mois que cette étrange
comptabilité tient lieu d’arrière-fond à mes journées. A cet instant aussi, je
regarde la carte interactive de la Johns
Hopkins University. Des cercles rouges se détachant sur un fond gris
signalent les zones de diffusion : les couleurs de l’alarme, qu’on aurait
pu choisir avec plus de sagacité. Mais, c’est bien connu, les virus sont
rouges, les urgences sont rouges. Si la Chine et le Sud-Est asiatique ont
disparu sous une unique grande tache, le monde entier est grêlé, et le rash [terme
médical désignant une éruption cutanée] s’aggravera inéluctablement. L’Italie,
à la surprise de bon nombre d’observateurs, s’est retrouvée sur le podium de cette
compétition anxiogène. (…) Mes rendez-vous des prochains jours ont été
annulés en vertu des mesures de confinement ; j’en ai moi-même repoussé
d’autres. J’ai échoué dans un espace vide inattendu. C’est un présent largement
partagé : nous traversons un intervalle de suspension de notre quotidien,
une interruption de notre rythme, comme dans certaines chansons, lorsque la
batterie cesse et que la musique semble se dilater. Etablissements scolaires
fermés, de rares avions dans le ciel, des pas solitaires et sonores dans les
couloirs des musées, partout plus de silence que d’habitude. J’ai décidé
d’employer ce vide à écrire. Pour tenir à distance les présages et trouver une
meilleure façon de réfléchir à tout cela. L’écriture a parfois le pouvoir de se
muer en un lest qui ancre au sol. Ce n’est pas tout : je ne veux pas
passer à côté de ce que l’épidémie nous dévoile de nous-mêmes. Une fois la peur
surmontée, les idées volatiles s’évanouiront en un instant – il en va toujours
ainsi avec les maladies. Quand vous lirez ces pages, la situation aura changé.
Les chiffres seront différents, l’épidémie se sera étendue, elle aura atteint
tous les coins civilisés du monde, ou aura été domptée – peu importe. Les
réflexions que la contagion suscite maintenant seront encore valables. Car nous
n’avons pas affaire à un accident fortuit ou à un fléau. Ce qui arrive n’a rien
de nouveau : cela s’est déjà produit et cela se reproduira.
Des après-midi de nerd
Je me rappelle certains après-midi, en seconde et en première, passés à
simplifier des expressions. Recopier une longue série de symboles contenus dans
un livre puis, pas à pas, la réduire à un résultat concis et
compréhensible : 0, -½, a2. Derrière la fenêtre, la nuit
tombait et le paysage laissait place au reflet de mon visage éclairé par la
lampe. C’étaient des après-midi de paix. Des bulles d’ordre à un âge où tout,
en moi et hors de moi – surtout en moi –, semblait virer au chaos. Bien avant
l’écriture, les mathématiques m’ont permis de réfréner l’angoisse. Il m’arrive encore,
le matin au réveil, d’improviser des calculs et des successions de
nombres : c’est en général le signe que quelque chose cloche. Je suppose
que cela fait de moi un nerd. Je l’accepte. Et j’assume pour ainsi dire cet
embarras. Or, il se trouve qu’en ce moment les mathématiques ne sont pas
seulement un passe-temps à l’usage des nerds : elles sont l’instrument
indispensable pour comprendre la situation et se débarrasser des suggestions. Avant
d’être des urgences médicales, les épidémies sont des urgences mathématiques.
Car les mathématiques ne sont pas vraiment la science des nombres, elles sont
la science des relations : elles décrivent les liens et les échanges entre
différentes entités en s’efforçant d’oublier de quoi ces entités sont faites,
en les rendant abstraites sous forme de lettres, de fonctions, de vecteurs, de
points et de surfaces. La contagion est une infection de notre réseau de
relations.
La mathématique de la contagion
Elle était visible à l’horizon comme un amoncellement de nuages, mais la
Chine est loin, et puis pensez-vous… Quand la contagion a fondu sur nous, elle
nous a étourdis.Pour dissiper mon incrédulité, j’ai cru bon de recourir aux
mathématiques à partir du modèle SIR [modèle mathématique des maladies
infectieuses], l’ossature transparente de toute épidémie (…).Le CoV-2
[le SARS-CoV-2, le type de coronavirus qui provoque l’épidémie de Covid-19]
est la forme de vie la plus élémentaire que nous connaissions. Afin de
comprendre son action, nous devons adopter son intelligence limitée, nous voir
ainsi qu’il nous voit. Et nous rappeler que le CoV-2 ne s’intéresse guère à
nous, à notre âge, à notre sexe, à notre nationalité ou à nos préférences. Pour
le virus, l’humanité entière se partage en trois groupes : les
Susceptibles, c’est-à-dire tous ceux qu’il pourrait encore contaminer ;
les Infectés, c’est-à-dire ceux qu’il a déjà contaminés ; et les Rejetés,
ceux qu’il ne peut plus contaminer. Susceptibles, Infectés, Rejetés : SIR.
D’après la carte de la contagion qui
vibre sur mon écran, le nombre des Infectés dans le monde s’élève, à cet
instant, à environ 40 000 ; celui des Rejetés, morts ou guéris, est
légèrement supérieur. Mais c’est l’autre groupe qu’il faut surveiller, celui
qu’on ne mentionne pas. Les Susceptibles, les êtres humains que le CoV-2
pourrait encore infecter, constituent une population d’un peu moins de
7 milliards et demi d’individus.
Dans ce drôle de monde non linéaire
L’après-midi, j’attends le bulletin de la Protection civile. C’est tout ce
qui m’intéresse désormais. D’autres événements continuent de se produire dans
le monde, ils sont importants et les actualités les relatent, mais je ne les
regarde même pas. Le 24 février, le nombre d’Infectés avérés en Italie
était de 231. Le lendemain, il avait grimpé à 322. Le surlendemain, à
470 ; puis à 655, à 888, à 1 128. Aujourd’hui, un 1er mars
pluvieux, il est de 1 694. Ce n’est pas ce que nous souhaiterions. Et pas
non plus ce que nous prévoyions (…). Lorsque quelque chose croît, nous
sommes enclins à penser que sa croissance sera égale jour après jour. Pour le
dire en termes mathématiques, nous nous attendons toujours à une avancée
linéaire. C’est plus fort que nous. Or, l’augmentation des cas est de plus en
plus grande. Elle semble incontrôlable. J’aurais tendance à ajouter :
c’est un des moyens que le virus a trouvés pour nous désarçonner, mais ce
serait une concession excessive à son intelligence limitée. En réalité, la
nature elle-même n’est pas structurée de façon linéaire. La nature préfère les
croissances vertigineuses, ou résolument plus douces, les exposants et les
logarithmes. La nature est par nature non linéaire. Les épidémies ne font pas
exception à la règle. Toutefois, un comportement qui ne surprend pas les
scientifiques peut atterrer tous les autres. L’augmentation des cas devient
ainsi « une explosion » ; dans les titres des journaux,
elle est « inquiétante », « dramatique », alors
qu’elle était juste prévisible. C’est la distorsion de ce qui est normal qui
engendre la peur. Les cas de Covid-19 n’augmentent pas de manière constante en
Italie ni ailleurs ; dans cette phase, ils augmentent beaucoup plus
rapidement, et cela n’a rien, mais vraiment rien, de mystérieux.
Se souhaiter le meilleur
Hier, je suis allé dîner chez des amis. C’est la dernière fois, me suis-je
dit. Quand la barre des 2 000 contagions sera franchie, je me mettrai
en quarantaine. En entrant, je n’ai embrassé personne, ce qui a un peu vexé les
convives. En réalité, ils étaient surtout perplexes. Cette épidémie semble
m’avoir pris la tête plus qu’elle ne le devrait. Je suis plutôt hypocondriaque,
je demande un soir sur deux à ma femme de me tâter le front, pourtant il ne
s’agit pas de ça. Je n’ai pas peur de tomber malade. De quoi, alors ? De
tout ce que la contagion risque de changer. De découvrir que l’échafaudage de
la civilisation que je connais est un château de cartes. J’ai peur de la table
rase, mais aussi de son contraire : que la peur passe en vain, sans
laisser de trace derrière elle. Au dîner, tout le monde répétait : « Dans
une semaine, ce sera terminé », « Mais si, tu verras, encore quelques
jours et tout retournera à la normale. » Une amie m’a demandé pourquoi
je gardais le silence. Je me suis borné à hausser les épaules, je n’avais pas
envie de jouer l’alarmiste, pis, l’oiseau de mauvais augure. Si nous n’avons
pas d’anticorps contre le CoV-2, nous en avons contre tout ce qui nous
déconcerte. Nous voulons toujours connaître les dates de début et de fin des
choses. Nous sommes habitués à imposer notre rythme à la nature, et non le
contraire. J’exige donc que la contagion s’achève dans une semaine, qu’on
retourne à la normale. Je l’exige en l’espérant. Mais, dans la contagion, nous
avons besoin de savoir ce qu’il est légitime d’espérer. Car il n’est pas dit
que se souhaiter le meilleur et se le souhaiter de la bonne façon
correspondent. Attendre l’impossible, ne serait-ce que le hautement improbable,
nous expose à une déception répétée. Le défaut de la pensée magique, dans ce
genre de crise, n’est pas tant d’être fausse que de nous conduire tout droit
vers l’angoisse.
Arrêter vraiment la contagion
« Alors, comment arrête-t‑on vraiment la contagion ?
– Par un vaccin.
– Et s’il n’y a pas de vaccin ?
– Par davantage de patience. »
Les épidémiologistes savent que le seul moyen de stopper l’épidémie est de réduire
le nombre de Susceptibles. Leur densité dans la population doit s’amenuiser de
façon à rendre la diffusion improbable. (…) Les vaccins ont le pouvoir
mathématique de nous faire passer de la catégorie Susceptibles à la catégorie
Rejetés sans que nous ayons à traverser la maladie. Ils nous intéressent parce
qu’ils nous sauvent du virus, mais ils intéressent encore plus les
infectiologues parce qu’ils nous sauvent de l’épidémie. Il ne serait même pas
nécessaire d’être tous vaccinés, il suffirait que nous le soyons selon un
pourcentage significatif, atteindre ce que l’on appelle l’« immunité
grégaire ». Or, le CoV-2 bénéficie de la chance des débutants. Il nous a
surpris impréparés et vierges, sans anticorps ni vaccin. Il est trop nouveau
pour nous. Traduite en modèle SIR, cette charge de nouveauté signifie que nous
sommes tous Susceptibles. Voilà pourquoi nous devrons résister le temps
nécessaire. Le seul vaccin dont nous disposons est une forme un peu désagréable
de prudence.
La mathématique de la prudence
Je voulais arriver à la montagne à tout prix. Ces vacances étaient une
récompense après la session d’examens. Mes amis y tenaient autant que moi, sans
compter que tout était déjà payé, l’hôtel aux Deux Alpes et même, par un excès
d’audace, le skipass hebdomadaire. A la sortie du tunnel de Salbertrand, nous
avons été pris dans une tempête de neige. Elle venait probablement de débuter,
car la chaussée était encore nette. Nous nous sommes dit : « On va
passer. » Dix kilomètres plus loin, nous étions derrière une file
d’autres voitures à l’arrêt. Nous avons monté les chaînes, avec tous les
efforts que cela implique, en particulier quand c’est la première fois. Au
moment de repartir, nous avions de la neige jusqu’aux chevilles. J’ai téléphoné
à mon père. Sur un ton très paisible, il m’a dit que, dans certaines
situations, le seul courage possible consiste à renoncer. Je lui dois cette
leçon de prudence et, plus encore, son fondement mathématique. L’excès de
vitesse a toujours compté parmi ses obsessions. Quand, sur l’autoroute, une
voiture fonçant comme un missile nous dépassait, il répétait que son conducteur
ignorait de toute évidence que la violence d’un choc n’augmente pas
proportionnellement à la vitesse, mais à son carré. J’étais enfant, je ne
disposais pas des notions indispensables pour donner un sens à cette phrase,
loin de là. Je l’ai réinterprétée des années plus tard à la lumière de la
physique. Dans la formule de l’énergie cinétique, celle d’un corps en
mouvement, ce n’est pas la vitesse qui apparaît, mais son carré :E
= 1/2 mv2 Ainsi, le choc était l’énergie, et mon père me
parlait de la différence entre une croissance linéaire et une croissance non
linéaire. Il me signalait que la pensée intuitive est parfois erronée. Faire un
excès de vitesse sur l’autoroute n’était pas plus dangereux que je ne le
croyais : c’était beaucoup, beaucoup plus dangereux.
Pied-main-bouche
A Milan, on a fermé les écoles, les universités, les musées, les théâtres,
les salles de sport. Je reçois sur mon téléphone portable des photos de la désolation
dans les rues du centre-ville. Le 15 août, un 2 mars. Ici, à Rome, on
respire encore un air de normalité, mais c’est une normalité conditionnée.
Partout, on perçoit l’arrivée du changement. La contagion a déjà compromis nos
liens. Et apporté une grande solitude : la solitude des malades dans les
unités de soins intensifs, qui communiquent à travers une vitre, et une autre,
diffuse, celle des bouches cachées derrière les masques, des regards
soupçonneux, de l’obligation de rester chez soi. Dans la contagion, nous sommes
tous libres et assignés à résidence. Une semaine avant mon douzième
anniversaire, j’ai attrapé une maladie qu’on appelle pied-main-bouche. Des
boutons sont apparus, justement, autour de mes lèvres et à mes extrémités. Je
n’avais pas de fièvre, je n’étais même pas souffrant, démangeaisons exceptées,
mais comme c’était un syndrome très contagieux, j’ai été placé dans une sorte
d’isolement domestique. Quand je quittais ma chambre, je devais enfiler des
gants en tissu blanc, tel l’homme invisible. C’était une maladie exanthématique
toute bête, et pourtant je me sentais très seul, humilié, et j’ai pleuré le
jour de mon anniversaire, je m’en souviens. Personne n’aime être exclu. Et savoir que
notre séparation du monde est transitoire ne suffit pas à effacer notre
souffrance. Nous éprouvons un besoin désespéré d’être avec les autres, parmi
les autres, à moins d’un mètre des personnes qui ont de l’importance pour nous.
C’est une exigence constante qui ressemble à la respiration.
Contre le fatalisme
L’épidémie nous encourage à nous considérer comme les membres d’une
collectivité. Elle nous oblige à accomplir un effort d’imagination auquel nous
ne sommes pas accoutumés : voir que nous sommes inextricablement reliés
les uns aux autres et tenir compte de la présence d’autrui dans nos choix
individuels. Dans la contagion, nous sommes un organisme unique. Dans la
contagion, nous redevenons une communauté. (…) Lors d’une épidémie, les
Susceptibles doivent se protéger également pour protéger les autres. Les
Susceptibles constituent aussi un cordon sanitaire. Ainsi, dans la contagion,
ce que nous faisons ou nous abstenons de faire ne nous concerne plus
exclusivement. C’est une chose que j’aimerais ne pas oublier, y compris quand
tout sera terminé. Alors je cherche une
formule concise, un slogan à mémoriser et je le trouve dans un article de Science
datant de 1972 : More Is Different (« Plus est
différent »). Philip Warren Anderson l’a écrit à propos des électrons et
des molécules, mais il parlait aussi de nous : l’effet cumulatif de nos
actions singulières sur la collectivité est différent de la somme des effets
singuliers. Si nous sommes nombreux, chacun de nos comportements a des
conséquences globales abstraites et difficiles à concevoir. Dans la contagion,
l’absence de solidarité est avant tout un manque d’imagination.
Aucun homme n’est une île
Quand j’étais au lycée, il y avait de nombreuses manifestations contre la
mondialisation. Je n’ai participé qu’à une seule d’entre elles, et j’ai été
déçu. Je n’arrivais pas à comprendre de quoi nous nous plaignions ; tout
cela était trop abstrait, trop générique. Pour être sincère, la mondialisation
ne me déplaisait pas, elle promettait de l’excellente musique, de beaux
voyages. Aujourd’hui encore, dire « mondialisation » me désoriente
comme une idée vague, protéiforme. Mais j’arrive au moins à en deviner le périmètre,
ses effets collatéraux la dessinent. Par exemple, une pandémie. Par exemple,
cette nouvelle forme de responsabilité élargie, à laquelle aucun d’entre nous
ne peut se soustraire. Vraiment aucun. Si les êtres humains qui interagissent
entre eux étaient reliés par des traits de stylo, le monde serait un unique et
gigantesque gribouillis. En 2020, même l’ermite le plus rigoureux a un
taux minimal de connexions. Nous vivons dans un graphe beaucoup, beaucoup plus
connexe, pour employer le langage mathématique. Le virus suit les traits de
stylo et arrive partout. Cette méditation galvaudée de John Donne, « aucun
homme n’est une île », prend dans la contagion une nouvelle et obscure
signification.
Au supermarché
Un de mes amis a épousé une Japonaise. Ils vivent dans la région de Milan
et ont une fillette de 5 ans. Pas plus tard qu’hier, mère et fille étaient
au supermarché, et deux types se sont mis à hurler que tout était leur faute,
qu’elles devaient retourner chez elles, en Chine. La peur nous pousse à agir
bizarrement. En 1982, année de ma naissance, le premier cas de sida était
diagnostiqué en Italie. Mon père était alors un chirurgien de 34 ans. Au
cours de cette première période, me raconte-t‑il, ses confrères et lui-même
ignoraient comment se comporter, personne ne savait exactement ce qu’était ce
virus. Quand il leur fallait opérer un patient malade, ils enfilaient deux
paires de gants. Un jour, dans la salle d’opération, une goutte de sang d’une
patiente séropositive est tombée de son bras par terre, et l’anesthésiste a
bondi en arrière en criant. C’étaient
tous des médecins, et pourtant ils avaient peur. Personne n’est vraiment à la
hauteur d’une tâche nouvelle. Dans le genre de circonstance que nous
traversons, on observe toutes sortes de réactions : rage, panique,
froideur, cynisme, incrédulité, résignation. Il suffirait de s’en souvenir pour
ne pas oublier de faire preuve d’un peu plus de prudence que d’habitude, d’un
peu plus de compassion. Et pour éviter de crier des insultes inconvenantes dans
les rayons des supermarchés. De toute façon – et au-delà de notre insurmontable
difficulté à opérer des distinctions entre les traits asiatiques –, la
contagion n’est pas entièrement « leur » faute. Si nous voulons
vraiment désigner un coupable, c’est nous.
Une prophétie trop facile
Les virus comptent parmi les nombreux réfugiés de la destruction
environnementale. A côté des bactéries, des champignons, des protozoaires. Si
nous parvenions à nous défaire d’un peu de notre égocentrisme, nous
constaterions que ce ne sont pas tant les nouveaux microbes qui viennent à
nous, c’est plutôt nous qui les débusquons. Le besoin croissant de nourriture
pousse des millions d’individus à manger des animaux auxquels il vaudrait mieux
ne pas toucher. En Afrique de l’Ouest, par exemple, la consommation de gibier
potentiellement dangereux – dont les chauves-souris, qui, dans cette région,
sont malheureusement les réservoirs du virus Ebola – est en augmentation. Les
contacts entre les chauves-souris et les gorilles, à travers lesquels Ebola
peut se transmettre facilement à l’homme, sont favorisés par la surabondance de
fruits mûrs sur les arbres, surabondance à son tour due à l’alternance de plus
en plus violente de pluies anormales et de périodes de sécheresse, elle-même
causée par le changement climatique… On
en a le vertige. Un enchaînement meurtrier de causes et d’effets. Or, les
enchaînements de ce genre, qui sont légion, requièrent une réflexion urgente de
la part d’individus de plus en plus nombreux. Car nous risquons de trouver à
leur terme une nouvelle pandémie, encore plus terrible que celle-ci. Et parce
que c’est nous, toujours nous, avec tous nos comportements, qui en sommes à
l’origine. Je me suis autorisé un peu d’emphase, au début, en affirmant que ce
qui arrive s’est déjà produit et se reproduira. Ce n’était pas une prophétie
improvisée. Ce n’était même pas une prophétie. Je peux même ajouter à présent,
impartialement, que ce qui se produit avec le Covid-19 arrivera de plus en plus
souvent. Parce que la contagion est un symptôme. L’infection réside dans
l’écologie.
Il pleut sous le soleil
Dans les années 1980, les cheveux vaporeux étaient à la mode. Des
hectolitres de laque étaient chaque jour pulvérisés dans l’air. Puis on a
découvert que les chlorofluorocarbures ouvraient un trou dans l’ozonosphère et
que, si nous n’agissions pas en conséquence, le soleil risquait de nous rôtir.
Tout le monde a changé de coiffure et l’humanité a été sauvée. Cette fois-là,
nous avons été efficaces et coopératifs. Mais le trou de l’ozone était facile à
imaginer, c’était un trou et nous sommes tous capables de visualiser un trou.
Ce qu’on nous demande aujourd’hui de concevoir est, en revanche, beaucoup plus
fuyant. Voilà un paradoxe de notre époque : alors que la réalité devient
de plus en plus complexe, nous devenons de plus en plus réfractaires à la
complexité. Prenons le changement climatique. L’augmentation de la température
de la Terre est liée aux politiques sur le prix du pétrole et à nos projets de
vacances, à l’extinction de la lumière dans le couloir et à la compétition
économique entre la Chine et les Etats-Unis ; elle est liée à la viande
que nous achetons au marché et à la déforestation sauvage. Le personnel et le
global s’entrelacent de manière si énigmatique que nous sommes épuisés avant
même d’avoir ébauché un raisonnement. (…) La seule certitude, en fin de
compte, c’est que notre cerveau ne semble pas suffisamment équipé. Mais nous
aurions intérêt à l’équiper en toute hâte. Parmi les maladies qui pourraient
bénéficier du climate change figurent, en dehors d’Ebola, la malaria, la
dengue, le choléra, la maladie de Lyme, le virus du Nil occidental et même la
diarrhée, qui, si elle représente une gêne négligeable chez nous, constitue
ailleurs un péril très sérieux. Le monde s’apprête à se conchier. La contagion
est donc une invitation à réfléchir. La quarantaine en offre l’occasion.
Réfléchir à quoi ? Au fait que nous n’appartenons pas seulement à la
communauté humaine. Nous sommes l’espèce la plus envahissante d’un fragile et
superbe écosystème.
Parasites
Je passe mes étés dans le Salento, à la pointe sud-est de la région des
Pouilles. Quand, de loin, je pense à ces lieux, et cela m’arrive souvent, les
oliviers me viennent aussitôt à l’esprit. Sur la route qui mène d’Ostuni à la
mer, il y a des spécimens si anciens et si majestueux qu’on n’a pas
l’impression d’avoir affaire à des végétaux. Ils ont des troncs expressifs, ils
paraissent sensibles. J’ai parfois cédé, moi aussi, au désir magique d’en
étreindre un pour lui voler un peu de sa force. Xylella fastidiosa a fait irruption
près de Gallipoli en 2010. De là, elle a entamé sa marche patiente vers le
nord, infectant les oliviers, kilomètre après kilomètre. Au début, leur
feuillage semblait avoir été brûlé par le soleil, mais, avec le temps, les
arbres se sont transformés en squelettes. L’été dernier, en roulant sur la voie
express de Brindisi à Lecce, j’ai vu des cimetières d’arbres gris. Et pourtant,
dix années n’ont pas suffi à mettre tout le monde d’accord. Xylella existe.
Non, Xylella n’existe pas. (…) Entre-temps, le parasite avance,
il se multiplie tranquillement. Il apparaît à Antibes, en Corse, à Majorque. Xylella
aime les vacances.
Experts
4 mars. Le gouvernement vient d’annoncer la fermeture des écoles dans
toute l’Italie, et je me suis déjà disputé avec deux ou trois personnes. Dans
la contagion, on se dispute surtout à propos de la différence entre le Covid-19
et la grippe saisonnière. Mais aussi à propos des mesures de confinement,
jugées trop faibles ou excessives. Il en est ainsi depuis le début : il y
a, d’un côté, les gens qui soulignent la propension du virus à vous envoyer à
l’hôpital ; de l’autre, ceux qui en parlent comme d’un rhume très
surévalué. Ceux qui disent de se laver les mains un peu plus souvent que
d’habitude, rien de plus, et ceux qui demandent que le pays entier soit placé
en quarantaine. « Selon les experts », « la parole aux
experts », « mais les experts pensent que ». « Ce qui
est sacré dans la science, c’est la vérité », écrivait Simone Weil.
Mais quelle est la vérité lorsqu’on interroge les mêmes données, partage les
mêmes modèles et arrive à des conclusions opposées ? Dans la contagion, la
science nous a déçus. Nous voulions des certitudes et nous avons trouvé des
opinions. Nous avons oublié que cela marche toujours ainsi, ou plutôt que cela
ne marche qu’ainsi, que le doute est pour la science encore plus sacré que la
vérité. A présent, cela ne nous intéresse pas. Nous regardons les spécialistes
se quereller, comme des enfants assistant aux disputes de leurs parents, de bas
en haut. Puis nous nous querellons entre nous.
Le dieu Pan
Quand les quotidiens ont décidé de ne plus publier le
nombre des contagions sur leur page d’accueil, j’ai éprouvé un sentiment de
mécontentement et de trahison. J’ai commencé à en consulter d’autres. Dans la
contagion, l’information transparente n’est pas un droit : c’est une
prophylaxie essentielle. Plus un Susceptible est informé – sur les
chiffres, les lieux, la concentration de patients dans les hôpitaux –, plus son
attitude sera appropriée au contexte. (…) Et pourtant, dès les
premiers jours, on a accusé les chiffres de semer la panique. Mieux valait donc
les occulter, ou trouver une méthode de calcul pour les minimiser. Quitte à
s’apercevoir juste après que, de la sorte, la panique se déchaînait
vraiment : si l’on nous cache la vérité, c’est que les choses sont
beaucoup plus graves qu’il n’y paraît. Au bout de deux jours, les chiffres ont
ressurgi sur les pages d’accueil, et y sont restés. Ces dérapages sont
le signe d’une relation irrésolue. D’un triangle sentimental qui s’est
apparemment enrayé dans la modernité, où citoyens, institutions et experts sont
incapables de s’aimer. Si les institutions se fient aux experts, elles
ne se fient pas autant à nous autres citoyens, à notre résistance émotive. Les
experts n’ont pas non plus une grande confiance en nous, ils nous parlent d’une
façon trop simple, que nous jugeons suspecte. Quant aux institutions, nous les
soupçonnions déjà avant et nous continuerons de les soupçonner ensuite. Voilà
pourquoi nous souhaiterions nous rapprocher des experts, mais nous les voyons
vaciller. Dans l’incertitude, nous finissons par adopter des comportements
encore pires, attirant la méfiance sur nous. Le virus a révélé ce cercle
vicieux, une boucle de méfiance qui se produit presque chaque fois que la
science effleure notre quotidien. C’est de cette boucle, non des chiffres, que
naît la panique. D’ailleurs, la panique est une invention circulaire du
dieu Pan. Il arrivait au dieu de pousser des hurlements si forts que sa propre
voix l’effrayait et qu’il partait en courant, terrifié par lui-même.
Compter les jours
(…) Tandis que l’épidémie progresse, se rapprochant des
100 000 contagions, j’assiste à l’effritement de mon calendrier. Le
mois de mars ne sera pas conforme aux prévisions. Nous verrons ce qu’il en sera
d’avril. C’est une sensation étrange de perte de contrôle, je n’y suis pas
habitué, mais je ne m’y oppose pas non plus. Il n’y a pas un seul de ces
rendez-vous qui ne puisse être reporté ou annulé sans regrets. Nous faisons
face à quelque chose de plus grand qui mérite notre attention et notre respect.
Qui exige tous les sacrifices et toute la responsabilité dont nous sommes
capables. Cette crise est en étroite relation avec le temps. Avec notre façon
d’organiser, de tordre, de subir le temps. Nous sommes à la merci d’une force
microscopique qui a l’arrogance de prendre des décisions à notre place. Nous
nous retrouvons comprimés et rageurs, comme prisonniers d’un embouteillage,
mais sans qu’il y ait personne autour de nous. Dans cet étau invisible, nous
aimerions retourner à la normalité, nous devinons que nous en avons le droit.
Soudain, la normalité est ce que nous avons de plus sacré, nous ne lui avions
jamais accordé autant d’importance et, si nous y réfléchissons attentivement,
nous ne savons même pas très bien en quoi elle consiste : elle est ce que
nous exigeons qu’on nous rende. Or, la
normalité est suspendue, et personne n’est en mesure de prévoir jusqu’à quand.
Le temps de l’anomalie est venu, nous devons apprendre à vivre dans cette
anomalie, à trouver des raisons de l’accueillir qui ne soient pas uniquement la
peur de mourir. Il est peut-être vrai que les virus sont privés d’intelligence,
cependant ils sont en cela plus habiles que nous : ils ont la capacité de
muter rapidement, de s’adapter. Nous avons intérêt à en prendre de la graine (…).
Le psaume 90 renferme une invocation qui me revient souvent à l’esprit en ces
heures : « Enseigne-nous à bien compter nos jours, afin que nous
appliquions notre cœur à la sagesse. » Si elle me revient à l’esprit,
c’est peut-être parce que, dans l’épidémie, nous n’arrêtons pas de compter.
Nous comptons les malades et les guérisons, nous comptons les morts, nous
comptons les hospitalisations et les matinées de classe perdues, nous comptons
les milliards brûlés par les Bourses, les masques vendus et les heures qui nous
séparent du résultat du test ; nous comptons les kilomètres qui nous
éloignent du foyer de contagion et les chambres d’hôtel annulées, nous comptons
nos liens, nos renoncements. Nous comptons et nous recomptons les jours,
surtout les jours, les jours qui s’écouleront avant la fin de l’urgence. J’ai toutefois
l’impression que le psaume nous suggère une autre attitude : enseigne-nous
à bien compter nos jours pour que nous donnions de la valeur à nos jours. A
tous, y compris à ceux qui nous apparaissent seulement comme un intervalle
pénible.
Nous pouvons nous dire que le Covid-19 est un accident isolé, une disgrâce
ou un fléau, crier que c’est entièrement leur faute. Rien ne nous en empêche.
Ou alors, nous pouvons nous efforcer d’attribuer un sens à la contagion. Faire
un meilleur usage de ce laps de temps, nous en servir pour méditer ce que la
normalité nous empêche de méditer : comment nous en sommes arrivés là,
comment nous aimerions reprendre le cours de notre vie. Compter les jours.
Appliquer notre cœur à la sagesse. Ne pas permettre que toute cette souffrance
passe en vain. Paolo
Giordano
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