Edgar Allan
Poe : L’Homme des foules Traduction par Charles Baudelaire. Nouvelles Histoires extraordinaires, 1884
Edgard Allan Poe Charles Baudelaire
L'Homme des foules (The Man of the Crowd) est une
nouvelle écrite par Edgar Allan Poe et publiée pour la première
fois en décembre 1840
dans les revues littéraires Burton's Gentleman's Magazine et Atkinson's
Casket.
L’HOMME DES FOULES.
Ce grand malheur de ne pouvoir être seul.
La Bruyère.
On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lasst sich nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne
veulent pas être dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits, tordant les
mains des spectres qui les confessent et les regardant pitoyablement dans les
yeux ; — des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des
convulsions dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent
pas être révélés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte
un fardeau d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger que dans le
tombeau. Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée.
Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir d’automne, j’étais assis
devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres. Pendant quelques mois,
j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, je me trouvais dans
une de ces heureuses dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui,
— dispositions où l’appétence morale est merveilleusement aiguisée, quand la
taie qui recouvrait la vision spirituelle est arrachée, l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν, —
où l’esprit électrisé dépasse aussi prodigieusement sa puissance journalière
que la raison ardente et naïve de Leibniz l’emporte sur la folle et molle
rhétorique de Gorgias. Respirer seulement, c’était une jouissance, et je tirais
un plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine. Chaque
chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de curiosité. Un cigare à la
bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais amusé, pendant la plus grande
partie de l’après-midi, tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à
observer la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les
vitres voilées par la fumée.
Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait été
pleine de monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule
s’accrut de minute en minute ; et, quand tous les réverbères furent
allumés, deux courants de la population s’écoulaient, épais et continus, devant
la porte. Je ne m’étais jamais senti dans une situation semblable à celle où je
me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de
têtes humaines me remplissait d’une délicieuse émotion toute nouvelle. À la
longue, je ne fis plus aucune attention aux choses qui se passaient dans
l’hôtel, et je m’absorbai dans la contemplation de la scène du dehors.
Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je
regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que dans
leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis au détail, et j’examinai
avec un intérêt minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette,
d’air, de démarche, de visage et d’expression physionomique.
Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et
propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à
travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux
vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils
ne montraient aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et
se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets
dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et
gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude
innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces
gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs
gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage
des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient
abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. — Dans ces
deux vastes classes d’hommes, au delà de ce que je viens de noter, il n’y avait
rien de bien caractéristique. Leurs vêtements appartenaient à cet ordre qui est
exactement défini par le terme : décent. C’étaient indubitablement des
gentilshommes, des marchands, des attorneys, des fournisseurs, des agioteurs, —
les eupatrides et l’ordinaire banal de la société, — hommes de loisir et hommes
activement engagés dans des affaires personnelles, et les conduisant sous leur
propre responsabilité. Ils n’excitèrent pas chez moi une très grande attention.
La race des commis sautait aux yeux, et, là, je distinguai deux divisions
remarquables. Il y avait les petits commis des maisons à esbrouffe, —
jeunes messieurs serrés dans leurs habits, les bottes brillantes, les cheveux
pommadés et la lèvre insolente. En mettant de côté un certain je ne sais quoi
de fringant dans les manières qu’on pourrait définir genre calicot,
faute d’un meilleur mot, le genre de ces individus me parut un exact fac-similé
de ce qui avait été la perfection du bon ton douze ou dix-huit mois auparavant.
Ils portaient les grâces de rebut de la gentry ; — et cela, je crois,
implique la meilleure définition de cette classe.
Quant à la classe des premiers commis de maisons solides, ou des steady old fellows, il était impossible de s’y méprendre. On les reconnaissait à leurs habits
et pantalons noirs ou bruns, d’une tournure confortable, à leurs cravates et à
leurs gilets blancs, à leurs larges souliers d’apparence solide, avec des bas
épais ou des guêtres. Ils avaient tous la tête légèrement chauve, et l’oreille
droite, accoutumée dès longtemps à tenir la plume, avait contacté un singulier
tic d’écartement. J’observai qu’ils ôtaient ou remettaient toujours leurs
chapeaux avec les deux mains, et qu’ils portaient des montres avec de courtes
chaînes d’or d’un modèle solide et ancien. Leur affectation, c’était la
respectabilité, — si toutefois il peut y avoir une affectation aussi honorable.
Il y avait bon nombre de ces individus d’une apparence brillante que je
reconnus facilement pour appartenir à la race des filous de la haute pègre
dont toutes les grandes villes sont infestées. J’étudiai très curieusement
cette espèce de gentry, et je trouvai difficile de comprendre comment ils pouvaient être pris pour
des gentlemen par les gentlemen eux-mêmes. L’exagération de leurs manchettes,
avec un air de franchise excessive, devait les trahir du premier coup.
Les joueurs de profession — et j’en découvris un grand nombre — étaient
encore plus aisément reconnaissables. Ils portaient toutes les espèces de
toilettes, depuis celle du parfait maquereau, joueur de gobelets, au
gilet de velours, à la cravate de fantaisie, aux chaînes de cuivre doré, aux
boutons de filigrane, jusqu’à la toilette cléricale, si scrupuleusement simple,
que rien n’était moins propre à éveiller le soupçon. Tous cependant se
distinguaient par un teint cuit et basané, par je ne sais quel obscurcissement
vaporeux de l’œil, par la compression et la pâleur de la lèvre. Il y avait, en
outre, deux autres traits qui me les faisaient toujours deviner : un ton
bas et réservé dans la conversation, et une disposition plus qu’ordinaire du
pouce à s’étendre jusqu’à faire angle droit avec les doigts. — Très souvent, en
compagnie de ces fripons, j’ai observé quelques hommes qui différaient un peu
par leurs habitudes ; cependant, c’étaient toujours des oiseaux de même
plumage. On peut les définir : des gentlemen qui vivent de leur esprit.
Ils se divisent, pour dévorer le public, en deux bataillons, — le genre dandy
et le genre militaire. Dans la première classe, les caractères principaux sont
longs cheveux et sourires ; et dans la seconde, longues redingotes et
froncements de sourcils.
En descendant l’échelle de ce qu’on appelle gentility, je trouvai des sujets
de méditation plus noirs et plus profonds. Je vis des colporteurs juifs avec
des yeux de faucon étincelants dans des physionomies dont le reste n’était
qu’abjecte humilité ; de hardis mendiants de profession bousculant des
pauvres d’un meilleur titre, que le désespoir seul avait jetés dans les ombres
de la nuit pour implorer la charité ; des invalides tout faibles et
pareils à des spectres sur qui la mort avait placé une main sûre, et qui
clopinaient et vacillaient à travers la foule, regardant chacun au visage avec
des yeux pleins de prières, comme en quête de quelque consolation fortuite, de
quelque espérance perdue ; de modestes jeunes filles qui revenaient d’un
labeur prolongé vers un sombre logis, et reculaient plus éplorées qu’indignées
devant les œillades des drôles dont elles ne pouvaient même pas éviter le
contact direct ; des prostituées de toute sorte et de tout âge, —
l’incontestable beauté dans la primeur de sa féminéité, faisant rêver de la
statue de Lucien dont la surface était de marbre de Paros et l’intérieur rempli
d’ordures, — la lépreuse en haillons, dégoûtante et absolument déchue, — la
vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée, surchargée de bijouterie, faisant un
dernier effort vers la jeunesse, — la pure enfant à la forme non mûre, mais
déjà façonnée par une longue camaraderie aux épouvantables coquetteries de son
commerce, et brûlant de l’ambition dévorante d’être rangée au niveau de ses
aînées dans le vice ; des ivrognes innombrables et indescriptibles.
Ceux-ci déguenillés, chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les
yeux ternes, — ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie
légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces rubicondes et
sincères, — d’autres vêtus d’étoffes qui jadis avaient été bonnes, et qui
maintenant encore étaient scrupuleusement brossées, — des hommes qui marchaient
d’un pas plus ferme et plus élastique que nature, mais dont les physionomies
étaient terriblement pâles, les yeux atrocement effarés et rouges, et qui, tout
en allant à grands pas à travers la foule, agrippaient avec des doigts
tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur portée ; et puis des
pâtissiers, des commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs ;
des joueurs d’orgue, des montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux
qui vendaient avec ceux qui chantaient ; des artisans déguenillés et des
travailleurs de toute sorte épuisés à la peine, — et tous pleins d’une activité
bruyante et désordonnée qui affligeait par ses discordances et apportait à
l’œil une sensation douloureuse.
À mesure que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt de la scène
s’approfondissait aussi pour moi ; car non seulement le caractère général
de la foule était altéré (ses traits les plus nobles s’effaçant avec la
retraite graduelle de la partie la plus sage de la population, et les plus
grossiers venant vigoureusement en relief, à mesure que l’heure plus avancée
tirait chaque espèce d’infamie de sa tanière), mais les rayons des becs de gaz,
faibles d’abord quand ils luttaient avec le jour mourant, avaient maintenant
pris le dessus et jetaient sur toutes choses une lumière étincelante agitée.
Tout était noir, mais éclatant — comme cette ébène à laquelle on a comparé le
style de Tertullien.
Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les figures des
individus ; et, bien que la rapidité avec laquelle ce monde de lumière
fuyait devant la fenêtre m’empêchât de jeter plus d’un coup d’œil sur chaque
visage, il me semblait toutefois que, grâce à ma singulière disposition morale,
je pouvais souvent lire dans ce bref intervalle d’un coup d’œil l’histoire de
longues années.
Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand
soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de
soixante-cinq à soixante et dix ans), — une physionomie qui tout d’abord arrêta
et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son
expression. Jusqu’alors, je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette
expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien que ma première
pensée, en le voyant, fut que Retzch, s’il l’avait contemplé, l’aurait
grandement préféré aux figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon.
Comme je tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de former
une analyse quelconque du sentiment général qui m’était communiqué, je sentis
s’élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste
intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de
méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive
terreur, d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement éveillé,
saisi, fasciné. « Quelle étrange histoire, me dis-je à moi-même, est
écrite dans cette poitrine ! » Il me vint alors un désir ardent de ne
pas perdre l’homme de vue, — d’en savoir plus long sur lui. Je mis
précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma canne, je me jetai dans
la rue, et me poussai à travers la foule dans la direction que je lui avais vu
prendre ; car il avait déjà disparu. Avec un peu de difficulté, je parvins
enfin à le découvrir, je m’approchai de lui et le suivis de très près, mais
avec de grandes précautions, de manière à ne pas attirer son attention.
Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de petite
taille, très maigre et très faible en apparence. Ses habits étaient sales et
déchirés ; mais, comme il passait de temps à autre dans le feu éclatant
d’un candélabre, je m’aperçus que son linge, quoique sale, était d’une belle
qualité ; et, si mes yeux ne m’ont pas abusé, à travers une déchirure du
manteau, évidemment acheté d’occasion, dont il était soigneusement enveloppé,
j’entrevis la lueur d’un diamant et d’un poignard. Ces observations
surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de suivre l’inconnu partout où il lui
plairait d’aller.
Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais
s’abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et
continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui fut
agitée tout entière d’un nouveau mouvement, et se déroba sous un monde de
parapluies. L’ondulation, le coudoiement, le brouhaha, devinrent dix fois plus
forts. Pour ma part, je ne m’inquiétai pas beaucoup de la pluie, — j’avais
encore dans le sang une vieille fièvre aux aguets, pour qui l’humidité était
une dangereuse volupté. Je nouai un mouchoir autour de ma bouche, et je tins
bon. Pendant une demi-heure, le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté
à travers la grande artère, et je marchais presque sur ses talons dans la
crainte de le perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder
derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une rue
traversière, qui, bien que remplie de monde, n’était pas aussi encombrée que la
principale qu’il venait de quitter. Ici, il se fit un changement évident dans
son allure. Il marcha plus lentement, avec moins de décision que tout à
l’heure, — avec plus d’hésitation. Il traversa et retraversa la rue
fréquemment, sans but apparent ; et la foule était si épaisse, qu’à chaque
nouveau mouvement j’étais obligé de le suivre de très près. C’était une rue
étroite et longue, et la promenade qu’il y fit dura près d’une heure, pendant
laquelle la multitude des passants se réduisit graduellement à la quantité de
gens qu’on voit ordinairement à Broadway, près du parc, vers midi, — tant est
grande la différence entre une foule de Londres et celle de la cité américaine
la plus populeuse. Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée
et débordante de vie. La première manière de l’inconnu reparut. Son
menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses
sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui l’enveloppaient. Il
pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je m’aperçus toutefois avec
surprise, quand il eut fait le tour de la place, qu’il retournait sur ses pas.
Je fus encore bien plus étonné de lui voir recommencer la même promenade
plusieurs fois : — une fois, comme il tournait avec un mouvement brusque,
je faillis être découvert.
À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous fûmes
beaucoup moins empêchés par les passants qu’au commencement. La pluie tombait
dru, l’air devenait froid, et chacun rentrait chez soi. Avec un geste
d’impatience, l’homme errant passa dans une rue obscure, complètement déserte.
Tout le long de celle-ci, un quart de mille à peu près, il courut avec une
agilité que je n’aurais jamais soupçonnée dans un être aussi vieux, — une
agilité telle que j’eus beaucoup de peine à le suivre. En quelques minutes,
nous débouchâmes sur un vaste et tumultueux bazar. L’inconnu avait l’air
parfaitement au courant des localités, et il reprit encore une fois son allure
primitive, se frayant un chemin ça et là, sans but, parmi la foule des
acheteurs et des vendeurs.
Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet endroit,
il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue sans attirer son
attention. Par bonheur je portais des claques en caoutchouc, et je pouvais
aller et venir sans faire le moindre bruit. Il ne s’aperçut pas un seul instant
qu’il était épié. Il entrait successivement dans toute les boutiques, ne
marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard
fixe, effaré, vide. J’étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite,
et je pris la ferme résolution de ne pas le quitter avant d’avoir satisfait en
quelque façon ma curiosité à son égard.
Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde
désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet, coudoya
le vieux homme, et à l’instant même je vis un violent frisson parcourir tout
son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un instant avec anxiété autour
de lui, puis fila avec une incroyable vélocité à travers plusieurs ruelles
tortueuses et désertes, jusqu’à ce que nous aboutîmes de nouveau à la grande
rue d’où nous étions partis, — la rue de l’hôtel D… Cependant, elle n’avait
plus le même aspect. Elle était toujours brillante de gaz ; mais la pluie
tombait furieusement, et l’on n’apercevait que de rares passants. L’inconnu
pâlit. Il fit quelques pas d’un air morne dans l’avenue naguère
populeuse ; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de
la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins détournés,
arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au moment de le
fermer, et le public s’écoulait par les portes. Je vis le vieux homme ouvrir la
bouche, comme pour respirer et se jeter parmi la foule ; mais il me sembla
que l’angoisse profonde de sa physionomie était en quelque sorte calmée. Sa
tête tomba de nouveau sur sa poitrine ; il apparut tel que je l’avais vu
la première fois. Je remarquai qu’il se dirigeait maintenant du même côté que
la plus grande partie du public, — mais, en somme, il m’était impossible de
rien comprendre à sa bizarre obstination.
Pendant qu’il marchait, le public se disséminait ; son malaise et ses
premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de très
près un groupe de dix ou douze tapageurs ; peu à peu, un à un, le nombre
s’éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent ensemble, dans une
ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L’inconnu fit une pause, et pendant
un moment parut se perdre dans ses réflexions ; puis, avec une agitation
très marquée, il enfila rapidement une route qui nous conduisit à l’extrémité
de la ville, dans des régions bien différentes de celles que nous avions
traversées jusqu’à présent. C’était le quartier le plus malsain de Londres, où
chaque chose porte l’affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du
vice incurable. À la lueur accidentelle d’un sombre réverbère, on apercevait
des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de
si nombreuses et si capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au
milieu d’elles l’apparence d’un passage. Les pavés étaient éparpillés à
l’aventure, repoussés de leurs alvéoles par le gazon victorieux. Une horrible
saleté croupissait dans les ruisseaux obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait
de désolation. Cependant, comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se
ravivèrent clairement et par degrés ; et enfin de vastes bandes d’hommes,
les plus infâmes parmi la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes ça et
là. Le vieux homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui
est près de son agonie. Une fois encore il s’élança en avant d’un pas
élastique. Tout à coup, nous tournâmes au coin ; une lumière flamboyante
éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples
suburbains de l’Intempérance, — un des palais du démon Gin.
C’était presque le point du jour ; mais une foule de misérables
ivrognes se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte.
Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au milieu,
reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue dans tous les
sens, sans but apparent. Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait
à cet exercice, quand un grand mouvement dans les portes témoigna que l’hôte
allait les fermer en raison de l’heure. Ce que j’observai sur la physionomie du
singulier être que j’épiais si opiniâtrement fut quelque chose de plus intense
que le désespoir. Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une
énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres.
Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un effroyable
étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un
intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous
poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore atteint le
rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’hôtel D…, celle-ci
présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque égal à ce que
j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion
toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu.
Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne
sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du second soir
approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit
devant l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas
attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à
le poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.
« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie
du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il
serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de
ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ[1], et peut-être est-ce
une des grandes miséricordes de Dieu que es
lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas lire. »
Hortulus animæ, cum oratiunculis aliquibus
superadditis, de Grünninger. — E. A. P.
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